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mardi 14 juin 2016

Elsa Pépin permet de voir les autres différemment

ELSA PÉPIN ÉTONNE, dans Les sanguines, avec des femmes qui portent l’ombre et la lumière. Un texte fort, intelligent qui emprunte des sentiers peu fréquentés et ébranle le confort de son moi que l’on voit souvent comme une forteresse imprenable. Il est possible de se glisser dans l’autre en donnant du sang ou en consentant à une greffe. Artistiquement, cette fusion se fait par le rapt systématique d’un tableau ou d’un texte. Comment approcher l’autre tout en demeurant soi, exister et s’épanouir sans porter ombrage à ses proches ? L’auteure m’a fait voir autrement les attaches qui nous lient à la communauté. Tous ces gens qui vivent souvent dans l’indifférence les uns des autres, mais qui sont peut-être un seul et même organisme vivant.

La sanguine est un genre de craie faite à base d’oxyde de fer qui permet de dessiner et donne une belle couleur rouge. C’est un fruit aussi, mais dans le roman d’Elsa Pépin, je serais tenté d’y voir une autre signification. Ce peut être le sang de certains individus qu’il est possible d’échanger par voie de transfusion. Un phénomène bien connu maintenant. Il n’en a pas toujours été ainsi et il est fort intéressant de prendre conscience des recherches qui ont mené à la classification du sang. On le sait maintenant. Des individus peuvent échanger leur sang et d’autres, au contraire, ne peuvent pas. Les partages sont d’un autre ordre dans le monde artistique. Il est possible de dérober la manière d’un peintre, son regard et son talent en le copiant.
Sarah est celle que l’on ne remarque jamais dans une rencontre parce qu’elle préfère  demeurer en retrait. Elle a pourtant un regard et un talent exceptionnel. Elle copie les maîtres, les grandes œuvres, examine les tableaux dans leur texture, leur pigmentation, leur ADN, je dirais, pour saisir le langage du peintre et sa réalité. Elle étudie Judith et Holopherne du Caravage, un tableau saisissant où une jeune femme tranche la tête d’un homme (ennemi ou amant) par vengeance. La composition, le jeu de l’ombre et de la lumière, tout retient son attention.

Holopherne, bouche ouverte, le regard suppliant, renversé vers le ciel, cherche à voir Judith la meurtrière, veuve blanche étrangement calme devant le sang qui gicle. Derrière elle, une vieille servante observe, complice, la jeune femme accomplissant son devoir, et porte le sac destiné à récupérer l’offrande. Le fluide écarlate jaillit en trois jets sur l’oreiller et le drap. La tête s’apprête à tomber, la vie est suspendue à un fil invisible. L’agonisant semble rayonner aux côtés de la tueuse, éteinte et résignée. L’expression d’Holopherne est proche de la jouissance. Il toise la mort, il renaît, éclaboussant de vie les personnages du tableau. (p.9)

Un lien inquiétant unit le bourreau et la victime. La lumière porte la jeune femme et la servante. Curieusement, Holopherne n’offre aucune résistance devant celle qui tient sa vie entre ses mains.
Ce n’est pas pour rien que le roman d’Elsa Pépin s’ouvre sur une description minutieuse du tableau du Caravage, de cette scène où la vie et la mort se touchent dans une danse troublante. Il y a de nombreux retours dans Les sanguines, des miroirs qui se reflètent et nous poussent souvent vers l’autre. Des liens étranges qui, parfois, vous rapprochent ou vous éloignent.

Entre Judith et Holopherne se déploie le grand jeu des duels élémentaires. Éclairée par une lumière crue provenant d’un unique point surélevé, un soleil ou une lampe, la femme, immaculée, se détache du fond d’encre noire. La veuve venge son peuple, décapitant le général assyrien sous un violent éclairage latéral qui traverse la pièce. L’obscurité du monde terrestre rivalise avec la lumière divine jetée sur la vengeresse légitime. L’ambiguïté des bourreaux et des victimes du Caravage, leur lutte presque érotique pour vivre et tuer fascinent la copiste. (p.10)


SOEURS

Avril a toujours capté toute la lumière. Elle profite de son pouvoir jusqu’au jour où la maladie frappe. Leucémie grave et mort à court terme. Il faut une greffe de la moelle épinière pour penser survivre. Il faut surtout un donneur compatible.
Sarah peut sauver la vie de sa sœur même si toutes les apparences semblent dire le contraire. Elles sont la lumière et l’ombre dans le tableau du Caravage. L’astre solaire peut survivre grâce à celle qui se tient dans la nuit. Les sœurs peuvent partager leur vie comme le présent le plus précieux qui soit…
Sarah prend du temps avant de dire oui à la greffe. Le don de soi, ce souffle de vie ne se fait pas spontanément… Accepter « de passer » dans le corps d’un autre n’est pas une décision facile à prendre. On peut se sentir menacé en donnant une partie de soi à l’autre… Pensez un moment à une situation où l’un de vos reins, de vos poumons ou votre moelle épinière se retrouvent dans le corps d’un autre. La peur aussi, les craintes malgré tous les propos rassurants des médecins…
Le donneur est cet être anonyme qui offre une parcelle de son être par pure générosité, dans la plus belle abnégation. Sarah se soumet à des tests, accepte d’aller vers cette sœur fugitive, de casser son armure. Pendant ses démarches, elle rencontre Victor, un malade qui lutte contre le cancer et rédige l’histoire du sang, s’attarde aux théories qui ont obsédé des chercheurs et ont permis, après bien des errances, de classifier le sang. Ce travail nous entraîne dans les recherches qui ont permis de découvrir le fonctionnement du cœur et la circulation du sang dans l’organisme. Certaines idées peuvent sembler étranges maintenant. Donner le sang d’un animal par exemple à un individu qui souffre de problèmes psychologiques pour le guérir. Pourtant plusieurs y ont cru. Les saignées ont été populaires dans l’histoire de la médecine et Molière se moque des médecins, en fait des personnages caricaturaux qui utilisent à peu près toujours les mêmes procédés pour tenter de guérir les maux physiques et psychiques.
 
Les cellules se multiplient et se connectent toutes. Quand deux corps s’unissent, des milliers de cellules s’échangent, se mêlent, portent en puissance la vie. L’échange des sangs aussi rapproche. Tous les êtres sont liés les uns aux autres par la cellule. Chacun a le pouvoir de ressusciter ses proches, mais la plupart des gens préfèrent s’occuper de leur propre petit cas. Chacun pour soi jusque dans la mort. (p.43)

Le médecin d’origine autrichienne Karl Landsteiner, en 1900, découvre que les globules rouges du sang sont dotés d’antigènes particuliers. Il parle des antigènes A, B et AB. Cette classification a permis d’effectuer des transfusions sanguines en toute sécurité. Il a fallu bien des expériences et des recherches pour en arriver là. Mais qui se souvient de ceux et celles qui ont donné de leur sang à ce chercheur tout au long de son travail... Cette offrande unique se fait toujours dans l’anonymat et demande une abnégation. formidable Des hommes et des femmes donnent la vie à un receveur qu’ils ne connaissent pas, ne rencontreront jamais. Quel don fantastique !

RENCONTRE

Sarah peut sauver Avril. Elle est Judith qui tient le poignard et peut la vie et la mort. Elle est si étrangère à cette sœur qui n’a jamais semblé prendre conscience de son existence. Sarah n’a su jusqu’à maintenant que se tenir dans l’ombre, que copier les grands maîtres. Sa relation trouble avec Baptiste lui a fait perdre son identité. Il lui a volé son talent, son savoir-faire pour devenir célèbre.
Tout bascule. Avril comprend qu’elle n’est pas l’astre autour duquel tous les êtres tournent. Elle doit accepter sa fragilité, que sa vie dépend de sa sœur qu’elle a toujours ignorée.
Sarah sort de l’arrière-scène. Elle qui n’a jamais voulu d’enfants, se retrouve devant les filles de sa sœur qu’elle doit apprivoiser. Elle trouve sa vraie nature et s’affirme, devient une artiste capable d’affronter ses ombres et ses embellies. Avril comprend enfin que trop de lumière aveugle et qu’un sujet est présent grâce à l’obscurité qui le rend visible. La lumière a besoin de l’ombre comme le souffle a besoin de l’air.

QUESTION

Elsa Pépin réfléchit à l’individualité, aux contacts avec les autres, à nos dépendances et nos aspects obscurs et rayonnants. Qui est compatible avec nous ? Qui nous repousse ? Pourquoi certains êtres captent toute la lumière quand d’autres marchent dans l’ombre ?
Un roman touchant qui nous fait voir les humains autrement. Le secret de la vie, de la grande chaîne humaine, repose peut-être sur un souffle que l’on donne pour que la vie soit aujourd’hui et demain.
Le don de soi ouvre les horizons de l’humanité, de la création et de l’art aussi. Il y a de quoi voyager longtemps dans ce roman d’une profonde humanité, qui fait la part belle aux donneurs, à ceux et celles qui se font discrets dans l’acte le plus généreux qui soit. Des héros que nous ignorons la plupart du temps.

LES SANGUINES d’Elsa Pépin est paru chez Alto, 168 pages, 21,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : EUX, CES INSTANTS D’ARRIÈRE-COUR de REINE-AIMÉE CÔTÉ publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

lundi 6 juin 2016

Qui entend les hurlements qui viennent du Nord

Une version de cette chronique est parue
dans Lettres québécoises, Été 2016,
numéro 162.
LE NORD DU QUÉBEC est un territoire de plus en plus présent dans la littérature québécoise. Il a été longtemps un espace dont on ne parlait pas et dont on rêvait. Yves Thériault, avec Agaguk, a été un précurseur en situant l’intrigue de son roman dans ces territoires hostiles et sauvages. C’était en 1958. D’autres écrivains ont suivi. Je pense à Paul Bussières avec Qui donc va consoler Mingo, un roman intense, une histoire d’amour et de vengeance. Jean Désy vient rapidement dans la liste. Ce coureur du froid a écrit sur ce vaste territoire, le sillonnant en amoureux qu’il est de ces espaces où l’humain fait face à une autre dimension. Un monde pour les aventuriers qui veulent connaître l’envers d’un Québec mal connu et souvent réduit à sa partie sud. Juliana Léveillé-Trudel présente un Nord miné par l’alcool, les drogues et la présence des hommes du Sud qui débarquent avec armes et bagages, séduisent des jeunes femmes, souvent des adolescentes, pour les quitter à l’automne dans le désarroi, la colère et la douleur.

Le Nord fait encore rêver les politiciens, surtout depuis la construction des grands barrages de la Baie James pour la production d’électricité. Symbole aussi d’argent vite fait et de prospérité pour les travailleurs. Un pays qui fait saliver les gouvernements qui imaginent une ruée vers les trésors miniers, créant ainsi un nouveau Klondike où tout est possible. Il semble que nous ayons toujours besoin d’un territoire où il est possible de rêver d'un recommencement, de tout changer et d’en revenir couvert d’or et d’argent. Le Nord-du-Québec est l’un de ces derniers espaces où le rêve et le fantasme peuvent encore germer. Les Inuit en particulier, subissent l’envahisseur en silence. Il arrive en avion avec ses machines, ses projets et des substances qui leur fait perdre contact avec leur réalité. Quand on n’a plus aucune emprise sur son environnement et son réel, il reste à s’aventurer dans le rêve et les illusions.
La narratrice de Nirliit s’occupe des enfants pendant les jours sans nuit de l'été où ils sont abandonnés à eux-mêmes et errent partout. Les travailleurs sont revenus avec les outardes, provoquant des remous dans la communauté, une certaine fébrilité. Ces mâles fascinent les jeunes femmes comme la flamme attire les papillons. L’aventure, le différent, le rêve de bousculer un quotidien tellement monotone. Une chance de croire que l’avenir peut échapper aux balises qu’elles connaissent. Ils sont tellement différents des hommes du village et ils ont l’attrait de l’étranger, de celui qui vient de loin.
Richard Desjardins a fait une chanson magnifique sur ce sujet pour Elisapie Isaac sur une musique de Pierre Lapointe. Il chante le drame d’une femme du Nord qui aime un Blanc. Il est là le temps d’une saison et repart avec tous les espoirs dans son sac.

T'es attirant comme un beau piège
Tes lèvres brillent comme un appât.

Elsie sait que son amour est impossible et qu’une autre femme attend son homme dans le Sud, mais elle rêve, aime, souffre et baisse la tête. C’est tout le drame de Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel.
Les Inuit surveillent ces hommes qui construisent des maisons ou des écoles, réalisent des projets qui souvent ont été imaginés par des gens du Sud qu’ils n’ont jamais rencontrés, qui savent ce qu’il leur faut et ce dont ils ont besoin. On les consulte si peu, si mal et est-ce qu’on les entend quand ils parlent. L’impression de ne pas avoir une langue commune même s’ils utilisent les mêmes mots.
Ils restent l’alcool, la drogue qui fait perdre la tête et qui peut mettre sa vie en danger et celle des autres. On paie jusqu’à 200 $ pour un dix onces de vodka. On boit, on hurle, on se bat, on baise avec n’importe qui, on mange n’importe quoi, on s’élance sur un tout-terrain pour fuir sa rage et se perdre dans la toundra qui avale tout. Le mari sait que sa femme le trompe avec l’étranger. Il baisse la tête, serre les poings, et sous l’effet de l’alcool peut éclater et commettre le pire. Elles sont si belles ces jeunes filles à peine rescapées de l’enfance et de l’innocence. Elles vivent un moment de grâce, le temps d’une saison en fermant les yeux pour ne pas penser à l’avenir.

Combien de temps avant que les nombreuses grossesses et les Coke enfilés à la chaîne ne vous fassent prendre une cinquantaine de livres ? Combien de temps avant que l’alcool, la cigarette et les nuits blanches ne rident prématurément vos visages, que les dizaines de sortes de bonbons disponibles à la Coop n’aient raison de la plupart de vos dents, combien de temps avant d’avoir vingt-cinq ans et d’en paraître quarante ? Des fois c’est très court, des fois vous atteignez le summum de votre beauté à treize ans et c’est terminé à quatorze, des fois vous êtres trop dures pour vous-mêmes ou alors c’est la vie qui ne vous fait pas de cadeau, des fois quatorze ans et déjà fanées les jolies roses du Nord. (p.29)

Drame

On imagine mal le drame de ces populations, les bouleversements survenus dans ces communautés de nomades depuis l’arrivée des Blancs et des missionnaires. En 1950, par exemple, les envahisseurs ont éliminé les chiens de traîneaux pour sédentariser des populations qui ont survécu en se déplaçant sur ce territoire immense selon les rythmes que la nature impose. Autant leur couper les jambes et les séquestrer. Ils sont perdus depuis, déboussolés, déchirés entre la tradition et une vie qu’ils ont du mal à comprendre. La sédentarité pour eux, c’est renoncer à leur nature profonde. Ceux et celles qui vont là-bas pour aider, comprendre, les accompagner ne peuvent que constater les dégâts. Nomades amputés, ils ne savent plus que fuir leur réalité qu’ils détestent, tuer dans un délire éthylique ou mettre fin à leurs jours.
Les jeunes femmes vivent « le grand amour » pendant quelques semaines, refusant de penser à l’automne, aux jours qui vont rétrécir. La même histoire se répète été après été. Les hommes remontent dans les avions et laissent un vide impossible à combler, une vie qu’il faut tenter de colmater. Ce n’est pas souvent possible parce que la rupture a été brutale et douloureuse. Les Inuit ressentent ces blessures d’amour au plus intime de leur âme. Il y a l’été où tout leur échappe et l’autre saison où il faut guérir ses blessures d’être.

Elle se demande comment on fait, comment on fait pour guérir son cœur, comment on fait pour s’empêcher de trembler et de continuer à espérer, encore. (p.171)

Un problème sociétal qui ne cesse d’empirer. C’est du moins ce que les récits qui se multiplient laissent entendre. Il faudrait peut-être empêcher les Blancs de venir semer la pagaille, laisser ce territoire aux autochtones pour qu’ils en fassent un pays qui correspond à leurs préoccupations et à leurs traditions. Comment résister à l’envahisseur ? Comment retrouver son être profond de nomade ?
Il faudra du temps, de la patience parce que les blessures sont profondes et que la convoitise des Blancs est là, émoustillée par la présence des minéraux précieux qui fait saliver les profiteurs, que d'autres projets risquent encore d’ignorer ces populations qui ne savent que se perdre dans les drogues et l’alcool. Le délire, c’est tout ce qu’ils peuvent partager.
Nirliit décrit un drame omniprésent dans les ouvrages de Jean Désy, mais qu’il n’aborde que rarement de front, préférant s’isoler dans une nature qui le transporte et l’enivre. Juliana Léveillé-Trudel est sans pitié en racontant l’histoire de ces jeunes femmes, à peine échappées de l’enfance, qui risquent tout devant le sourire d’un envahisseur même si elles savent que l’abandon, la solitude et souvent la violence les attendent après un si court été où elles rêvent d’abolir toutes les frontières.
Un récit terrible, le plus dur, le plus senti que j’ai lu sur ce pays si près et si loin. Un texte qui ne pardonne pas.
Une manière toute simple de raconter des drames qui m’ont laissé étourdi, comme foudroyé par la violence de ce pays si vaste et si beau. C’est tout le drame de l’Amérique qui se répète depuis que des Blancs se sont installés sur des territoires qui ne leur appartiennent pas. Les autochtones n’ont su que baisser la tête jusqu’à maintenant, mais il faut espérer que tout va changer. La mort lente de ces femmes en Abitibi ou sur la Côte-Nord, ces femmes enfermées dans un silence terrible, ne peut que nous faire frémir. Étrange, mais je racontais un peu ces contacts perturbants dans La mort d’Alexandre où des forestiers se permettent tout face aux Cris de l’Abitibi. C’était en 1982, mais personne ne semble entendre ce que les écrivains racontent. Louis Hamelin l’a fait dans Cowboy en décrivant le drame des Indiens et les terribles effets de ces contacts destructeurs. Je peux encore citer Lucie Lachapelle et Gérard Bouchard dans Uashat. Mais qui écoute le cri des écrivains au pays du Québec ? Espérons que le drame si terrible et si émouvant raconté par Juliana Léveillé-Trudel aura des échos. Surtout qu’il est question d’en faire un film. Peut-être que l’on entendra enfin les cris de désespoir qui proviennent du Nord pour tromper notre quiétude.

LÉVEILLÉ-TRUDEL JULIANA, NIRLIIT, Éditions LA PEUPLADE, 184 pages, 21,05 $

PROCHAINE CHRONIQUE : Les sanguines d’Elsa Pépin publié chez Alto.

mercredi 1 juin 2016

Marité Villeneuve revient sur son drame familial

Une version de cette chronique est parue
dans Lettres québécoises, Été 2016,
numéro 162.
MARITÉ VILLENEUVE a vécu un drame terrible, il y a plus de trente ans. Son frère dépressif met fin à ses jours après avoir tué son jeune garçon de deux ans. Un geste inexpliqué et inexplicable, une tragédie que l’on surprend dans une autre ville, que l’on voit dans les journaux, qu’on ne peut imaginer dans sa famille. Que s’est-il passé, qu’est-il arrivé ? Est-il possible de comprendre le geste de ce frère ? Y a-t-il un sens ou une explication à donner à cet événement qui a tout pulvérisé ? Comment regarder quelqu’un dans les yeux après un tel geste ?

Printemps 1977, à Jonquière. Les manchettes dans les journaux, les médias indiscrets comme toujours, moins que maintenant avec l’information en continu qui fait que des journalistes prennent d’assaut ceux qui gravitent dans les environs d’un drame ou d’une catastrophe. Le pire est arrivé. Le geste que personne ne peut imaginer.

Le 26 mars 1977, mon frère Rick, âgé de trente et un ans, s’enlevait la vie après avoir tué son fils de deux ans. Un acte désespéré dans un moment d’extrême détresse. (p.11)

Y a-t-il des mots pour dire l’impossible ? Que faire quand un cratère s’ouvre sous vos pieds et que vous êtes aspirés avec ceux et celles que vous connaissez depuis toujours ?
Marité Villeneuve ne pensait qu’à l’avenir. Et un tsunami frappe dans le pays de son enfance, dans sa famille, chez ceux qu’elle aime plus que tout et avec qui elle est devenue une femme.

FAIRE FACE

La famille ne sait plus, ne comprend pas. Tout s’effrite ! Tous se sentent coupables. Pourquoi ils n’ont rien vu ? Et il y a les regards, les silences et les éloignements des amis, des voisins, des collègues au travail. Ils se sentent visés, scrutés, marqués comme des êtres honteux parce qu’il y a eu ce geste, ce saut dans le vide, sans un mot d’explication. Que comprendre ? Est-il possible d’accepter ? Comment ne pas se sentir coupable d’être vivante et de n’avoir pas su voir le moment où il aurait été possible de faire en sorte que cela n’arrive pas ?

Perdre en même temps deux personnes, et dans des conditions aussi tragiques, cela relève de l’impossible, de l’impensable. La mort d’un proche, on la vit dans l’intimité, entouré des siens. Vécue sur la place publique, sous la violence des regards et des préjugés, avec l’œil intrusif des médias, de cette mort-là on ne guérit jamais. J’écris pour soigner mes morts. Et ce faisant, j’espère aussi soigner les vivants. (p.11-12)

Comment retrouver sa vie après, retourner au travail, se retrouver devant des collègues et entendre des remarques désobligeantes, imaginer des murmures, des commentaires et des allusions ? Il y a de quoi fuir, chercher à devenir un autre ou se retirer dans ses terres comme le fera le grand frère Paul.
Marité Villeneuve devait se marier dans l’été. A-t-elle le droit de penser au bonheur après un tel geste ? Est-ce encore possible ?

Plus rien n’est possible. Je ne veux plus me marier. Je suis en train de faire sauter ma vie en l’air. Je l’ai fait. J’ai chambardé ma vie pour quelques mois d’une passion qui ne durera pas. Et il n’y a pas de retour possible. Le fiancé éconduit, profondément blessé, on le comprend, ne me pardonnera pas. (p.31)

Et après, le long chemin avec un poids terrible sur les épaules, dans ses pensées, ses rencontres. Elle aura besoin de temps, de tellement de temps pour jongler avec les morceaux de ce puzzle. Sa vie d’écrivaine deviendra un pèlerinage où chaque mot, chaque phrase la rapprochent de ce 26 mars 1977. Sculpter sa vie, Les pleurantes, Je veux rentrer chez moi, tous ses livres convergent vers ce jour qui a pulvérisé la famille, ce début de printemps qui l’a jetée dans une autre vie. Les écrivains sont souvent en quête de guérison. Il y a une blessure, un drame et les livres sont là pour apprivoiser la douleur, l’accepter et respirer peut-être.
Marité Villeneuve travaillera comme psychologue pour entendre le mal des autres, pour oublier peut-être sa propre douleur sans cesse méditée. Il y a sa peine terrible, mais que faire devant la douleur d’un père qui n’arrivera jamais à comprendre, une mère qui réclame justice, son frère Paul, l’écrivain qui, après avoir publié Johnny Bungalow s’est tu. L’homme de tous les mots arpentait le silence parce que les phrases lui échappaient. Peut-être qu’il avait compris qu’elles ne peuvent rien changer à la vie et qu’elles ne sont que des cataplasmes. Je ne sais pas. Je me demande toujours ce qui peut faire en sorte qu’un écrivain se taise et tourne le dos à ce qui fait sa vie. Que faudrait-il pour que je fasse taire les mots dans ma tête, moi qui navigue sur les phrases depuis si longtemps ?

ACCOMPAGNER

La psychologue accompagnera sa mère en fin de vie, tentera de guérir de ce drame en sculptant, en créant pour se rapprocher de ce jour marqué au fer rouge. Dans J’écris sur vos cendres, elle s’aventure tout doucement sur la fragilité de son monde. Elle écoute ses proches et demande comment va leur vie après ce jour de mars. Il faut tenter de voir, pas disculper, mais rendre justice à ce frère désespéré qui n’arrivait plus à respirer dans les yeux des autres, voyait son avenir et celui de son jeune fils comme une douleur sans fin.
Elle parcourt les chemins de sa vie à l’aller comme au retour, l’avant comme l’après. Le courage de la mère, le silence du père avec la réclusion du grand frère l’écrivain qui avait si bien raconté le Québec dans Johnny Bungalow, une fresque qui nous portait de la colonisation en Abitibi jusqu’aux soubresauts de la crise d’Octobre à Montréal.
Marité Villeneuve le sait peut-être maintenant. Toute son œuvre tourne autour de cette journée, du geste désespéré de son frère qui l’a poussée dans une autre dimension. Elle n’aura jamais cessé de chercher à comprendre, de s’expliquer peut-être ce geste pour ne plus se sentir le poids du monde, elle la psychologue, celle qui devait voir et savoir toutes ces choses.

Parfois il faut se taire. Longtemps. Laissez le temps faire son œuvre. Et tenter d’oublier, simplement, oui, oublier, et s’accrocher très fort à la vie. C’est ce que Julien tentait d’expliquer à Elsa quand elle ressassait le passé. Il disait qu’il fallait tourner la page et vivre le présent. Elle, elle n’a jamais réussi. Mais les mères réussissent-elles à oublier la mort de leurs enfants ? Lui non plus d’ailleurs, n’a jamais pu, mais se taire, oui, cela il pouvait. (p.32)

Un livre de tendresse, de courage et d’amour où l’écrivaine tisse des liens, scrute les gestes de ses parents et de ses proches qui n’ont jamais pu comprendre ce drame et l’accepter. L’écrivaine parcourt lentement les sentiers de son passé pour sentir avec sa raison et son cœur ce Big Bang qui a tout emporté.
Je me suis souvent attardé sur ses phrases comme l’auteure a dû le faire en écrivant, biffant, recommençant pour arriver à dire juste. J’ai vite constaté que Marité Villeneuve me demandait aussi ce que j’aurais pu faire ou dire dans de telles circonstances. J’étais journaliste en 1977, au journal Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’ai vu les manchettes certainement, mais je n’en garde aucun souvenir. Pourtant c’est un événement qui bouscule l’ordre des conférences de presse, crée une véritable onde de choc. Pourquoi ce trou de mémoire ? Devient-on insensible quand on fait métier de raconter les drames qui secouent la société ? Pourquoi je ne me souviens pas de ce 26 mars 1977 ? Je lisais tous les journaux alors. Je devrais me souvenir. Il y a tellement d’événements dont je me rappelle, mais rien de ce jour de mars.
Ça me questionne.  
Marité Villeneuve fait preuve d’un courage remarquable en osant secouer les cendres et écrire. L’écrivaine est admirable de résilience et d’empathie parce que la plupart du temps, on fait silence devant un tel geste. Personne n’aime y revenir pour toutes les raisons que l’on connaît et qui font tellement mal. Bien sûr, elle a trouvé les mots pour le dire, s’expliquer et tenter de comprendre un frère qui n’arrivait plus à supporter le fait d’être vivant.
Voilà le récit d’une femme courageuse qui veut comprendre et regarder la vie avec un sourire, arriver peut-être à vivre un dimanche tranquille à Pékin. J’écris sur vos cendres est un témoignage d’une sincérité et d’une délicatesse remarquable.

VILLENEUVE MARITÉ, J’écris sur vos cendres, Éditions Fides, 216 pages, 19,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Nirliit de JULIANA LÉVEILLÉ-TRUDEL publié à La Peuplade.

jeudi 26 mai 2016

Hervé Bouchard nous entraîne dans un tsunami

J’AI HÉSITÉ AVANT de me décider à écrire sur Le faux pas de l’actrice dans sa traîne, la dernière parution de l'écrivain Hervé Bouchard. Tout au long de ce « dithyrambe beublique » comme l’écrit Victor-Lévy Beaulieu, j’ai eu l’impression de m’avancer dans une jungle où je risquais de me perdre de corps et d’esprit. L’adaptation pour la scène de Parents et amis sont invités à y assister est faite pour être dit et entendu. J’ai même eu le bonheur d’en voir une adaptation sur scène faite par Guylaine Rivard et le Théâtre Cri. Une expérience étonnante avec la mère figée dans sa robe en bois, la verbosité hallucinante et hantée de cet auteur. La manière de dire les choses par Bouchard étourdit par l’ampleur du propos et curieusement, par sa simplicité.

Hervé Bouchard est toujours demeuré très près du théâtre dans ses romans. Comme s’il se faufilait entre la fiction que l’on connaît et cette représentation qui repose sur un chassé-croisé de répliques. J’aime assez lire un texte destiné à la scène parce que ça me permet de créer un décor, d’imaginer un monde et de faire vivre des personnages. Comme si je pouvais enfin devenir un agissant dans une intrigue ou un drame.
J’ai eu aussi, l’occasion de voir l’auteur habiter Numéro six dans son corps et sa langue. Parce qu’un texte d’Hervé Bouchard ne se laisse pas incarner comme ça. Le comédien risque souvent d’être emporté par le tsunami.

Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge,

J’écrivais ce commentaire à la parution de Parents et amis sont invités à y assister en 2007. Rien n’a changé et tout nous pousse encore une fois dans ce feu d’artifice d’éblouissement et de fureur. Voilà le monde d’Hervé Bouchard.
Qui va oser diriger la circulation de cette foule ? L’aventure pourrait s’avérer fort hasardeuse par sa complexité, le nombre effarant d’intervenants qui marquent le rythme, relance sans cesse la vague déferlante du verbe de l’actrice. Véritable nid de fourmis, je me suis souvent demandé où l’auteur allait, particulièrement dans Chant premier des indications.
Et j’ai pensé à Valère Novarina, cet homme de théâtre franco-suisse qui a beaucoup marqué l’auteur de Mailloux, citoyen de Jonquière.

Je quitte ma langue, je passe aux actes, je chante tout, j’émets sans cesse des figures humaines, je dessine le temps, je chante en silence, je danse sans bouger, je ne sais pas où je vais, mais j’y vais très méthodiquement, très calmement…

Cet extrait de Pendant la matière peut s’appliquer à l’entreprise du Saguenéen.
Hervé Bouchard raconte souvent une histoire simple, un peu toujours la même. Une famille d’Arvida vit dans une maison trop petite où chacun devient une menace pour le corps et l’esprit. Le père est mort et les enfants sont abandonnés à eux-mêmes devant une mère avalée par la douleur et qui ne sait que la chanter dans une sorte de Stabat Mater.
L’écrivain travaille à la manière des artistes contemporains qui prennent un sujet et l’examinent sous tous les angles. L’œuvre d’art devient alors un discours et la réalisation concrète perd de son importance.

THÉÂTRE

Pour que la magie opère, il faut bien des intervenants au théâtre. Le directeur, les administrateurs, la direction artistique, l’appariteur, la maquilleuse, l’accessoiriste, le concepteur des costumes et des décors, le vendeur de billets, le concierge, le spectateur et l’auteur, tous ceux qui participent à cette fête de la parole et de la représentation. Tous préparent ce moment où une comédienne devient une autre dans ses déguisements et ses maquillages et existe devant des centaines de regards. Le comédien dans son corps et sa voix devient un autre. On y croit ou pas. Tout le défi est là.

Forcer l’acteur à se cacher en parlant, jusqu’à l’invisibilité.
L’acteur est invisible, je peux être assuré qu’il me voit, moi, qui suis là venu le voir et l’entendre.
Quand cela est, on peut commencer.
On peut conter l’histoire.
Le texte que les acteurs travaillent et apprennent par cœur et répètent avant le début des représentations raconte l’histoire de ceux qui viendront l’entendre. (p.25)

Le faux pas de l’actrice dans sa traîne permet à tout ce monde, avec l’auteur qui multiplie les recommandations scéniques, d’intervenir. Ce qui fait que nous avons plus d’une centaine de voix qui tournent autour de la veuve prisonnière de sa robe en bois.
On va jusqu’à s’attarder aux instruments de contention au cours des siècles. Cages, robes, engins où les bien-pensants tentaient par toutes les façons de nier le corps des femmes et de les punir dans leur existence. J’ai pensé à La Corriveau exposée aux yeux des passants pour l’édification des foules dans une cage qui ressemble à un attelage destiné à maîtriser une bête sauvage.
L’entreprise s’avère singulièrement complexe avec ces lanceurs de questions qui tournent autour de l’actrice et son neveu, relancent le témoignage à la manière d’un choeur.
Tout cela après les recommandations sur le jeu, la manière de dire un texte par une actrice qui joue et ne joue pas, étant une vraie actrice dans la vie et pas. Autrement dit, arriver à créer la vérité dans la plus terrible illusion du langage qui n’est toujours qu’une représentation du réel.

Les acteurs appartiennent à deux camps.
Dans l’un camp se trouvent ceux qui souhaitent la mort de l’actrice.
Dans l’autre l’actrice dans son camp seule. (p.11)

AVENTURE

Je pourrais m’attarder aux références ou aux allusions à Beckett par exemple, le couple étrange d’En attendant Godot que l’on retrouve ici dans l’actrice et son neveu, « les deux en espèce de couple de comédie ». Il y a aussi toute la symbolique de la robe en bois. Armure, protection, tour dressée pour repousser les attaques ennemies. Et cette manière de casser la phrase comme dans les grandes stances de Dante ou d’Homère qui nous emportent sur la mer du dire-dire pour emprunter une expression à Daniel Danis. Je parle donc j’existe peut répéter Hervé Bouchard. Que la parole soit et donne naissance à l’univers. Le verbe s’est fait chair, écrit-on encore dans la Bible.

Je ne suis même pas avec moi.
J’ai trop de peurs à nommer
J’ai trop de peurs à nommer, ça ne s’arrêtera pas.
Et chaque fois que je dis quelque chose, je parle.
Et je parle, et chaque fois je dis quelque chose et ça me fait une peur de plus et je vois et ça me fait peur.
C’est comme un don qu’on me fait.
Dans le noir où il y a tout à craindre. (p.105)

Un texte qui risque d’égarer bien des lecteurs qui ne sont pas familiers avec l’univers de cet écrivain qui échappe aux normes et qui, je l’avoue, m’a un peu étourdi. L’impression de me retrouver au cœur d’un accélérateur de particules.
L’écrivain joue le tout pour le tout dans Le faux pas de l’actrice dans sa traîne. Une éruption volcanique où les mots deviennent la fin et le commencement d’un univers toujours en expansion. Une entreprise fascinante qui s’adresse à des téméraires qui n’hésitent pas à vivre une expérience langagière. N’est-ce pas le but du théâtre ? Je rêve pourtant de me retrouver dans une salle et de me laisser emporter par cette dérive, la magie d’un texte qui vogue comme l’arche de Noé sur une mer démontée.

LE FAUX PAS DE L'ACTRICE DANS SA TRAÎNE d’Hervé Bouchard est paru au Quartanier, 208 pages, 18,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : J’ÉCRIS SUR VOS CENDRES de MARITÉ VILLENEUVE publié chez FIDES.

dimanche 22 mai 2016

Une histoire de famille fascinante et traumatisante

LA FAMILLE COMBAL peut ressembler à bien des familles qui se débrouillent et tentent de survivre en allant là où il y a de quoi gagner des sous. Beaucoup de migrations, mais il y a plus. Les parents ont marqué leurs enfants. La mort n’a pas fait de quartier non plus. Jo, le fils aîné, s’est tué dans un accident d’auto. Le grand frère, celui qui avait la vie pour soi a disparu de façon brutale. Plus tard, le cancer que Thérèse combat depuis des années, impose le mot fin. La combattante, la courageuse n’en a plus que pour quelques jours. Quand la mort frappe à la porte, tous se taisent et ressassent des moments qu’ils ont tenté souvent d’oublier. Une manière de faire le point, de cerner, peut-être un vécu qu’il n’est jamais facile de secouer. L’enfance est toujours scrutée à travers des verres déformants.

Chaque couple est un monde et les enfants, à l’âge adulte, partagent des souvenirs, des regards qui se croisent et se contredisent souvent. Chacun possède son  histoire, sa version de ce temps que l’on a tendance à idéaliser. On dit aussi que tout se joue dans ces années où l’enfant découvre le monde. La personnalité vient de l’héritage parental, bien sûr, mais surtout de ce temps passé avec ses frères et ses sœurs. Sina Queyras fait le tour d’une famille singulière dans Autobiographie de l’enfance, une polyphonie qui donne la parole à tous pour en montrer les multiples facettes. La vérité est mouvante et pas facile de se faire une idée juste.
Les Combal n’ont rien de banal. Adel, la mère, a fait de sa vie une aventure traumatisante pour tous. Le père n’a rien de rassurant non plus avec son comportement d’homme qui ne peut que faire bouger les choses et réagir violemment parfois.
Je n’ai cessé de parler de ma famille dans mes récits et mes romans. C’est le coeur de mon écriture, sauf peut-être dans les derniers ouvrages. Je ne suis pas le seul à avoir emprunté cette route. Que serait Michel Tremblay sans sa famille, sa mère particulièrement, cette rue du Plateau Mont-Royal qu’il hante depuis des années. Victor-Lévy Beaulieu a beaucoup fréquenté sa famille et les Trois-Pistoles. La vente de la ferme et le déménagement à Montréal restent la grande cassure de sa vie. Chez lui, il y a l’Ancien Testament, la vie à la ferme, et le Nouveau Testament, la vie à Montréal-Nord. Lise Tremblay et Robert Lalonde ont senti le besoin de revenir sur des empreintes qui ne s’effacent jamais. On pourrait multiplier les exemples. Les écrivains tentent peut-être de corriger aussi d’une certaine façon cette époque qui les hante. Michel Marc Bouchard dit dans Les manuscrits du déluge : « Ça sert à quoi de réécrire sa vie si on peut pas en corriger des bouts. »

L’enfance est une histoire et en nous la rappelant, nous la reconstruisons sans cesse. Attachés à son cœur, nous sommes prisonniers là ; les jours tournent en spirale sans jamais s’arrêter. C’est là où l’histoire commence, alors. (p.15)

Là où l’histoire commence et là aussi où elle peut s’arrêter.

COUPLE

Un homme et une femme mal assortis, un couple qui tente de se débrouiller dans l’Ouest canadien, surtout en Colombie-Britannique, véritable jardin des merveilles. Les parents idéaux, dévoués envers leurs enfants et qui font tout pour en faire des êtres équilibrés sont plutôt rares. Étrange aussi de savoir que les découvreurs, les créateurs originaux sont souvent issus de familles dysfonctionnelles. Les parents sont des hommes et des femmes, avec leurs qualités et leurs terribles défauts. Pas moyen d’y échapper. Ce qui n’empêche pas les enfants, surtout quand ils deviennent écrivains, de vouloir colmater des fissures et de chercher à savoir ce qui a fait dérailler leur enfance.

Ce ne sont pas eux qui l’ont gâchée. Leur père n’est jamais blâmé, jamais inclus dans la liste des problèmes, c’est la mère, son refus de s’ancrer, d’accrocher les cordons de son tablier à un arbre et de s’installer, comme si leur vie familiale allait se stabiliser si seulement elle cédait. Leur père est à la base du progrès, il nivelle les forêts, pave le chemin des clubs de striptease, des mines à ciel ouvert et des centres commerciaux. Malin, fondamentalement intègre dans sa foi, leur père se consacre à la réussite du progrès, à sa plus pure réalisation. Et leur mère ? Elle se consacre à l’amour. Un amour dur, casse-cou, exubérant, mais quand même l’amour. (p.48)

Adel n’a jamais été satisfaite de sa vie, a toujours recherché un scénario où elle était la vedette et attirait tous les regards. Le quotidien, les tâches ménagères, ne peuvent que décevoir une femme qui rêve de se retrouver dans un monde de fiction. Elle perturbe les enfants par ses comportements et ses coups de tête, faisant la vie difficile à son mari qui ne peut jamais être à la hauteur.
Comment avoir une vie normale avec des parents passionnés qui ne peuvent que se heurter et se blesser ? Tous vivront une instabilité émotive, réagissant à leur façon. Que de départs et d’arrivées, de voyages pour aller voir si le monde est possible ailleurs, de déceptions en attendant la prochaine escapade.
Les enfants ont été bousculés par cette mère imprévisible, colérique, toujours prête à changer de peau. Comment ne pas penser à ma mère... Elle s’est faufilée au cœur de mes romans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace, était tout le contraire d’Adel, n’avait rien d’une vedette, mais savait provoquer des orages avec ses colères et ses sautes d’humeur.

ÉTAPES

Nous découvrons les versions des enfants et du père chez Queyras. Des histoires qui se recoupent et s’interpellent pour former le tableau. Les filles semblent avoir trouvé un meilleur équilibre, fuyant ou se collant à la mère. Les garçons ont été particulièrement traumatisés. Pas étonnant avec une Adel en constant désir de mutation, misant tout sur sa beauté et sa sensualité.

Annie ne se rappelle pas avoir jamais vu sa mère autrement qu’en robe et talons hauts, même quand elle était dans son jardin, digne, le tuyau d’arrosage dans une main, une cigarette dans l’autre, les seins pointés dans son soutien-gorge cœur croisé, un genou légèrement fléchi, et un sourire qui provoquait des accidents. Toujours en train de flirter, toujours à faire des clins d’œil et à encourager. (p.225)

Une femme capricieuse, toujours en représentation, que rien ne pouvait satisfaire. Un peu l’image de ma mère qui n’a jamais pu échapper aux tourbillons qu’elle ne cessait de provoquer. Comment oublier ses colères et ses querelles épiques avec les voisins ?
La vie est souvent cruelle et dure. On l’affronte en faisant face ou en prenant la fuite. Adel ne peut trouver de point d’ancrage, se calmer et vivre ce qui est.  Elle cherche les situations souvent difficiles dans l’espoir de s’arracher à son quotidien, ne sait comment résister à ses pulsions. Le tragique dans tout ça, c’est que l’amour et la passion se transforment souvent en colère et en haine.

La femme qu’il vénérait, celle qui le tenait en laisse, celle qu’il avait toujours besoin de toucher, de voir, dont il voulait toujours sentir la peau, lui soulève maintenant le cœur. Descendu à ce niveau, il a pensé à l’empoisonner, mais elle était déjà un poison et sa propre haine l’avait empoisonné. Il avait honte de lui. (p.154)

Le roman cogne dur. Adel est une tornade qui a poussé ses enfants dans l’instabilité, la peur et la crainte. Véritable personnage de Tennessee Williams ou de John Steinbeck, elle fascine, agace dans sa sensualité racoleuse, son instabilité émotive et son désir de changement. Une passionnée qui a transformé l’existence de ses proches en enfer.
Autobiographie de l’enfance m’a souvent ramené à ma famille. Adel éveillant en moi des souvenirs, des situations difficiles que j’ai apprivoisées avec le temps. Il le faut. À quoi sert l’écriture sinon ?

Nous plantons nos enfances comme des drapeaux. Nous insistons sur elles. Nous disons : cette géographie, cette matérialité, ces mines antipersonnel d’émotion, c’est ce que je suis. Nous insistons sur elles parce que, sans elles, nous ne sommes rien. (p.312)

Un travail impeccable d’Hélène Rioux pour la traduction et le puzzle finit par donner un tableau fascinant. Sina Queyras nous force à nous demander pourquoi nous sommes ce que nous sommes et pourquoi nous avons pris telle direction. Les familles restent un monde que nous ne pourrons jamais éviter et un sujet inépuisable pour les écrivains et les créateurs. La vie peut être longue et heureuse, l’enfance courte et traumatisante.

Autobiographie de l’enfance de Sina Queyras est paru chez Hamac, 320 pages, 24,95 $. (Traduction d’Hélène Rioux)

PROCHAINE CHRONIQUE : Le faux pas de l’actrice dans sa traîne de HERVÉ BOUCHARD publié chez LE QUARTANIER.

lundi 16 mai 2016

Bertrand Laverdure nous offre un livre puissant


BERTRAND LAVERDURE fait preuve d’une empathie étonnante dans La chambre Neptune. L’écrivain nous laisse souvent sans mot, dans une hésitation, un silence entre deux battements de coeur où nous ressentons le poids incroyable de la vie, de sa terrible fragilité. J’ai souvent retardé ma lecture pour juste être là, me laisser envahir par une phrase qui vous submerge, vous fait prendre conscience de la chance incroyable d’être un vivant, quelque part sur la Terre, dans un lieu où il est possible de respirer et de rêver. Être tout dans un instant, un mot, devant un chat qui vous examine en ronronnant comme si vous étiez la merveille du monde. Respirer en étant tout là. De corps et d’âme. Quel roman attachant ! Percutant. Une réflexion sur la vie, le corps présent dans un espace parce qu’il y a la mort, celle que l’on ne veut surtout pas nommer. Comment dire ? Comme si l’existence d’un homme et d’une femme était la rencontre de ces forces contraires.

Le sujet ne fait pas souvent les manchettes. La mort, cette mort occultée, cachée, dissimulée n’attire guère les regards. Les médias s’en occupent quand il y a drame, tragédie, violence et horreur. Les vieux à la télévision se déguisent en adolescents qui s’inventent un paradis de plaisirs, avancent dans la retraite avec l’éternité devant eux. Ils ne connaissent pas la marchette, les tremblements et la douleur, l’arthrite ou les problèmes respiratoires. Jamais on ne va les voir dans une salle d’attente à l’hôpital où tous les ratés corporels attendent d’être soulagés.
Et il y a les enfants frappés par le cancer, juste au moment où ils atteignent la première marche de l’adolescence. Des fondations font des campagnes de financement pour permettre un dernier rêve, un voyage, demande aux gens de se raser le crâne, mais on ignore à peu près tout de ces jeunes qui dansent devant la mort. Une vie écourtée dans un monde où des centenaires pratiquent le jogging, pilotent des avions et semblent se griser à la fontaine de Jouvence. Ça fait mal juste de penser que des jeunes souffrent d’un cancer ou d’une leucémie.
Ce mal a fait de grands trous dans ma famille. Véritable épidémie, fléau, je ne sais comment qualifier ce rongeur qui frappe au corps. Plusieurs de mes frères et ma sœur ont vu leur vie écourter ainsi. Et les moments que j’ai passés avec eux quand ils savaient que l’avenir était un mur sans portes ni fenêtres. Ils disaient des choses que nous ne disions pas habituellement. Ils étaient vrais, totalement là, dans leur émotion, dans leur peur aussi. Beaux et tellement fragiles. Ma sœur particulièrement. L’impression après une journée avec eux d’échapper à une malédiction. Et une certaine culpabilité. Pourquoi avais-je le droit de sortir et d’avoir un avenir sans eux ? Et ces traitements qui les retournaient. Comme si on utilisait un lance-flamme pour tuer une fourmi. Comment oublier les confidences de ma sœur Gisèle et de mon frère Paul ? Ils voulaient la vie, s’y agrippaient, mais leur corps ne suivait plus.
ENFANTS

Une maison pour les jeunes atteints d’un cancer, pour adoucir les derniers jours. La mort peut-elle être facile ? Un personnel attentif, consciencieux, empathique accompagne ces naufragés qui vont vers le moment inéluctable avec un courage admirable.
Ce lieu permet à l’écrivain de questionner la vie, la santé physique et mentale, la médecine et peut-être tout simplement le miracle d’être un vivant.

La chambre Neptune - son nom évoque les profondeurs mythologiques des océans - est destinée aux enfants qui vont bientôt cesser de souffrir. Chaleureux, muni d’un lit d’appoint pour la famille, cet espace fait office de dernière chrysalide. Délicatesse, supervision, retraite dans un environnement qui nous parle de vacances, cette ultime translation annonce une fin vécue dans des conditions optimales. Évelyne s’apprête à accompagner sa nièce. L’agonie va commencer. (p.53)

Neptune dans la mythologie romaine est le dieu des eaux vives et des sources. Autrement dit de l’existence. L’eau, on le sait, permet la vie sur notre planète et ailleurs, quelque part dans le cosmos. Le médecin responsable répond au nom étrange de Tirésias. On dit beaucoup de choses de Tirésias. Il aurait été un devin aveugle qui a gardé son esprit au-delà de la mort. Il aurait aussi été transformé en homme et en femme selon les années. Le médecin du roman est à la fois mâle et femelle, se fait passeur pour ces jeunes en sachant qu’il ne détient pas les secrets de l’immortalité. Il mute dans son corps, s’enfonce dans le doute devant Sandrine qui, malgré sa courte vie, possède une sagesse et un courage étonnants. Il est ébranlé dans son être. Un enfant se meurt. La vie a-t-elle un sens ? Est-ce l’euphorie du météorite qui s’enflamme avant de disparaître ? Une cellule dans la galaxie du vivant, un moment de lumière avant le noir sidéral ? Que dire de la vie et de la mort ? Ce sujet me touche particulièrement parce qu’il se glisse au cœur de mon prochain roman Presquil.

REGARD

La mort d’un enfant est difficile à concevoir. Tout comme celle d’un homme, père de Sandrine, époux attentif dans la quarantaine qui meurt d’un anévrisme. La mère Ninelle Côté, une magnifique musicienne, bascule dans la folie parce que la vie devient impossible. Oui, on peut mourir mentalement. La mort n’est pas que celle du corps…
Sandrine devrait s’occuper à des jeux et rêver au monde adulte. Si jeune et avoir toute une vie derrière soi. Tirésias est poussé dans ses doutes et ses croyances. « Les promesses n’ont plus de poids pour les gens qui meurent. » La jeune fille le met devant sa fragilité et sa vanité peut-être, à réfléchir s’il se joue du monde.

Sandrine, il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’âme. Nous cachons tous mille plantes, cent mille tiges qui naissent, se fanent et meurent. Les abeilles militantes du moi se perdent souvent dans la cohue de notre jardin. Certaines oublient de polliniser leur choix. Notre coin de terre retourne à l’humus avec une détermination qui nous échappe toujours. Tu es mille milliards de cellules qui cherchent la lumière, une colonie d’êtres organiques qui s’essoufflent, vivent, s’étiolent dans les champs et se recroquevillent déjà sous la pression de l’usure. Le soleil est cette éruption qui nous destine à la fin. (p.56)

Curieusement, il semble que les enfants sont conscients de la mort et qu’ils peuvent connaître l’angoisse. J’ai connu les peurs et les tremblements à l’âge de douze ans jusqu’à ne plus vouloir dormir. Je m’attarde à ce moment « fou de conscience » dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Je vivais dans une peur viscérale, celle que peut ressentir une personne d’un grand âge. La mort fait peur, la mort fascine. Pas pour rien que nous avons inventé des mythes, des légendes, des croyances où la vie mute et continue. Nous n’acceptons pas la disparition du moi. Les religions devraient nous rassurer, mais n’y arrivent guère.

NÉGATION

La société actuelle escamote les rituels de deuil et nous nous retrouvons rarement en présence des mourants. Tout est propre, efficace, conçu pour les agissants, ceux qui partent sur des voiliers et rient comme des adolescents à quatre-vingts ans. Une vie d’étourdissements pour ne jamais penser au grand rendez-vous qui vous aspire le corps et l’esprit.
Tirésias, le médecin, tente de soulager Sandrine, de rendre ses jours moins difficiles. Soins, médicaments pour chasser la douleur, offrir peut-être une douce euphorie avec les drogues. Il est étouffé dans son être, jeté hors de ses connaissances. La vie a-t-elle un sens, une raison ? Les préoccupations intellectuelles et physiques servent à quoi quand tout bascule ? Tirésias, comme l’être de la mythologie, décroche et retrouve l’élément premier, l’eau, garde sa conscience dans les profondeurs du Saint-Laurent. Parce que la vie s’appuie sur la mort pour se maintenir dans la grande mouvance. Il faut mourir individuellement pour survivre collectivement. Comme nous restons en vie par le remplacement constant de nos cellules. Nous sommes nos pères et mères et nos enfants.

Nous sommes si peu, si confinés, si attardés par la vivisection de nos particularismes qu’on en évacue trop souvent notre beauté commune. Ce qui nous unit à la nature en général. Ce qui fait de nous un élément de la nature. Nous sommes Gaïa. Le continu est en nous, insistant, persistant, sans victoires ni défaites, toujours en action dans l’illusion temporelle, la fougue imaginée, redistribuant nos poussières sur la surface du monde. (p.192)

Une écriture magnifique, des images qui tintent comme une cloche dans le matin. Difficile de se séparer de La chambre Neptune. On y revient, on aime s’y attarder dans la gravité et le silence. Un livre de méditation sur la grande aventure du présent et l’être, le temps et les limites de la médecine, l’héroïsme de certaines personnes qui accompagnent des jeunes qui s’en vont avant d’explorer les frontières du monde adulte. Un livre rare.

La chambre Neptune de Bertrand Laverdure est paru à La Peuplade, 234 pages, 22,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Autobiographie de l’enfance de SINA QUEYRAS publié chez HAMAC.