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mardi 23 septembre 2025

DIRE LA VÉRITÉ POUR RETROUVER LA PAIX

POURQUOI n’ai-je jamais lu Martine Delvaux, même si je connais son nom et que j’ai pu surprendre plusieurs de ses interventions dans les journaux et les médias sociaux? Il y a nombre d’écrivains et d’écrivaines qui échappent à mon attention, malheureusement. On publie environ 900 ouvrages par année au Québec. Je devrais parcourir trois volumes par jour pour avoir une vue d’ensemble sur notre planète littéraire. Madame Delvaux, féministe bien assumée, vient de lancer un récit au titre intriguant. Je n’ai pu résister. Il était temps que je me risque dans son univers et que j’oublie les réactions que ses propos soulèvent régulièrement. Elle revient avec «Il faut beaucoup aimer les femmes qui pleurent» sur un roman paru il y a une dizaine d’années, à une rupture amoureuse qu’elle avait maquillée en fiction hétérosexuelle quand il s’agissait d’un amour avec une femme. Une publication qui l’avait laissée sur son quant-à-soi, avec le sentiment de ne pas avoir fait ce qui aurait dû être fait alors.

 

Franchise et honnêteté. Ce sont peut-être les qualificatifs qui expliquent la démarche de l’écrivaine. Dire la vérité, se libérer du mensonge, d’un événement qu’elle a raconté, mais qu’elle a trafiqué en substituant un homme à une femme. Tout était différent et le lecteur était orienté dans une fausse direction, une autre histoire. L’écrivaine se retrouvait en porte-à-faux avec des propos que le lectorat prenait pour le «réel absolu». Normal, parce que la relation entre un écrivain et son lecteur repose sur la vérité et la confiance. C’est là où tout se passe. Les lecteurs et les lectrices, moi y compris, doivent croire aux affirmations des auteurs. Sinon, la magie de la fiction n’opère plus et la lecture devient sans intérêt. Ce lien est nécessaire pour qu’on s’approprie une histoire, pour qu’on prenne les mots au pied de la lettre pour suivre les personnages et leurs aventures. 

 

«Parce que je ne suis pas venue à bout d’une histoire vécue il y a maintenant plus d’une décennie, et parce que le livre que j’en ai fait, déjà, est trop propre, trop lisse, enragé, oui, mais pas assez, trop prudent, trop craintif, il manque d’aspérités. Quelque chose a été évité, escamoté, refoulé, quelque chose qui mérite d’être amené dans la lumière non seulement parce que ça fait partie de mon histoire, et donc aussi de l’écriture, mais parce que c’est plus grand que mon histoire, c’est plus grand que moi, ça concerne une des expériences les plus compliquées qu’on puisse connaître comme être humain : aimer.» (p.10)

 

Défaire ou refaire un roman. Peut-on réussir cet exploit? Je ne pense pas. On ne peut que faire un autre livre avec un même sujet. Parce que, dix ans plus tard, Martine Delvaux est une autre et qu’elle n’a pas le même regard sur son vécu, ce drame qui a bouleversé son existence. C’est un récit différent que j’ai dans les mains, plus direct peut-être, pas tellement enragé, avec des personnages vrais tout en gardant sa distance par pudeur ou je ne sais quoi en ne nommant jamais les gens dont il est question. Il n’y aura qu’une lettre pour identifier son amoureuse, un Z pour la tenir au loin. L’amante reste évanescente, un peu irréelle et floue. Nous n’avons aucun trait de celle dont elle est tombée éperdument amoureuse, celle qu’elle a épousée et qui lui a déchiré le corps et l’âme. Je n’aime guère que l’on s’approche de la vérité sans franchir le pas, sans nommer les gens qui sont concernés dans un récit. C’est comme si on s’empêchait d’aller au bout de sa réalité et que l’on maquillait le tout encore une fois. 

 

«Dans ce livre-là, celui où je n’ai pas tout dit, qu’est-ce que j’avais refusé de raconter par crainte qu’on me le fasse payer? Qu’est-ce que j’avais retenu de peur d’être mal comprise ou jugée, critiquée, condamnée? J’ai craint qu’on me fasse du mal, oui, d’où cette petite lâcheté, mais j’ai aussi eu peur, moi, que je le veuille ou non, de blesser.» (p.24)

 

J’ai ressenti cette peur d’être jugé et ridiculisé en écrivant «Le réflexe d’Adam» où j’ai tenté de jongler avec ce qui poussait un homme à la violence et au meurtre. Pourquoi Marc Lépine a pu assassiner quatorze femmes et à en blesser treize autres le 6 décembre 1989. La «tuerie de Polytechnique» a marqué l’imaginaire de bien des Québécois et Québécoises. C’était moi qui étais blessé et qui souffrais devant cet acte impossible. C’était moi, mon frère, mon semblable qui avait commis l’irréparable. Pourquoi cette fureur, cette démence, la colère contre des femmes qui veulent faire leur vie?

J’ai cherché ce germe de violence en moi, cette rage qui pouvait surgir pour éclabousser mes proches. J’avais peur parce que, dans ce récit, je secouais mes craintes et mes vulnérabilités, mon éducation de mâle, mes regards, les liens entre les hommes et les femmes, la littérature et les histoires que j’avais racontées dans mes romans. Surtout en m’inspirant de l’une de mes tantes, ma marraine, dans «Les oiseaux de glace», une femme battue et tuée dans son corps et son âme, isolée comme une ombre dans les marges de la société.

Les héros qui m’avaient fasciné dans l’enfance et qui faisaient face à la mort sans broncher devenaient suspects. J’avais peur que l’on m’attaque, que l’on me ridiculise. Je n’avais pas prévu l’indifférence et cette phrase lapidaire à «La bande des six» de Radio-Canada. Chantal Joli avait lancé alors en souriant : «On en a assez des hommes roses». 

C’était comme si on me tirait à bout portant.

 

FRANCHISE


 Martine Delvaux, dans ce nouveau récit, avec un certain recul, raconte cet amour fou qui l’a poussée à se nier et à accepter de devenir une femme dépendante et soumise. C’est possible, même dans un couple de lesbiennes. Elle va plus loin, cependant. Elle déborde sur son vécu et sur la société, sur ses démarches à l’université. Elle dit comment cette passion ravageuse a transformé son écosystème, et peut-être son regard et sa façon d’empoigner la vie.

 

«Après la rupture, pour soigner ma dévastation, faire le ménage dans mon champ de ruines intérieur, j’ai décidé de mettre Rome à la place de Z. J’ai remplacé le corps de cette femme par les rues de cette ville sublime qui avait elle aussi pris mon cœur. Ses couleurs faisaient monter mes larmes, et aussi la manière dont le bleu du ciel et la lumière du soleil en découpaient le profil, comment le vent chaud caressait la peau. Je n’allais pas venir à bout de cette ville, comme je n’étais pas venue à bout de mon amour pour Z., mais j’avais opéré un glissement.» (p.61)

 

Revenir à soi par l’exil, dans une ville, une solitude où elle pouvait se permettre tous les débordements, les larmes, mais aussi la vie qui la secouait dans toute sa beauté. Elle a consulté, suivi une thérapie, pour pleurer devant un homme silencieux et muet. Parler pour être entendu même si, avec un psychiatre, nous ne sommes jamais certains de rien. 

Et, toujours retrouver le chemin de l’écriture pour aller plus loin dans son vécu, dans son soi, pour toucher là où ça fait le plus mal. Des mots, des phrases pour se voir, être consciente de respirer et de penser, pour se ressusciter, à la fois différente et semblable. Plus fragile, mais peut-être aussi plus solide.

 

«Je me dis parfois que cette histoire d’amour aura été le déclencheur véritable de ce que mes détracteurs se plaisent à nommer ma radicalité, sans savoir de quoi ils parlent. Ils sont convaincus que c’est parce que je suis mal tombée en matière de relations avec des hommes (ce qui est par ailleurs vrai) que je suis devenue une criss de féministe frustrée. Pourtant, c’est bien mon amour pour cette femme-là qui a fait de moi la féministe que je suis aujourd’hui, débusquant au passage la misogynie et la haine des défenseurs de la droite.» (p.70)

 

Un récit émouvant dans lequel Martine Delvaux réussit à nous faire ressentir sa douleur, sa terrible déception devant Z., qui se comporte comme une despote et qui soutient l’indéfendable. On la sent, on la respire comme si elle était près de nous dans ses larmes et ses hoquets. Martine Delvaux s’y révèle dans sa vulnérabilité et sa quête de certitudes malgré les embûches qu’elle a vécues dans son enfance. C’est dans et par l’écriture qu’elle est le mieux. Les mots lui permettent de s’accorder avec le monde et la vie. 

Il faut du courage pour plonger dans un moment qui vous a bouleversé et qui vous a laissé telle une naufragée. Audace, franchise et amour de la vérité. Même au risque de se retrouver une fois le livre paru dans une plus grande solitude qu’avant, sans certitude, puis que personne n’a écouté ce que vous vouliez dire. C’est ce que j’ai vécu avec la publication du «Réflexe d’Adam», comme si j’avais crié dans une forêt ou la toundra aussi vaste qu’une galaxie. C’est peut-être plus terrible que l’affrontement et l’empoigne parce que, là au moins, on se sent vibrant et avec les autres.

 

DELVAUX MARTINE : «Il faut beaucoup aimer les femmes qui pleurent», Éditions Héliotrope, Montréal, 2025, 156 pages, 24,95 $. 

 https://www.editionsheliotrope.com/livres/il-faut-beaucoup-aimer-les-femmes-qui-pleurent/

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