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vendredi 19 septembre 2025

QUI LIT ENCORE DES ESSAIS AU QUÉBEC

ÉTIENNE BEAULIEU n’y va pas par quatre chemins dans «Un essaim de poussière» où il parle de l’essai et le défend envers et contre tous. Selon lui, ce genre littéraire n’a pas la place qui lui est due dans notre monde des lettres. Il se demande pourquoi la fiction occupe le haut du pavé et qu’elle fait courir les foules dans les salons du livre. Surtout que les prix importants se multiplient pour le roman, le théâtre ou la poésie quand l’essai est laissé pour compte. Il y a des gratifications consacrées à ces ouvrages, bien sûr, mais elles restent dans l’ombre. C’est peut-être vrai, mais l’essai a ses ténors. Je pense à Serge Bouchard, Gérard Bouchard et Mustapha Fahmi, Frédérique Bernier et Sara Danièle Michaud pour n’en nommer que quelques-uns. Beaulieu répète que cette réflexion (merci à Michel de Montaigne de l’avoir imaginée) est cruciale dans un monde qui claudique et qui ne sait à quoi s’accrocher pour inventer l’avenir et contrer la catastrophe du présent.

 

Étienne Beaulieu raconte sa «collision» avec l’essai quand il était étudiant, lors d’une visite au Colisée du livre de Québec pour se procurer des lectures à bas prix. Il fouillait dans les bacs de bois poussiéreux où tous les volumes gisaient dans un désordre et un fouillis fascinants. Il y avait bien quelques affichettes pour identifier les romans, le théâtre ou la poésie, mais l’essai demeurait invisible dans la galaxie des écrits oubliés. Il allait à l’aventure, sans savoir sur quoi il allait tomber, ouvrant un bouquin ici et là, au hasard, s’accrochant à une phrase qui lui donnait le goût d’extirper un ouvrage du chaos. 

Tout se mélangeait, sans hiérarchie et vedettes, autant le travail d’un écrivain nobélisé que celui du plus obscur des poètes qui avait confié son recueil à une petite maison d’édition qui avait duré le temps d’une gloire du matin et qui n’avait jamais eu droit à une ligne dans un journal ou une revue. Tout était à 1 $ sans discrimination et sans favoritisme. 

Tous pour un et un pour tous. 

Égaux dans la poussière et le silence. Il y a quelque chose de fascinant dans ces lieux. J’ai fait comme Étienne Beaulieu et j’ai passé des heures à fouiller ici et là pour trouver «mon livre», celui que je rapportais chez moi, lui donnant une autre chance de vie. 

 

«Un jour, je tombe sur un livre intrigant dans la belle collection “Nénuphar” de chez Fides, la couverture est sale et toute plissée. Qu’est-ce que c’est que ce truc? Ça n’a pas l’air d’être de la poésie, que je lisais presque exclusivement. Ce n’est pas non plus un roman, ni du théâtre, le titre est bizarre et ne me dit rien : La ligne du risque. L’auteur m’est inconnu, un certain Pierre Vadeboncoeur, dont le nom me fait penser à un soldat obscur de l’époque coloniale. Les grosses pages blanches ont une texture un peu pâteuse. J’ouvre au hasard et un passage me saute au visage (il faudrait faire entendre ici le roulement des r, le léger nasillement des années 1950 et tout le crépitement des vieilles ondes radio): “Borduas fut le premier à rompre radicalement. Sa rupture fut totale. Il ne rompit pas pour rompre; il le fit pour être seul et sans témoin devant la vérité. Notre histoire spirituelle recommence à lui.” J’ai été foudroyé. J’avais 17 ans…» (p.10)

 

Une sorte de chemin de Damas pour l’étudiant qui découvrait une parole, un texte qu’il recherchait sans doute inconsciemment, qu’il pourrait apprivoiser aussi quand il aurait l’audace de se lancer dans l’écriture. 

 

«Tout était là, donné d’un seul coup d’un seul que j’allais mettre des décennies à digérer lentement : la rupture, la voix, la solitude, la recherche de vérité, l’élan spirituel, voilà ce qu’est un essai.» (p.11)

 

Une prose impossible à confiner dans une catégorie sans que ça déborde et échappe aux contraintes et à toutes les définitions. Le mot le dit : c’est une tentative dont on ne peut prévoir les bonds. Une expérience avec ses risques et périls. Une forme qui s’abreuve à toutes les sources. C’est pourquoi ce genre d’écrit est si difficile à cerner, même si Beaulieu tâche d’y arriver tout au long de son ouvrage. Une prose caméléon qui prend toutes les apparences.

 

SON LIVRE


Il y a des livres qui nous attendent. Pour moi, ce fut «L’homme unidimensionnel» d’Herbert Marcuse. J’étais à l’université, étudiant en littérature française; autant l’avouer, la plupart de mes cours m’ennuyaient. La grammaire comparée, la phonétique, c’étaient sans intérêt pour moi. J’avais surtout l’impression de régresser dans ces cours où je devais reprendre des ouvrages lus déjà depuis longtemps. Depuis la fin du primaire, j’étais un coureur de livres qui aimait l’aventure, les découvertes, la poésie de Guillevic, d’Alfred Desrochers, les romans de Jean Giono qui me troublaient avec ceux d’Henri Bosco. 

Je n’avais pas beaucoup d’argent à Montréal, mais j’allais souvent à la librairie pour trouver de quoi pour la semaine avant de passer à l’épicerie. Avec «L’homme unidimensionnel», j’ai dû me priver de repas ce soir-là, mais cela n’avait pas d’importance. Je me retrouvais dans une terre inconnue et secouais des vérités qui seraient miennes toute ma vie, je le devinais. 

Je l’ai parcouru d’un élan, sans lever les yeux presque, pour recommencer tout de suite en soulignant ici et là, rendant le livre impraticable pour n’importe qui. Trois, quatre fois certainement avant de me redresser dans un matin tout rouge et étourdi. J’avais oublié les cours, les travaux et les collègues. Marcuse me tenait à la surface de l’eau pour que je respire. 

Le philosophe et sociologue mettait le doigt sur un malaise que je ressentais à l’université. Tous les cours voulaient me confiner dans un moule, me faire devenir un autre parfaitement prévisible quand j’étais fait pour l’errance et la maraude. Il fallait rejeter tout ça pour me trouver, pour écrire de la poésie et parvenir un jour à porter la tuque de l’écrivain. 

J’ai marché les trottoirs de la ville avant de sauter dans le train, avec ma valise pleine de livres, pour retourner dans mon village de La Doré, pour renouer avec ma famille que j’avais trahie en prenant la direction de Montréal au lieu du bois. J’étais un transfuge de classe, monsieur Jean-Philippe Pleau, mais aussi un renégat.

 

PRÉSENCE

 

Étienne Beaulieu a raison. Sur mon blogue, quand je m’attarde à un essai, peu importe le sujet et sa pertinence, je soulève peu de réactions et rarement de commentaires. Ça ne m’empêche pas de m’entêter et de continuer de jongler avec ces réflexions qui donnent des balises dans la course effrénée qu’est la vie. Je ne suis pas un vrai chroniqueur, mais un lecteur qui écrit sur ses lectures.

L’essai est «de la plus haute autorité», comme aurait dit mon ami Victor-Lévy Beaulieu. Il se situe du côté de l’être et de l’âme, du pourquoi et du comment, du cheminement et de l’incroyable aventure de devenir humain.

 

«Mon but dans le présent essai est de rapatrier le mot dans son véritable territoire, de bien le distinguer de la prose d’idées et de lui rendre toute sa force et sa puissance évocatrice sans qu’on ait besoin désormais de lui accoler aucun adjectif, serait-ce même celui de “littéraire”, qu’on prononcerait avec un accent de corvidé grasseyant.» (p.59)

 

Monsieur Beaulieu sait très bien qu’il ne parviendra pas à bousculer la fiction et les témoignages de vedettes aussi éphémères que les météorites. 

Le plus important reste ce moment où à dix-sept ans, un mot l’a accroché et l’a guidé depuis. 

«Rupture».

Quand on rompt avec la société ou avec des manières de dire et de s’interpeller, nous en payons toujours le prix. Monsieur Borduas l’a vécu difficilement. Et je suis demeuré un écrivain de la marge parce que je me suis interdit de porter les habits d’une institution. Je n’ai eu qu’une vocation : celui de la lecture.

 

RÉPIT

 

Le plaidoyer d’Étienne Beaulieu est vibrant, mais il m’a fallu prendre des répits pour me vider l’esprit de tous les tourbillons de cet écrivain. Je suis allé me perdre dans le bois et les dunes pour respirer, être, me rassurer en mettant les mains sur l’écorce d’un pin rouge centenaire ou encore tenter de déchiffrer les confidences des mésanges ou le regard curieux de la renarde qui m’avait suivi dans la plus étrange des discrétions. 

Peut-être que c’est la force de cet ouvrage d’être une sorte d’aimant qui vous ramène toujours à une seule et même question. Cette parole intime, chuchotée dans un lieu retiré où l’on sent la vie bourdonner tout autour. De très belles pages aussi sur la démarche d’Yvon Rivard, dont je viens de lire la réflexion sur la violence. 

Malgré de nombreux retours sur la notion de genre de l’essai, Beaulieu se questionne sur les événements qui nous aspirent, nous font claudiquer, nous gardent souvent à côté du chemin que nous avions choisi de suivre. «Un essaim de poussière» est un livre un peu étrange qui vous attire comme un trou noir. 

Et j’ai recommencé ma lecture depuis la première phrase. «Je me souviens de cette immense salle presque toujours vide…» Je me suis attardé aux passages que je souligne au marqueur jaune. J’ai retraversé les chapitres de Beaulieu en effectuant de grands bonds, m’étourdissant dans son envie de se dire, de secouer le monde, de fouiller dans nos habitudes et les scories de nos écrits. 

Je suis parvenu à me rassurer ou à m’inquiéter encore plus en me demandant pourquoi l’essai fait problème à notre époque. C’est que la pensée est déficiente, le questionnement qui engendre la discussion n’existe presque plus. Nous sommes du temps des assertions et de la proclamation, du vrai et du faux amalgamés. Nous hurlons comme les crieurs autrefois sur le parvis de l’église pour vendre nos opinions. La réflexion lente, le dialogue, la méditation sont obsolètes dans notre monde médiatique et les réseaux de toutes les diffamations. 

Bien sûr que je vais remettre mes pas dans ceux de Beaulieu parce que sa démarche est nécessaire. Il est toujours important de suivre les empreintes de ceux et celles qui prennent le sentier du recueillement. C’est comme ça que nous nous approchons de l’humain qui sommeille en chacun de nous, de cet autre qui ne demande qu’à être réveillé. 

 

BEAULIEU ÉTIENNE : «Un essaim de poussière», Éditions Varia, Montréal, 2025, 168 pages, 26,95 $.

 https://groupenotabene.com/publication/un-essaim-de-poussiere/

 

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