VÉRITABLE BONHEUR que de retrouver Michaël Delisle dans Rien dans le ciel qui nous plonge à l’heure des grandes décisions qui bousculent nos vies et permettent de tourner le dos à des certitudes. Qu’on le veuille ou non, le temps finit par nous pousser hors des balises du travail. L’âge nous force à une migration lente et sournoise. Nous devons laisser la place. Retraite, étrange mot qui sonne comme défaite, mise au rancart. On le sait, notre société carbure à la jeunesse, particulièrement dans le monde de la littérature et des médias. On ne cesse de parler de relève, comme si les écrivains qui portent la fiction du Québec depuis des années étaient obsolètes et qu’il fallait les remplacer au plus vite. Avec le temps, nous devenons des témoins que personne ne prend la peine d’écouter, une cible de choix pour nos amis les virus.
Michaël Delisle nous pousse dans des moments qui déstabilisent et laissent sans voix. Un homme doit quitter son appartement parce qu’on rénove l’édifice. Un départ à la retraite, une sorte de divorce qui demande une réorganisation de la vie, la rencontre d’un parent qui refait surface après des années ou encore un secret éventé qui change le regard sur son père. Le plus difficile est, bien sûr, d’abandonner des habitudes, de s’éloigner d’un monde réglé par le travail, la famille, les vacances toujours à peu près au même endroit. Sortir de sa peau et de sa tête pour explorer une autre existence est particulièrement exigeant.
Ce moment rêvé est souvent une libération, parfois une tragédie. Pas facile de bondir dans une vie où les repères s’effacent. Comment réagir quand le temps vous enlève tout ? Je pense à Robert Lalonde qui a perdu et sa maison et les livres qu’il fréquentait depuis tant d’années dans un incendie. Tout son parcours en fumée et en cendres.
MON TOUR
Ce sera bien bientôt l’heure des choix. Je devrai élaguer la bibliothèque constituée, livre après livre, jour après jour au hasard de mes découvertes et de mes lectures. Près de 5000 volumes qui devront aller ailleurs. C’est un drame, inutile de gommer le mot. Comme si on vous demandait de tout effacer, de tourner le dos à des espaces et des obligations. Que faire de ma bibliothèque personnelle ? Plus personne ne veut de ces amas de livres. C’est embarrassant et nos maisons n’ont plus de murs pour la littérature. Il faut « vivre dehors maintenant » comme l’affirme Serge Bouchard. Les envoyer au recyclage ? Tous les livres de Victor-Lévy Beaulieu lu et souligné, ceux de Jacques Poulin, Gilles Archambault, Nancy Huston, Gabrielle Roy, Anne Hébert, Marie-Claire Blais, Nicole Houde et Alain Gagnon, tous des écrivains qui sont devenus des familiers, des intimes presque depuis plus de cinquante ans.
C’est ma vie que je devrai placer dans des boîtes et envoyer je ne sais où. Comment se défaire de soi pour entrer dans l’antichambre de ce grand voyage où il n’y a jamais de retour ? Voilà des choix déchirants, difficiles, que l’on repousse le plus possible. Comme tout le monde, j’y pense et attends. Bientôt, plus tard, je devrai sortir de mes pas, des sentiers familiers, oublier mes aventures de lecteur qui ont commencé à Saint-Félicien, il y a bien longtemps, quand j’ai acheté Les misérables de Victor Hugo à la tabagie. C’est le volume fondateur, le roman qui a donné naissance à ma bibliothèque. Je parle des livres, mais il y a tous les objets accumulés, les archives, ces « paradis » qu’il faut quitter.
J’envie les hommes qui pleurent devant tout le monde, qui sont émus parce que c’est fini. Ceux qui font des blagues, ceux qui ont l’œil brillant, habités par un projet longtemps espéré. Ils trépignent, puis gambadent vers la directrice quand elle les appelle. Et il y a ceux qui ne savent pas encore qu’ils marchent vers un cancer de retraite. Un cancer de mue. Un cancer pour purger vingt-cinq années d’encroûtement. (p.20)
C’est exactement ça, la retraite. Un cauchemar pour certains et une libération conditionnelle pour d’autres. C’est surtout le moment de se demander ce que l’on a fait de sa vie et ce que l’on veut explorer pendant ces années où le corps se fait hésitant. Se donner une chance de parcourir des zones d’ombres que nous n’avons jamais pris la peine de visiter ? C’est le cas de plusieurs personnages de Michaël Delisle. Ils doivent faire leur bilan, bien involontairement souvent. Difficile de se retrouver devant un miroir qui reflète une image de soi qui fait mal. On peut refuser, mentir, chercher à s’évader dans un pays où personne ne sait rien de soi. Il faut toujours partir, d’une façon ou d’une autre.
La tristesse avait remodelé mon visage. J’étais sûr que tout le monde pouvait le voir. J’approchais de cet âge où les monstres intérieurs remontent à la surface. Le poids de ma mélancolie finirait par me voûter, et cette idée me terrifiait. (p.67)
Que faire quand nous ne pouvons plus être protégés par un titre, un rôle, un travail qui permet d’avoir un rôle dans la société ? Nous voilà dépouillés et tout nu en quelque sorte devant les autres. Nous perdons, un jour ou l’autre, son armure. Le moment peut devenir un véritable cauchemar.
LIBÉRATION
Lorsque j’ai décidé de quitter le journalisme, ce fut comme un envol ou une permission attendue depuis des décennies. Bien sûr, il y a eu l’abandon d’un bureau que je fréquentais depuis tant de temps, des collègues, des quasi amis que je ne reverrais plus. Ma vie était ailleurs désormais. J’ai même versé une larme quand je me suis retrouvé dans mon auto avant de prendre la direction de Jonquière. Mais il y avait l’espoir, ce désir que je pouvais assouvir. Je serais enfin écrivain du matin au soir et aussi parfois dans mes rêves la nuit. Cette vie de souffleur de mots que j’avais toujours tenue en veilleuse, pratiquée comme un loisir ou un plaisir coupable. Ce fut un bonheur terrible que de me faufiler dans des histoires que je n’avais pas osé aborder par manque de temps. L’écriture fait de vous une sorte de moine qui quitte le monde pour s’aventurer dans les pays de ses fantasmes et de ses peurs.
Beaucoup de mes collègues n’ont pas eu cette chance. Le cancer a fait des ravages rapidement. Ils avaient perdu le centre de leur existence, les gestes qui les tenaient vivants et bien droits dans leur rôle.
En vérité, je ne sais pas comment dire que je vais là-bas pour ne plus penser. Si l’ivresse peut servir à ça, tant mieux. Sinon, c’est quoi ? Je vais aux antipodes pour attendre qu’il se passe quelque chose dans ma vie, quelque chose comme la mort. Comment dire à quelqu’un qui a le courage de recommencer sa vie à zéro qu’on s’en va au Cambodge pour se dissoudre ? (p.133)
Des nouvelles touchantes, de grandes et petites misères, des drames qui frappent tous les humains quand ils décident de changer de peau et de partir vers l’inconnu, de respirer sans les béquilles que fournit la société. Parce que tôt ou tard, il faut agir avec l’enfant qui plonge dans un autre univers. Certains n’y arrivent pas et d’autres s’y glissent comme ma tante Lucie qui est devenue centenaire le sourire aux lèvres malgré une vie difficile.
Nous savons que les paradis présentés à la télévision, ces oasis où le temps et la vieillesse ne semblent avoir aucune prise, sont des leurres.
Michaël Delisle y va sobrement, laissant toute la place à ses personnages même si le tsunami frappe avec une force inquiétante. Ses nouvelles tombent comme des sonates, sans une fausse note, juste ce qu’il faut pour vous secouer et vous pousser dans les chemins de la réflexion. C’est un art et j’en aurais voulu encore pour me replier sur moi et trier tout ce qui m’a étourdi pendant des décennies et ce qui m’attend dans la dernière étape.
DELISLE MICHAËL, Rien dans le ciel, Éditions du BORÉAL, 145 pages, 19,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/rien-dans-ciel-2764.html