JULES RACINE ST-JACQUES présente Georges-Henri Lévesque, Un clerc dans la modernité, un essai remarquable qui fait le tour de la pensée de ce père dominicain né à Roberval en 1903. Un homme qui a marqué son époque, influencé et formé nombre de dirigeants connus dans l’histoire récente du Québec. Il a été la figure dominante de la faculté des Sciences sociales de l’Université Laval de Québec pendant de nombreuses années en plus de participer très activement à la formation de multiples coopératives. Comme quoi le père Georges-Henri Lévesque est bien plus que le nom de la bibliothèque de Roberval où j’ai vécu des moments formidables.
Fils de Georges Lévesque et de Laura Richard, quatrième d’une famille de quinze enfants, Albert Georges-Henri Lévesque s’orientera vers la vie religieuse, comme plusieurs de ses sœurs. Il choisira l’ordre des Dominicains, la confrérie des penseurs qui aimaient intervenir dans la société et faire une certaine différence.
Jules Racine St-Jacques s’attarde aux questionnements de l’homme, à ses actions et à son militantisme, surtout aux idées qu’il prône. C’est pourquoi l’on parle de « biographie intellectuelle ».
Le jeune homme fera des études en sociologie chez les prêcheurs, approfondira ses connaissances en France et en Belgique. Surtout, il découvrira lors de son séjour en Europe, l’intervention directe, des gestes concrets sur le terrain pour secouer et modifier la vie des gens. Il préférera le regard des Belges à celui des Français qu’il trouve trop théorique.
POINT DE DÉPART
La crise économique de 1929 a laissé des traces et surtout démontré les faiblesses du Québec sur cet aspect négligé. Beaucoup y ont vu une illustration des méfaits du capitalisme et de la spéculation. On pourrait répéter de tels propos en parlant de l’époque contemporaine où le mondialisme, le libre-échange, l’abolition des frontières ont mené plusieurs états au bord du gouffre.
Le père Lévesque entend changer la situation et sensibiliser les Québécois aux affaires, favoriser leur prise en mains à son retour d’Europe. Il s’impliquera dans les coopératives de travail et de consommation, particulièrement dans le secteur agricole où ce modèle a été très important.
Georges-Henri Lévesque, pour sa part, croit trouver dans le coopératisme une manière de synthèse de ces différentes préoccupations. Plus qu’une modalité d’association économique sur le mode du capitalisme, la coopération est pour lui une véritable philosophie de vie susceptible de révolutionner l’ordre libéral, capable tout à la fois d’extirper la « race » canadienne-française de son état d’inféodation économique et de sauver les âmes catholiques de la perdition certaine à laquelle les voue le libéralisme. (p.134)
Le Québec est un terreau propice pour ces regroupements et c’est là une manière pour le jeune dominicain de mettre en pratique les doctrines sociales de l’Église et les encycliques publiées par différents papes qui touchent le quotidien d’un grand nombre de croyants et de travailleurs. Voilà une façon aussi de contrer la montée du socialisme, surtout du communisme que l’on voit comme l’ennemi le plus dangereux.
Le formidable intérêt de cette « biographie intellectuelle » est de s’attarder aux courants de pensée et aux idées qui ébranlaient les sociétés dans les années trente jusqu’à l’époque contemporaine.
Racine St-Jacques en prend large et décrit minutieusement le terrain sur lequel le père Lévesque s’aventure. Il commence d’abord par faire l’histoire des dominicains pour bien montrer l’idéologie de ces religieux qui ont toujours sympathisé avec les dirigeants et le pouvoir, influençant les décisions politiques et économiques.
Entre le discours à leur sujet et la réalité de leurs ambitions, il y a toutefois un fossé que les dominicains s’emploieront à combler en apposant leur marque sur l’Église grâce, notamment, à leur activité intellectuelle. Investissant, en conformité avec la mission plusieurs séculaires de l’ordre, le champ du savoir, tout particulièrement l’enseignement supérieur, les dominicains s’établissent rapidement comme un pôle incontournable de la vie intellectuelle au Canada français. (p.94)
Inutile de dire que ces démarches provoqueront des tiraillements à l’intérieur de l’Église. Le haut clergé au Canada restait attaché au thomisme même si certains dogmes ne pouvaient répondre aux exigences de la modernité.
MODERNITÉ
Au Canada, plusieurs membres du clergé se méfient des théories d’Albert Einstein et de Charles Darwin qui ébranlent les certitudes de la Bible, surtout le mythe de la création avec Adam et Ève. Le père Lévesque, tout en demeurant croyant, pense que l’Église doit se tourner vers la science et les connaissances objectives.
Georges-Henri Lévesque propose donc d’humaniser l’économie, c’est-à-dire de remplacer en son cœur, le profit par l’humain. Ce principe n’est pas abstrait ni artificiel. Il est au contraire consubstantiel à la nature véritable de toute activité économique, qui consiste à « adapter les biens matériels aux besoins humains ». Le sociologue dominicain posait la pierre d’assise d’une conception de l’économie à la fois moderne et catholique. La ligne directrice de son action était tracée. Il n’en déviera jamais. (p.174)
L’église adhère à la pensée de Lionel Groulx alors qui est la figure dominante et fort populaire. Selon lui, la foi est indissociable de la langue française. Le père Lévesque se butera rapidement à cette conception. La question religieuse et le français deviennent un enjeu. Le dominicain prône la déconfessionnalisation des coopératives pour inclure tout le monde. Cela lui vaudra une opposition de plusieurs cardinaux, particulièrement de Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve. Le penseur aura même droit à un procès à Rome où il devra justifier son travail et son militantisme. Georges-Henri Lévesque heurtait les convictions et le conservatisme du clergé d’alors.
Comme responsable des études sociales à l’Université Laval de Québec, il prône une approche rationnelle d’abord, fait confiance à la connaissance des faits tout en demeurant religieux. Il s’active, s’implique, devient rapidement un incontournable avec les conséquences et les remous que cela provoque.
Ainsi, l’acte fondateur même de l’École témoigne d’un esprit ambivalent, aussi soucieux d’orthodoxie doctrinale qu’ouvert à l’empirisme scientifique. Dès sa refondation, l’École porte en elle-même le germe d’un changement paradigmatique. Édifiée sur cette ambivalence entre discours scientifique positif et discours philosophique normatif, elle se développera tout au long du décanat du père Lévesque dans cette tension entre raison et foi dans l’enseignement et la pratique sociologiques. (p.282)
La grève dans le secteur de l’amiante a secoué le Québec tout comme l’engagement de Georges-Henri Lévesque dans la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada qui cristalliseront bien des choses. Maurice Duplessis dénonce cette intervention canadienne et défend l’autonomie des provinces, particulièrement en éducation. Le dominicain croit qu’Ottawa doit investir dans les institutions de haut savoir. Ce sera la fracture. François-Albert Angers ira jusqu’à traiter le père Lévesque de traite. Duplessis coupe les subventions à l’Université Laval. Le religieux est honni dans plusieurs milieux québécois et applaudit partout au Canada. Il s’éloigne définitivement des nationalistes québécois et se rapproche des libéraux d’Ottawa. Surtout, il partage le concept du multiculturalisme que prônera Pierre Elliott Trudeau pendant les années où il détiendra le pouvoir.
Ce livre fort intéressant, bien documenté, illustre les grands débats qui ont animé la Révolution tranquille. Le travail considérable de Jules Racine St-Jacques fera plaisir à ceux et celles qui se passionnent pour l’évolution du Québec et le développement des idées. Un essai qui illustre nos hésitations, le bourbier politique dans lequel les Québécois s’enfoncent depuis la Révolution tranquille qui secouait tous les espoirs. Jacques Bauchemin parle de démission tranquille. Le Robervalois d’origine a fait sa marque dans le monde et l’époque contemporaine.
J’aurai eu le bonheur de le croiser brièvement alors que le Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean lui a rendu hommage peu avant son décès en l’an 2000. Des retrouvailles émouvantes pour plusieurs qui retrouvaient leur enseignant, le maître qui a été un guide dans leur vie et leur carrière.
RACINE ST-JACQUES JULES, Georges-Henri Lévesque, Un clerc dans la modernité, BORÉAL ÉDITEUR, 492 pages, 32,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/georges-henri-levesque-clerc-dans-modernite-2734.html