Y A-T-IL UNE GÉOGRAPHIE du bonheur ? Voilà une question qui a troublé Véronique Marcotte lors d’un séjour en Haïti, en compagnie d’écrivains du Québec. Une jeune femme, pendant une rencontre avec le public, lui a asséné cette énigme. Que répondre ? Où le bonheur prend-il ses aises ? Et pour quelqu’un qui vit en Haïti, demander où se cache le bonheur, c’est peut-être demander si l’avenir est possible. Est-ce que le paradis a pignon sur rue ? Est-ce que vous le croisez dans votre quartier en ce printemps de confinement physique et mental ? Les longs jours tranquilles suivront-ils les outardes, le retour à la vie dite normale, un soleil stimulé aux hormones et des dégâts de pissenlits le long des trottoirs ?
Adam et Ève Bonheur se sont installés en Amérique du Nord ou encore dans une région de l’Europe, bien sûr. Chez les Blancs, cela va de soi, dans un pays riche où sévit le wi-fi, le téléphone intelligent et la radio débilitante. Ils ont choisi une ville en bordure de fleuve où les magasins sont accessibles en tout temps. Le couple entretient jalousement sa pelouse, de grands érables et certainement une piscine. Ils ont leurs oiseaux de juillet et d’hiver qui volettent sous les mangeoires et leurs deux enfants, un gars et une fille, partent à l’école après avoir bien déjeuné. Un pays où la carte de crédit fait la loi, où l’on surveille son poids en comptant les calories, où l’on parle, après avoir vidé une bouteille de vin, de devenir végétalien. Ève et Adam travaillent tous les deux et peuvent s’offrir un bout d’été dans le Sud en janvier et des séjours à Paris quand ce n’est pas l’Asie pour connaître les frissons du dépaysement. Le bonheur est-il en pause sur cette planète coronavirus-19 ?
Véronique Marcotte est revenue de son voyage en Haïti avec cette question dans ses valises. C’est souvent comme ça que s’impose un projet. Une petite phrase malicieuse et la machine à écriture se dégourdit. Un contact particulier avec Haïti pour la romancière, mais aussi un coup de foudre. Assez pour postuler et chercher à profiter d’une résidence d’écrivain. Pas de meilleure façon de continuer l’expérience. Elle va s’installer dans une grande maison sous les arbres et taquiner le mot pendant le jour en attendant l’heure de l’apéro, ce moment qui penche vers une nuit chaude et ivre d’odeurs.
AVENTURE
Véronique Marcotte part avec armes et bagages pour la belle aventure. Le choc est brutal. Rien ne se passe pas comme elle l’avait prévu. Se retrouver dans une vaste maison « en manque d’amour », avec l’impression d’être une tache blanche sur un grand tableau noir ne va pas de soi. Elle devient celle que l’on regarde, que l’on examine comme si elle était une curiosité. Madame V. est l’étrangère. Le terme « minorité visible » n’est plus un euphémisme. Elle le vit à chaque moment de la journée, chaque fois qu’elle ose s’aventurer hors des murs de la résidence.
J’avais peur qu’on m’assaille, qu’on me pille, qu’on m’insulte. Je ne voyais pas les compatriotes de Paulo comme des brutes, je peux le jurer, mais je ressentais quelque chose qui ne se traduit pas autrement, quelque chose de viscéral. Et Paulo, toujours en souriant, m’a confirmé que si nous passions la nuit sur la route Nationale, derrière le camion de ciment renversé, il était fort possible que nous nous fassions voler nos affaires. J’ai jeté ma cigarette pour serrer contre moi le sac qui m’entourait la taille pendant que la petite posait sa tête sur mon épaule de Blanche effrayée. (p.66)
L’écrivaine ne parvient pas à trouver du temps et le silence qu’il faut pour dresser les mots. La maison est envahie par les voisins qui y viennent pour le wi-fi. L’intimité n’a pas le même sens en Haïti qu’à Montréal. Elle se lie avec une famille des environs, découvre l’histoire de Clara et Pierre. Clara est la fille d’une Québécoise. Une parenthèse pour Marine, la mère, qui est retournée vers son homme à Montréal. Un pas de côté pour celle qui ne voulait pas d’enfants. Jaco, son mari, un métis haïtien et québécois, ne saura jamais rien de l’incartade de son épouse.
LE BONHEUR
Mais où est-il ce bonheur ? Madame V. décide de suivre cette famille au bord de la mer près de Jacmel. Elle va s’installer dans une petite maison et écrire. C’est le but de son voyage après tout.
Le bonheur, elle le constate, tout le monde tente de l’inviter à sa table, mais le grand escogriffe a souvent des manières imprévisibles. Madame V. vit une passion avec Sue, une Américaine en exil. Une pulsion de vacances, quand tout bascule. Le même abandon que Marine a connu avec Pierre peut-être.
Ce soir-là, Sue me fait découvrir quelque chose au moment même où j’avais perdu foi en l’étonnement. Elle installe une jonction entre nos deux corps. Et moi je consens à cette suture. Je verrai plus tard quoi en faire, je verrai plus tard ce que ça fait d’avoir une femme comme Sue en plein cœur de charpente. (p.103)
Et l’histoire de Marine et Pierre, de Clara qui s’attache à Madame V. comme si elle était sa mère, se dévoile peu à peu. Bien sûr, tout le monde a menti à la fillette pour la protéger. Nous trichons tous pour masquer nos grandes et petites lâchetés. Que seraient notre société et nos vies sans les mensonges qui améliorent le réel et le rendent acceptable ?
FIN
Marine est atteinte d’une maladie terrible qui ne lui laisse aucune chance. La sclérose latérale amyotrophique va l’enfermer dans son corps. Un drame pour elle et son mari. Une fin atroce. Elle décide de choisir son moment, de partir volontairement. Jaco verse le poison, se fait complice. Nous sommes avant la loi pour l’aide médicale à mourir. La police enquête. Jaco ment bien sûr, comme sa femme avant, pour sauver sa peau. La vieille Aurore qui n’en a fait qu’à sa tête, une voisine, organise avec lui ses mensonges et sa défense.
Il veut s’anesthésier. Sortir de cette fatigue. Il se sent seul. La seule personne avec qui il peut partager ce qu’il vit, c’est Aurore. Il n’a plus vraiment d’amis proches, son père est mort, et il est hors de question qu’il annonce à sa douce mère qu’il a tué Marine. Tâche de garder ton calme, mon fils. Jaco entend la voix de Josema, son accent créole qui roule comme une bille dans sa gorge, sa mère bien-aimée qu’il ne met au courant de rien pour l’épargner. (p.84)
Rien ne va plus en Haïti quand la famille de Clara apprend la mort de Marine. Là aussi, le mensonge a brouillé le quotidien. L’enfant correspondait avec sa mère à l’insu de son père qui se révèle peu à peu aux yeux de l’écrivaine. Il se comporte en petit despote et bat sa femme.
Clara fugue.
Madame V. et Sue se retrouvent au centre du drame malgré elles. Tout se précipite quand la vieille Aurore et Jaco débarquent en Haïti pour exécuter les volontés de Marine, régler un héritage qui fait délirer Pierre.
QUESTIONS
Une intrigue qui tient du thriller, un questionnement sur la vie, l’amour, le mensonge, le suicide, la mort assistée, la violence conjugale, le machisme, les enfants qui subissent la dictature d’un père, le vieillissement et notre responsabilité les uns envers les autres. L’appartenance aussi, le métissage, les racines, le pays, tout ça en filigrane dans une histoire à multiples facettes qui ne vous laisse pas un moment de répit.
Véronique Marcotte est une magnifique conteuse et je ne pense pas, malgré toutes ses tribulations dans l’île de Danny Laferrière, qu’elle puisse pointer sur la carte du monde le lieu où Ève et Adam Bonheur se sont installés. Il faut regarder en soi et tenter de démêler le vrai et le faux qui empoisonnent nos vies pour arriver, peut-être, à une sorte de paix qui peut se répandre tel un virus.
Un beau roman qui explore les liens que le Québec entretient avec Haïti, sans que nous connaissions réellement ce pays qui semble distiller la misère et le malheur. Madame V. l’apprend : le bonheur perturbe et se réfugie dans des lieux peu fréquentés, même en Haïti, quand tout se déglingue. La géographie du bonheur fait du bien, ce qui est rare et précieux en littérature.
MARCOTTE VÉRONIQUE, La géographie du bonheur, VLB ÉDITEUR, 254 pages, 24,95 $.