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vendredi 19 septembre 2025

QUI LIT ENCORE DES ESSAIS AU QUÉBEC

ÉTIENNE BEAULIEU n’y va pas par quatre chemins dans «Un essaim de poussière» où il parle de l’essai et le défend envers et contre tous. Selon lui, ce genre littéraire n’a pas la place qui lui est due dans notre monde des lettres. Il se demande pourquoi la fiction occupe le haut du pavé et qu’elle fait courir les foules dans les salons du livre. Surtout que les prix importants se multiplient pour le roman, le théâtre ou la poésie quand l’essai est laissé pour compte. Il y a des gratifications consacrées à ces ouvrages, bien sûr, mais elles restent dans l’ombre. C’est peut-être vrai, mais l’essai a ses ténors. Je pense à Serge Bouchard, Gérard Bouchard et Mustapha Fahmi, Frédérique Bernier et Sara Danièle Michaud pour n’en nommer que quelques-uns. Beaulieu répète que cette réflexion (merci à Michel de Montaigne de l’avoir imaginée) est cruciale dans un monde qui claudique et qui ne sait à quoi s’accrocher pour inventer l’avenir et contrer la catastrophe du présent.

 

Étienne Beaulieu raconte sa «collision» avec l’essai quand il était étudiant, lors d’une visite au Colisée du livre de Québec pour se procurer des lectures à bas prix. Il fouillait dans les bacs de bois poussiéreux où tous les volumes gisaient dans un désordre et un fouillis fascinants. Il y avait bien quelques affichettes pour identifier les romans, le théâtre ou la poésie, mais l’essai demeurait invisible dans la galaxie des écrits oubliés. Il allait à l’aventure, sans savoir sur quoi il allait tomber, ouvrant un bouquin ici et là, au hasard, s’accrochant à une phrase qui lui donnait le goût d’extirper un ouvrage du chaos. 

Tout se mélangeait, sans hiérarchie et vedettes, autant le travail d’un écrivain nobélisé que celui du plus obscur des poètes qui avait confié son recueil à une petite maison d’édition qui avait duré le temps d’une gloire du matin et qui n’avait jamais eu droit à une ligne dans un journal ou une revue. Tout était à 1 $ sans discrimination et sans favoritisme. 

Tous pour un et un pour tous. 

Égaux dans la poussière et le silence. Il y a quelque chose de fascinant dans ces lieux. J’ai fait comme Étienne Beaulieu et j’ai passé des heures à fouiller ici et là pour trouver «mon livre», celui que je rapportais chez moi, lui donnant une autre chance de vie. 

 

«Un jour, je tombe sur un livre intrigant dans la belle collection “Nénuphar” de chez Fides, la couverture est sale et toute plissée. Qu’est-ce que c’est que ce truc? Ça n’a pas l’air d’être de la poésie, que je lisais presque exclusivement. Ce n’est pas non plus un roman, ni du théâtre, le titre est bizarre et ne me dit rien : La ligne du risque. L’auteur m’est inconnu, un certain Pierre Vadeboncoeur, dont le nom me fait penser à un soldat obscur de l’époque coloniale. Les grosses pages blanches ont une texture un peu pâteuse. J’ouvre au hasard et un passage me saute au visage (il faudrait faire entendre ici le roulement des r, le léger nasillement des années 1950 et tout le crépitement des vieilles ondes radio): “Borduas fut le premier à rompre radicalement. Sa rupture fut totale. Il ne rompit pas pour rompre; il le fit pour être seul et sans témoin devant la vérité. Notre histoire spirituelle recommence à lui.” J’ai été foudroyé. J’avais 17 ans…» (p.10)

 

Une sorte de chemin de Damas pour l’étudiant qui découvrait une parole, un texte qu’il recherchait sans doute inconsciemment, qu’il pourrait apprivoiser aussi quand il aurait l’audace de se lancer dans l’écriture. 

 

«Tout était là, donné d’un seul coup d’un seul que j’allais mettre des décennies à digérer lentement : la rupture, la voix, la solitude, la recherche de vérité, l’élan spirituel, voilà ce qu’est un essai.» (p.11)

 

Une prose impossible à confiner dans une catégorie sans que ça déborde et échappe aux contraintes et à toutes les définitions. Le mot le dit : c’est une tentative dont on ne peut prévoir les bonds. Une expérience avec ses risques et périls. Une forme qui s’abreuve à toutes les sources. C’est pourquoi ce genre d’écrit est si difficile à cerner, même si Beaulieu tâche d’y arriver tout au long de son ouvrage. Une prose caméléon qui prend toutes les apparences.

 

SON LIVRE


Il y a des livres qui nous attendent. Pour moi, ce fut «L’homme unidimensionnel» d’Herbert Marcuse. J’étais à l’université, étudiant en littérature française; autant l’avouer, la plupart de mes cours m’ennuyaient. La grammaire comparée, la phonétique, c’étaient sans intérêt pour moi. J’avais surtout l’impression de régresser dans ces cours où je devais reprendre des ouvrages lus déjà depuis longtemps. Depuis la fin du primaire, j’étais un coureur de livres qui aimait l’aventure, les découvertes, la poésie de Guillevic, d’Alfred Desrochers, les romans de Jean Giono qui me troublaient avec ceux d’Henri Bosco. 

Je n’avais pas beaucoup d’argent à Montréal, mais j’allais souvent à la librairie pour trouver de quoi pour la semaine avant de passer à l’épicerie. Avec «L’homme unidimensionnel», j’ai dû me priver de repas ce soir-là, mais cela n’avait pas d’importance. Je me retrouvais dans une terre inconnue et secouais des vérités qui seraient miennes toute ma vie, je le devinais. 

Je l’ai parcouru d’un élan, sans lever les yeux presque, pour recommencer tout de suite en soulignant ici et là, rendant le livre impraticable pour n’importe qui. Trois, quatre fois certainement avant de me redresser dans un matin tout rouge et étourdi. J’avais oublié les cours, les travaux et les collègues. Marcuse me tenait à la surface de l’eau pour que je respire. 

Le philosophe et sociologue mettait le doigt sur un malaise que je ressentais à l’université. Tous les cours voulaient me confiner dans un moule, me faire devenir un autre parfaitement prévisible quand j’étais fait pour l’errance et la maraude. Il fallait rejeter tout ça pour me trouver, pour écrire de la poésie et parvenir un jour à porter la tuque de l’écrivain. 

J’ai marché les trottoirs de la ville avant de sauter dans le train, avec ma valise pleine de livres, pour retourner dans mon village de La Doré, pour renouer avec ma famille que j’avais trahie en prenant la direction de Montréal au lieu du bois. J’étais un transfuge de classe, monsieur Jean-Philippe Pleau, mais aussi un renégat.

 

PRÉSENCE

 

Étienne Beaulieu a raison. Sur mon blogue, quand je m’attarde à un essai, peu importe le sujet et sa pertinence, je soulève peu de réactions et rarement de commentaires. Ça ne m’empêche pas de m’entêter et de continuer de jongler avec ces réflexions qui donnent des balises dans la course effrénée qu’est la vie. Je ne suis pas un vrai chroniqueur, mais un lecteur qui écrit sur ses lectures.

L’essai est «de la plus haute autorité», comme aurait dit mon ami Victor-Lévy Beaulieu. Il se situe du côté de l’être et de l’âme, du pourquoi et du comment, du cheminement et de l’incroyable aventure de devenir humain.

 

«Mon but dans le présent essai est de rapatrier le mot dans son véritable territoire, de bien le distinguer de la prose d’idées et de lui rendre toute sa force et sa puissance évocatrice sans qu’on ait besoin désormais de lui accoler aucun adjectif, serait-ce même celui de “littéraire”, qu’on prononcerait avec un accent de corvidé grasseyant.» (p.59)

 

Monsieur Beaulieu sait très bien qu’il ne parviendra pas à bousculer la fiction et les témoignages de vedettes aussi éphémères que les météorites. 

Le plus important reste ce moment où à dix-sept ans, un mot l’a accroché et l’a guidé depuis. 

«Rupture».

Quand on rompt avec la société ou avec des manières de dire et de s’interpeller, nous en payons toujours le prix. Monsieur Borduas l’a vécu difficilement. Et je suis demeuré un écrivain de la marge parce que je me suis interdit de porter les habits d’une institution. Je n’ai eu qu’une vocation : celui de la lecture.

 

RÉPIT

 

Le plaidoyer d’Étienne Beaulieu est vibrant, mais il m’a fallu prendre des répits pour me vider l’esprit de tous les tourbillons de cet écrivain. Je suis allé me perdre dans le bois et les dunes pour respirer, être, me rassurer en mettant les mains sur l’écorce d’un pin rouge centenaire ou encore tenter de déchiffrer les confidences des mésanges ou le regard curieux de la renarde qui m’avait suivi dans la plus étrange des discrétions. 

Peut-être que c’est la force de cet ouvrage d’être une sorte d’aimant qui vous ramène toujours à une seule et même question. Cette parole intime, chuchotée dans un lieu retiré où l’on sent la vie bourdonner tout autour. De très belles pages aussi sur la démarche d’Yvon Rivard, dont je viens de lire la réflexion sur la violence. 

Malgré de nombreux retours sur la notion de genre de l’essai, Beaulieu se questionne sur les événements qui nous aspirent, nous font claudiquer, nous gardent souvent à côté du chemin que nous avions choisi de suivre. «Un essaim de poussière» est un livre un peu étrange qui vous attire comme un trou noir. 

Et j’ai recommencé ma lecture depuis la première phrase. «Je me souviens de cette immense salle presque toujours vide…» Je me suis attardé aux passages que je souligne au marqueur jaune. J’ai retraversé les chapitres de Beaulieu en effectuant de grands bonds, m’étourdissant dans son envie de se dire, de secouer le monde, de fouiller dans nos habitudes et les scories de nos écrits. 

Je suis parvenu à me rassurer ou à m’inquiéter encore plus en me demandant pourquoi l’essai fait problème à notre époque. C’est que la pensée est déficiente, le questionnement qui engendre la discussion n’existe presque plus. Nous sommes du temps des assertions et de la proclamation, du vrai et du faux amalgamés. Nous hurlons comme les crieurs autrefois sur le parvis de l’église pour vendre nos opinions. La réflexion lente, le dialogue, la méditation sont obsolètes dans notre monde médiatique et les réseaux de toutes les diffamations. 

Bien sûr que je vais remettre mes pas dans ceux de Beaulieu parce que sa démarche est nécessaire. Il est toujours important de suivre les empreintes de ceux et celles qui prennent le sentier du recueillement. C’est comme ça que nous nous approchons de l’humain qui sommeille en chacun de nous, de cet autre qui ne demande qu’à être réveillé. 

 

BEAULIEU ÉTIENNE : «Un essaim de poussière», Éditions Varia, Montréal, 2025, 168 pages, 26,95 $.

 https://groupenotabene.com/publication/un-essaim-de-poussiere/

 

jeudi 18 septembre 2025

PERSONNE N’EST INDIFFÉRENT FACE À L’ART

UNE BONNE idée que celle de Vava Sibb! Son recueil de nouvelles : «Je ne suis pas une nature morte» nous entraîne dans des musées où les visiteurs peuvent contempler des chefs d’œuvres de la peinture et les pièces marquantes de grands créateurs. L’auteure emprunte l’uniforme des hommes et des femmes qui surveillent discrètement, au fond de la salle, immobiles, mais qui saisissent tout et font en sorte que tout aille bien. Des gardiens que personne ne voit et à qui on n’adresse jamais la parole. Mais que se passe-t-il dans la tête de ces surveillants impassibles, muets devant des gens qui n’en ont que pour une œuvre qu’ils veulent scruter et admirer? Peut-on fréquenter pendant des jours de grandes réalisations picturales sans être touché, contaminé d’une certaine façon par la beauté et le récit d’un tableau? Vava Sibb imagine «les effets collatéraux des œuvres d’art» sur ceux et celles qui s’exposent quotidiennement à elles. Nous voici face à «La Joconde» de Léonardo de Vinci, tout près de Monet, du «Bassin des nymphéas», des «Demoiselles d’Avignon» de Picasso, de «Numéro 31», de Jackson Pollock. Et, bien sûr, «Le baiser» de Klimt pour rêver. L’écrivaine nous garde pour la fin «La nuit étoilée» de Vincent Van Gogh.

 

D’abord «La Joconde» de Léonardo de Vinci, un génie qui a su échapper à son époque par son travail. Une toile toujours d’actualité après plus de 500 ans : un chef-d’œuvre de la Renaissance peint sur bois de peuplier, avec un arrière-plan atmosphérique. Surtout, l’inoubliable sourire de son sujet. Avec un regard qui semble suivre le visiteur quand il se déplace dans la salle. 

Un gardien, pendant ces jours et ces semaines, ne peut s’empêcher de faire face au tableau, de se sentir surveillé par cette dame mystérieuse qui ne le quitte jamais des yeux. L’écrivaine imagine des liens entre l’œuvre et l’employé, quelque chose de subtil, d’intime, qui le rejoint dans ses désirs profonds. 

Julien rêvait d’être comédien dans «Sourire de glace», d’incarner de grands personnages, mais rien n’a été comme il le souhaitait. Que des petites apparitions, une phrase à dire et au revoir. Il voulait être celui que l’on admire, qui attire tous les regards et il n’a été qu’un figurant sans nom et sans visage. Et, dans l’uniforme de gardien de musée, devant «La Joconde», il prend conscience de son insignifiance, de ses désirs brisés. Il ne peut le tolérer. Tous ces visiteurs qui n’en ont que pour elle, il ne peut le supporter.

 

«C’était le lent pouvoir destructeur de la foule et le sentiment de l’absurde indifférence qui le rongeaient. De toute évidence, personne ne pouvait lutter contre la force d’une telle œuvre, encore moins contre son pouvoir d’attraction, son mystère. Julien, lui, se mit à ressentir comme une amputation. Il pédalait sans fin dans l’œil d’un dangereux cyclone qui charriait sans relâche son lot de fans et d’amateurs. Il était devenu transparent, anonyme et inexistant pour la deuxième fois.» (p.21)

 

Rien de pire que de se sentir inutile, insignifiant et un rien du tout. Julien perd la boule devant la dame qui garde son sourire énigmatique.

 

DRAME

 

Simon vient de perdre son épouse Léa et a du mal à reprendre pied. Il cherche des repères, tout ce qui faisait de ses jours un chapelet de gestes et de petits bonheurs. Et voilà qu’il est happé par une toile de Monet, une œuvre que sa femme aimait particulièrement. Il a l’impression de s’approcher d’elle en regardant le tableau, sent une irrésistible attirance, comme si quelqu’un le poussait vers cette mare pour se glisser dans une autre dimension. 

 

«L’éternité parlait à Simon. Phénomène qu’il n’analysait pas mais dont il pouvait mesurer l’effet. Étonnamment, la confusion du ciel et de l’eau captée par le peintre œuvrait comme l’une des meilleures sauvegardes de la mélancolie. La connivence des flous unissait l’état de l’homme au motif. Le jeu des transparences et de l’opacité le maintenait à flot. Parfois, absorbé par le souffle ténu de la scène, par le clapotis imperceptible des touches de peinture, par d’impérissables frissons de surface, il répondait avec un temps de retard aux demandes des visiteurs qui esquissaient un signe de la main. “Oui? Vous dites?” reprenait-il alors, émergeant de cette dissolution momentanée.» (p.33)

 

Si Julien se sentait ignoré par «La Joconde», Simon, lui, est magnétisé par l’étang de Monet qui miroite et scintille devant lui. Une manière d’aller vers sa femme, Léa, de retrouver le monde perdu. 

 

FUITE


Betty voulait changer de vie en s’installant à New York et en devenant la gardienne attitrée des «Demoiselles d’Avignon» de Pablo Picasso. Tout de suite, elle sent que cette toile dégage une énergie particulière et qu’elle touche ceux et celles qui s’approchent. «Elle avait cependant remarqué que Picasso et ses Demoiselles lui donnaient parfois l’illusion d’une beauté retrouvée.» C’est comme si le travail du maître engendrait une envie furieuse d’être, de se dire et de se mettre au monde. Cette poussée irrésistible se traduira par une fièvre créatrice. 

Picasso lui accorde l’occasion de s’aventurer dans son passé pour en faire surgir des formes et des couleurs. L’œuvre de ce créateur devient un catalyseur qui permet à Betty de muter et de changer de peau. C’est aussi l’un des étranges pouvoirs de l’art que de provoquer, de stimuler pour aller vers une vie où nous pouvons installer nos propres balises et imposer notre regard.

 

GARDIEN

 

John a été gardien de prison et le voilà dans un musée, devant une toile de Jackson Pollock dont il ne sait rien. Ce n’est pas un amateur d’art. Il ne l’a jamais été. Indifférent, il regarde les visiteurs, surveille, une habitude de son ancien travail et écoute les commentaires des guides. 

Et peu à peu, il sent un magnétisme qui se dégage du tableau, une frénésie d’éclatement qui lui fait penser à la naissance d’un monde, à un Big Bang qui engendre une nouvelle galaxie. C’est peut-être la plus belle interprétation que l’on peut faire de Pollock. L’œuvre devient un déclencheur qui pousse le gardien à jongler avec des questions et peut-être à voir les visiteurs autrement.

 

«Un jour, justement, alors qu’il était attentif, il entendit que “la peinture accidentée de Pollock contribuait à créer des rythmes de surfaces, sans fenêtre sur le réel. Le travail répétitif, la performance gestuelle faisaient appel à la part inconsciente de l’artiste mais également à sa volonté de composer. On ne pouvait donc pas parler ici de hasard, pas plus que de séduction colorée, et pourtant le magnétisme du tableau rendait le spectateur captif, prisonnier de la toile.”» (p.64)

 

Il ne pourra se contrôler. Il y a un psychiatre dans la foule, facilement reconnaissable pour l’observateur qu’il est. Ce sera le moment de bouger pour se libérer du poids de son ancienne vie.

 

MUTATION

 

Le tableau de Gustav Klimt sera tout aussi important pour Sophia, une ancienne femme de chambre qui avait l’habitude «d’effacer» le passage des voyageurs ou encore la rencontre d’amants pour une nuit à défaut d’une vie. Elle s’abandonnerait volontiers dans les bras de l’homme évoqué dans la scène qu’elle a devant elle. Un rêve, une belle tendresse, peut-être de la nostalgie qui lui permet d’acquérir une personnalité et une assurance qui lui faisaient défaut. Elle sera visible dorénavant, l’une de celles que l’on regarde.

J’avoue avoir un faible pour la dernière nouvelle de «Je ne suis pas une nature morte», celle où un tableau de Van Gogh, un ciel hypnotique semble avaler le monde dans une formidable spirale, une mouvance qui se love et aspire l’univers. Peter n’aura de repos qu’en quittant tout pour se retrouver dans le lieu même qui a fait naître cette œuvre, au cœur de la pulsion créatrice. 

 

«C’est ainsi qu’un soir de grande clarté, Peter se rendit à proximité du monastère Saint-Paul-de-Mausole, là où le peintre avait été interné. Il s’assit sur une souche et se planta plein cadre. Le tableau réel était là. La nuit vibrait, pure, indifférente à ce minuscule résidu d’homme, ridicule devant le mystère de la vie, devant l’insondable Grand Tout qui le dominait. Tour à tour, Peter se sentit esclave et maître du monde.» (p.93)

 

Un texte magnétique et fascinant. 

Les toiles significatives provoquent, permettent d’échapper au temps et aux modes pour toucher ceux et celles qui regardent peut-être avec leur âme. L’art est là pour bousculer, pour inventer une réalité différente avec d’autres yeux pour s’approprier notre environnement. 

Vava Sibb joue habilement avec les forces et le magnétisme des œuvres d’art et se livre à des danses étranges et inquiétantes. Chose certaine, personne «n’est une nature morte» devant un tableau de maître. Voilà du vivant, de l’émotion et des pulsions qui aspirent et peuvent vous pousser dans un avenir plus intense et plus vrai, vous ouvrir toutes les dimensions de l’être. Une quête d’identité pour tous les personnages.

 

SIBB VAVA : «Je ne suis pas une nature morte», Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2025, 104 pages, 21,95 $.

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/713/je-ne-suis-pas-une-nature-morte

mercredi 17 septembre 2025

COMMENT MAÎTRISER LA VIOLENCE EN NOUS

YVON RIVARD vient de publier un essai qui nous permet de mieux nous situer face à tout ce qui nous heurte actuellement dans le monde avec les guerres, les conflits, les dérives démentes de certains dirigeants et la Terre qui se défend contre les changements climatiques. «La mort, la vie toujours recommencée» (essai sur l’au-delà de la violence) rassemble des textes que le romancier et essayiste a fait paraître dans des revues au cours des dernières années et dans le journal Le Devoir, notamment. Des inédits aussi, bien sûr. Un livre imposant de 300 pages bien tassées qui m’a obligé à m’arrêter souvent pour réfléchir à des questions urgentes pour le futur de la planète et le demain des humains. Que dire devant la mort, la violence qui semble coller à la peau et l’âme des hommes et des femmes depuis que l’humanité a entrepris l’incroyable tâche de devenir humaine? La foi, les convictions, le religieux et le sacré qui font les manchettes avec la laïcité de la société, la place de la littérature et du français dans l’enseignement, l’identité et le nationalisme. Yvon Rivard est un homme qui, après avoir enseigné pendant des années, tente, peut-être, d’atteindre une certaine forme de sagesse et de sérénité.

 

La première partie intitulée «Comment survivre à tant de haine?» aborde des questions qui me taraudent et ne me laissent jamais en paix. Nous sommes bombardés par des images horribles, des visages marqués par la peur et la faim. Des villes en ruines, des attaques de drones et de roquettes sur des hôpitaux quand ce n’est pas des gens qui sont exécutés en cherchant quelque chose à manger à Gaza. 

Que faire face à tout ça? Y a-t-il des explications et des façons de calmer les esprits, d’apaiser les haines qui se répandent depuis des générations?

Il n’est jamais facile de répondre à ces questions qui bousculent l’actualité et qui rendent l’intolérable banal. Pourquoi une telle violence dans l’être humain, pourquoi cette prolifération d’actes barbares dans des sociétés que l’on dit évoluées? Pourquoi encore la guerre en Ukraine et le génocide que nous voyons en direct dans la bande de Gaza? Sans compter les décrets de Donald qui déchirent des ententes et des collaborations établies depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 

Pourquoi rien n’arrête les dérives des despotes et des illuminés qui ne respectent aucun traité, aucun organisme d’entraide humanitaire, qui lâchent la bride à leurs idées fixes et à leurs folies de régner sur la planète?

Le vieux rêve qui obsédait Gengis Khan, Napoléon et Hitler a fait des centaines de millions de victimes, de morts et d’affamés. Tant de femmes violées comme butin de guerre à travers les siècles et encore maintenant.

 

«Le rationalisme occidental agit comme un mythe : nous nous acharnons toujours à ne pas vouloir voir la catastrophe. Nous ne pouvons ni ne voulons voir la violence telle qu’elle est. On ne pourra pourtant répondre au défi terroriste qu’en changeant radicalement nos modes de pensée. Or, plus ce qui se passe s’impose à nous, plus le refus d’en prendre conscience se renforce.» (p.18)

 

Des explications, il faut les chercher au fond de soi, dans le plus intime de notre être, en maîtrisant nos pulsions et nos yeux de vautour; surtout prendre le temps de regarder autour de soi pour y surprendre l’autre, pour partager un même espace. 

Tout acte de violence fait régresser l’humanité et la pensée. 

Pourquoi ces pulsions où l’individualisme s’impose dans nos contacts avec nos proches et les nations de la planète, peu importe la race et la couleur? Pourquoi ces envies de massacrer ses semblables et de les exploiter en les assujettissant

 

MÉDITATION

 

Yvon Rivard médite, sans chercher à partir en croisade pour imposer des idées qui deviennent souvent une camisole de force, écrase l’individu et ne peut faire que des victimes. Une vérité qui se répand l’arme à la main est une catastrophe pour les humains et tout ce qui respire et bouge sur la planète. 

L’écrivain a bien raison d’aborder ces questions avec prudence et délicatesse parce qu’elles sont inquiétantes et qu’il n’y aura jamais de réponses nettes et précises à ces dérives qui défient l’imaginaire et le bon sens. 

 

«J’ai essayé de faire ce que font tous ceux et celles qui choisissent d’agir en pensant, de penser en aimant, d’aimer en tissant le plus de liens possible avec mes semblables, proches et lointains, morts et vivants, en devenant de plus en plus conscient d’être ce qui dans l’univers réalise l’unité entre la matière et l’esprit. Cette unité, qui repose sur l’identité entre la structure de l’univers et celle de notre pensée, n’est pas une belle abstraction réservée à quelques-uns qui la découvrent et la formulent (philosophes et mystiques, scientifiques, artistes), c’est l’expérience vitale de la pensée commune qui voit et sent que sans l’amitié entre toutes les formes de la vie et d’être, le monde serait un chaos.» (p.25)

 

Mais pourquoi cette violence ancrée dans nos sociétés, ces porteurs de haine qui dressent les humains les uns contre les autres, qui cherchent même à anéantir des populations entières? Nous l’avons vécu avec l’holocauste et nous le vivons avec les Palestiniens. Les victimes peuvent-elles devenir des bourreaux?

 

«… d’où vient le mal, comment peut-on en venir à tuer, à massacrer les pauvres, les paysans, les petites gens qu’on prétendait libérer de ceux qui les oppressent ou protéger, de ceux qui les libèrent? Comment expliquer les guerres passées et actuelles, les massacres de la Syrie, de Gaza, la folie sanguinaire de l’État islamique, l’invasion de l’Ukraine?» (p.35)

 

Et je ne peux que penser à Donald, qui est en train de mettre le monde à ses pieds. 

 

L’ESPRIT HUMAIN


Ces comportements et ces dérives, des spécialistes l’expliquent par des troubles psychiques, des traumatismes subis dans l’enfance ou encore de certaines violences qui pousseraient des victimes à vouloir prendre leur revanche en cherchant à tout régenter. Yvon Rivard risque des réponses en sachant qu’il ne mettra jamais le couvercle sur la marmite.

 

«Autrement dit, tout ce que nous faisons, bien ou mal, procède de notre relation à la mort. Quand la peur de la mort, qui est aussi naturelle que la mort elle-même, n’est pas surmontée, elle se change en une haine de la vie qui tôt ou tard nous sera retirée. Comment accorder de la valeur à ce qui est mortel? Pourquoi supporter toutes les misères humaines qui s’accumulent et culminent dans la mort? Pourquoi aimer, souffrir, créer pour en arriver là, pourquoi travailler à se construire si c’est pour être réduit à rien, vouloir construire un monde habitable si tout est appelé à disparaître?» (p.38)

 

La peur de mourir qui nous pousse à voler la vie des autres et à éliminer ceux et celles qui nous contredisent, à nous emparer de leurs terres et de leurs biens.

Cette crainte viscérale qu’il faut apprivoiser et surtout accepter comme étant normale. «C’est la seule justice», répétait mon père quand cette question se posait lors du décès d’un parent ou de quelqu’un dans le village. «Personne n’y échappe.»

Ces propos n’éloignaient pas mes cauchemars. Tellement que je ne voulais plus dormir et que je faisais des efforts terribles pour combattre le sommeil. C’était comme si, en me glissant sous les draps, je m’enfermais dans un cercueil. Une angoisse qui s’est amenuisée heureusement. J’ai abordé le sujet dans mon carnet : «L’enfant qui ne voulait plus dormir.»

 

TRANSCENDANCE

 

Yvon Rivard ne peut éviter la question de la foi, des certitudes que l’on trouve en soi ou dans certains enseignements. J’imagine qu’il est croyant sans pour autant s’adonner à des rituels religieux. Du moins, je ne le pense pas. Jean Désy, mon ami écrivain et grand voyageur, est aussi de ce côté des choses.

 

«Toutes les formes de violence (meurtre ou viol, guerre ou réchauffement climatique) qui traversent et façonnent l’histoire de l’humanité procèdent d’un enfermement des êtres humains à l’intérieur d’eux-mêmes (frontières, identités, croyances) qui entraîne une rupture entre eux ainsi qu’entre eux et le monde.» (p.45)

 

Rivard tente de briser cet enfermement, de s’ouvrir à l’autre en lui tendant la main, de le rencontrer en toute confiance et sans préjugés. L’«Aimez-vous les uns les autres» d’un certain Jésus de Nazareth résonne alors. 

L’essayiste croit à une forme de transcendance et à une direction ou une poussée qui permet à l’humain de devenir plus humain. La foi peut aider à faire cette prise de conscience ou ce passage évolutif vers la connaissance. La pratique d’une forme d’art, l’écriture ou la musique, est une manière aussi de nous défaire de nos carcans pour voir plus haut et plus loin.

 

ENSEMBLE

 

J’ai beaucoup insisté sur cette partie de l’ouvrage d’Yvon Rivard parce qu’il me semble que c’est la plus importante et la plus nécessaire dans le monde actuel. Il ne faut pas pour autant négliger les propos de l’essayiste sur le rôle de l’enseignant, la place de la littérature dans la vie des étudiants et ses échanges épistolaires avec Gérard Bouchard. 

C’est passionnant. 

Il y a là matière à une autre chronique pour bien montrer l’étendue de la réflexion de cet écrivain qui ose aborder les turpitudes contemporaines.

J’aime la démarche d’Yvon Rivard, qui ne tranche jamais comme le font la plupart des «passeurs de vérité» dans les médias qui donnent toujours l’impression de dicter les Tables de la loi. 

Le romancier et enseignant reste prudent, questionne et n’hésite jamais à changer d’idée quand on lui apporte des faits ou des avenues nouvelles. Même si cela vient bousculer ce qu’il considérait comme des vérités. 

Un essai qui fait du bien, qui donne de l’espoir et peut-être qui nous permet de croire (je le demande avec ferveur) qu’il est possible de vaincre la barbarie même «si nous serons morts, mon frère.»

La grande aventure de la vie, c’est d’apprendre à mourir et se dire que ce que nous n’avons pas réussi à accomplir pendant le temps qui nous était alloué, un autre va le faire. J’aime évoquer les bâtisseurs de cathédrales qui se relayaient de génération en génération pour compléter une œuvre à la fois concrète et architecturale d’une terrible beauté. Tous savaient, en travaillant sur un chantier, qu’ils ne verraient jamais la fin du projet, mais ils y déposaient leur pierre avec ardeur et générosité. La «Sagrada Familia» d’Antonio Gaudi est l’un de ces projets qui dépassent la frénésie contemporaine et qui échappe au temps. Parce qu’il faut des générations pour faire un humain et une humaine, pour prendre conscience que nous devons nous abandonner et céder son espace pour que la vie continue plus forte, différente et peut-être plus juste. 

 

RIVARD YVON : «La mort, la vie toujours recommencée. Essai sur l’au-delà de la violence», Éditions Leméac, Montréal, 2025, 312 pages, 29,95 $.

https://lemeac.com/livres/la-mort-la-vie-toujours-recommencee-essai-sur-lau-dela-de-la-violence/

jeudi 11 septembre 2025

MARIE-HÉLÈNE VOYER NOUS SECOUE

MARIE-HÉLÈNE VOYER publie un troisième recueil de poésie depuis 2018. Un livre qui m’a entraîné dans l’univers des femmes à travers les époques. «Précieux Sang» se présente comme des chants qui se concentrent sur la terrible épopée des humains qui ont trimé dans des usines et dans des conditions où l’on devait subir la chaleur et l’air irrespirable. Tâches épuisantes pendant de longues heures, cadence imposée, stress avec des maladies qui apparaissaient avec le temps. Les fibres attaquaient les poumons. Que dire des allumettières qui devaient manier le souffre et qui héritaient de cancers qui leur rongeaient le visage. Sans compter les agressions des contremaîtres qui se permettaient à peu près tout. Toutes vues comme des machines qui n’avaient droit à aucune erreur. Madame Voyer nous fait entendre des voix et des chants que nous ne retrouvons plus souvent en poésie. L’écrivaine continue ainsi son engagement et secoue la parole et les mots pour montrer les souffrances vécues par les femmes et les hommes au cours des siècles. 

 

Marie-Hélène Voyer amorce son recueil avec une image saisissante qui indique bien sa démarche et le regard qu’elle a sur le monde. Fillette, elle se dissimulait derrière les longs rideaux qui pendaient devant les fenêtres jusqu’au plancher. Elle s’enroulait dans les tentures et pouvait tout surveiller en se croyant «invisible», voir sa famille de l’extérieur pour décortiquer leurs rituels. Comme si elle apercevait le tout à travers un filtre et surprenait des propos qui venaient comme d’un ailleurs qui pouvait l’avaler. Peut-être que, déjà, elle refusait d’être happée par le monde des adultes.

 

«Je m’imaginais témoin de vies anonymes; dans la touffeur des champs, des corps affairés se confondaient avec les vies laborieuses de toutes époques; dans le jardin, je distinguais pareils corps, sarcleux et bêcheux, des silhouettes qui s’évanouissaient en se recomposaient dans leurs gestes anciens. Sort de ton maudit coqueron, me criait grand-mère, voyez donc cette enfant toujours fourrée dans les rideaux.» (p.9)

 

Toutes les générations se mélangeaient alors dans les travaux de ses parents, de ses frères et de ses sœurs. Tous devenaient des ombres qui traversaient l’espace en reprenant des gestes, des tâches qui ne semblaient jamais vouloir prendre fin. 

 

TÉMOIN

 

La petite fille devenait la témoin d’un monde, d’une réalité poreuse qui faisait s’effriter les limites du temps. Comme si, en surveillant sa famille, elle pouvait surprendre ses ancêtres. Elle percevait dans ce jeu des forces et des règles que la société maintenait à travers les âges. Le moment s’étiolait et elle prenait conscience de la fatalité des corvées qui revenaient sans fin, ces besognes qui avalaient toutes les générations et qui finissaient par les briser. 

 

«J’ai grandi hantée par des portraits aveugles ou démembrés. J’ai grandi avec la certitude qu’il était normal de laisser sa peau au travail. D’y perdre des morceaux.» (p.187)

 

J’ai l’impression de voir ma mère qui, jour après jour, n’arrivait jamais à bout de toutes les tâches ménagères. Ou mon père, qui travaillait dur sur la ferme pour nourrir les bêtes et cultiver les champs, ou dans la forêt où il s’éreintait pendant des mois de froid et de neige. Un univers sans pitié où tous risquaient leur peau du matin au soir et qui ne faisait jamais de gagnants. Comme condamnés en naissant à un fardeau abrutissant. C’était comme ça avant la Révolution tranquille où la fille reprenait les gestes de la mère et où les fils suivaient les pas du père. L’éducation et la scolarisation ont permis à ma génération de se libérer de ces «esclavages» sans pour autant devenir des êtres totalement libres.

 

«Je viens d’un monde où nos corps — adultes, enfants et bêtes — se confondent dans une seule et même force de travail. Des corps rompus et ramanchés, des corps souvent soignés avec les remèdes des animaux… … Je viens d’une lignée de corps ployés. J’écris le dos courbé.» (p.190)

 

Je pense à mon père et à mes frères les plus âgés qui se désâmaient dans la forêt et qui risquaient leur peau à la drave quand le dégel venait et qu’il devait défaire les embâcles pour que les troncs flottent jusqu’aux moulins. Ou encore ces corps qu’il fallait ramener dans la paroisse au printemps, des morts qu’on avait gardés au froid pendant des semaines dans un hangar. 

 

L’ENFER DU QUOTIDIEN


Ces tâches épuisantes, terribles où le risque faisait partie du quotidien. Ce travail qui demandait toutes les énergies. Je le sais pour avoir trimé en forêt pendant des étés pour pouvoir aller à l’université, à l’automne. Un ouvrage qui me laissait hébété et comme vidé de toute pensée au bout de la journée.

Et les femmes qui couraient du matin au soir, s’occupant des enfants et du bétail avec l’aide des plus grands pendant les mois d’hiver, pendant que l’homme était dans les chantiers. Des tâches qui ne leur cédaient pas une seconde de répit, qui les empêchaient de simplement respirer, d’être pleinement dans leur tête et dans leur âme. Toujours bousculées par une corvée ou en train de veiller sur un petit malade. Sans compter ces bouches qui se multipliaient et qui déformaient leurs corps. 

 

«Quand j’écris, je cherche à nommer au plus juste l’à-vif de l’expérience de vivre. Je ne connais de beauté que la beauté un peu douloureuse, craquelée… … Écrire, c’est tâtonner, chercher notre chemin entre nos propres aveuglements… … Je veux voir avec les yeux de chair. Toujours. Je ne sais pas écrire autrement qu’éblouie.» (p.193-195-197)

 

Celles et ceux qui ont risqué leur vie dans des usines et dû s’adapter à la fragmentation du travail, répétant pendant des heures des gestes qui ont transformé des humains en mécanique. On a commencé par faire des femmes et des hommes des robots dans les manufactures avant d’inventer des machines qui ont pris leur place.

 

«la fonderie c’est l’enfer

   une vraie vie de bestiaille

 

   dans les cuivres

   les plombs fondus

   les gars travaillent

   encatinés dans leurs combines

   coupe-feu

 

   quand ils se mettent à boucaner

   les autres gars les tapochent

   les roulent à terre

   pour les éteindre

 

   ça magane un homme

   flamber souvent» (p.55)

 

Les femmes ne sont pas en reste dans les filatures ou encore dans ces lieux insalubres où l’on fabriquait les allumettes. Marjolaine Bouchard et Marie-Paule Villeneuve ont fait un travail admirable pour décrire la vie de ces héroïnes dans des romans saisissants. 

 

«on travaillait tapies

   dans nos gestes

   murées

   dans le temps replié

   on démottait martelait

   séparait l’amiante

   du minerai

   roche de crin

   cœur d’épouvantail» (p.81)

 

Tous écourtaient leur vie, mais que faire quand c’est le seul moyen de nourrir la famille et les enfants? Tous des sacrifiés et des victimes de travaux forcés, écrasés par une fatalité qui se transmettait de génération en génération.

 

«on se savait maganées

   on tombait comme des mouches

   inhalations

   cataplasmes

   toux quintes consomption

   couenne et carrés de camphre

   nos remèdes s’épuisaient

   au même rythme que nous» (p.93)

 

Nous sommes loin du «moi-je» qui s’impose si souvent dans la poésie actuelle, des petites démangeaisons existentielles, des rimes émotionnelles où l’on étale son mal être sans prendre la peine de s’ouvrir les yeux pour voir autour de soi, pour s’imbiber du monde et de la souffrance collective dans laquelle nous sommes toujours engoncés malgré les publicités qui nous font rêver d’un paradis inatteignable. 

 

RÉALITÉ

 

Marie-Hélène Voyer empoigne la réalité, la dit dans le long temps, celui d’avant et de maintenant, décrit ces conditions où des hommes et des femmes risquent leur peau pour gagner leur vie. Bien sûr que ces tâches existent encore malgré les lois et les syndicats. 

Que penser de l’exportation du travail trop dangereux et abrutissant vers les pays du tiers-monde et ces travaux que l’on ne veut plus faire et que l’on confie aux migrants? L’horreur des usines du début du siècle dernier se retrouve ailleurs. Et nous fermons les yeux en arborant nos vêtements fabriqués par des enfants dans de véritables geôles. 

Recueil nécessaire, celui de Marie-Hélène Voyer. Un effort remarquable de conscientisation, de sensibilisation et un témoignage qui échappe aux carcans du temps et de l’histoire. Un ouvrage qui démontre que nous sommes les mailles d’un immense tricot et que l’assujettissement d’un homme ou d’une femme par d’autres, peu importe l’endroit de la planète, nous touche tous. 

Un recueil dur, juste, dérangeant, parfois intolérable dans certaines descriptions. Pas moyen de demeurer indifférent. Dans une langue vigoureuse et rebelle, l’écrivaine nous sensibilise à cette déresponsabilisation qui marque notre époque en plongeant dans le temps pour dire et faire voir que nous sommes tous liés à la grande et folle course des humains, à la tragédie de la survie. Peut-on imaginer autre chose? Il le faut pour l’avenir de la planète et de l’aventure humaine. 

 

VOYER MARIE-HÉLÈNE : «Précieux Sang», Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 214 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/precieux-sang