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vendredi 8 novembre 2024

COMMENT SAUVER NOTRE BELLE PLANÈTE

NOUS LE SAVONSla planète va mal. Nous n’avons qu’à lire les journaux ou encore à écouter les informations pour en prendre conscience. Ouragans, inondations, sécheresses, feux de forêt partout, vents fous qui ravagent la Floride et les états de l’Est américain, pluies diluviennes en Espagne et au Portugal et des orages jamais vus à Montréal. Le niveau des océans ne cesse de monter avec la fonte des glaciers et le pergélisol libère des gaz toxiques. Et que dire des démences des autocrates avec leurs desseins sur l’Ukraine, la bande de Gaza, le Liban et ailleurs? Des nations entières sont forcées de migrer, créant des perturbations dans les pays d’accueil que nous avons du mal à évaluer. Il serait 150 millions d’hommes, de femmes et d’enfants de par le monde à rechercher un refuge où vivre normalement. Et comment oublier les dérives et les bêtises d’un illuminé qui a réussi à redevenir président des États-Unis? La plus grande catastrophe peut-être des temps présents.

 

Alain Deneault, philosophe reconnu pour ses prises de paroles senties et ses idées arrêtées, récidive. Il sonne l’alarme devant les changements climatiques tout en gardant espoir dans ce récent ouvrage. Dans la première partie de Faire que, l’engagement politique à l’ère de l’inouï, il effectue un survol de notre planète, ébranle certains mythes et leurres, toujours en ayant l’impression de prêcher dans le désert, j’imagine. Les sourds et les aveugles des réseaux sociaux ne le liront jamais et ils s’abreuvent des propos des nouveaux prophètes, les «influenceurs» qui se font un devoir d’ignorer ces avertissements. Ces gourous colportent la colère et la rage en secouant des faussetés et des contre-vérités. Les bobards et les mensonges sont malheureusement plus faciles à répéter que les informations scientifiques et les données inquiétantes. Donald Trump est l’un de ces augures maudits qui s’impose par la tromperie, la diffamation et la vulgarité. Et que dire d’un réseau comme Fox News, aux États-Unis, qui se spécialise dans les nouvelles fallacieuses et qui laisse toute la place aux farfelus? Les Américains vivent les conséquences de cette désinformation qui les détourne de la réalité et des gestes responsables.

 

ANGOISSE

 

Les populations des pays occidentaux, particulièrement, ne savent où donner de la tête devant des phénomènes climatiques de plus en plus violents et destructeurs. Du jamais vu, et une fréquence qui ne cesse de s’accélérer. Tous, nous en sommes conscients, même si plusieurs s’acharnent toujours à le nier, que les travaux humains doivent être pointés du doigt. 

 

«Ce sont 80 pour cent des espèces terrestres qui sont menacées par l’activité industrielle. Un million d’entre elles sont concernées : des grands mammifères, des insectes, des pollinisateurs, des plantes, etc. Parmi elles, une forte proportion d’individus est déjà disparue — plus de la moitié des oiseaux champêtres d’Amérique, 40 pour cent des colonies d’abeilles en Europe… Et ça progresse. C’est littéralement incroyable, une telle extinction de masse. On n’a rien vu de tel depuis la disparition de dinosaures il y a 65 millions d’années.» (p.17)

 

Pourtant, une grande partie de la population ferme les yeux et se comporte comme si tout cela n’était pas réel. Je pense à l’attitude du gouvernement du Québec devant le caribou forestier. Laisser disparaître une espèce animale sans tenter de la protéger, c’est mettre l’humanité en danger. Qu’on se le dise et qu’on le répète!

Pendant ce temps, la Terre perd les pédales et plus un lieu n’est épargné. Tous à la merci de tornades, de pluies diluviennes et de feux qui rasent des territoires immenses. 

Nous le savons et nous avons le pouvoir d’agir en diminuant la production de CO2, en faisant face au problème des véhicules qui utilisent des moteurs à combustion et qui accélèrent ces mutations de concert avec les industries polluantes. Pourtant, malgré les propos et les promesses de nos dirigeants politiques et économiques, peu de gestes significatifs sont posés pour contrer ces phénomènes et apporter des solutions. 

 

BATTERIES

 

Le gouvernement Legault a fait beaucoup de bruit autour de la production de batteries au Québec avec le projet de Northvolt. Les milliards ont plu à gauche et à droite, mais après la griserie des conférences de presse et les palabres sur la prospérité et le virage vert, nous apprenons maintenant que tout cela était peut-être un dirigeable qui se dégonfle de plus en plus rapidement. Surtout quand le sorcier en chef, Pierre Fitzgibbon, qui nous a vendu cette idée unique et historique, vient de s’éclipser pour regagner ses terres. Le plus grand projet jamais entrepris au Québec, chantaient les choristes Fitzgibbon et François-Philippe Champagne dans une harmonie rarement vue entre Québec et Ottawa. 

Enfin, la planète pouvait respirer.

Pourtant, faut-il croire que changer la source d’énergie va régler la question de l’automobiletout en construisant de nouvelles unités électriques et en augmentant les véhicules dans les villes et sur les voies rapides? On va s’en sortir avec le solaire, affirment d’autres «développeurs», en créant des parcs d’éoliennes qui vont balafrer le paysage et modifier notre rapport à la nature.

 

«Les tours éoliennes sont largement constituées de néodyme, un minerai rare dont le processus d’extraction est très polluant; elles ont une durée de vie de quelques décennies seulement, sont composées d’alliages qui ne sont pas recyclables et doivent être éventuellement enfouies on ne sait où après leur vie utile.» (p.27)

 

De quoi calmer notre ardeur et faire réfléchir. Il en est de même avec les métaux qu’il faut pour les fameuses batteries. L’extraction du lithium, par exemple, demande beaucoup d’énergie sans compter les dégâts de ces sites d’exploitations. Je frémis juste à penser aux lieux où l’on va puiser ce métal précieux dans le nord du Québec, un élément nécessaire à la fabrication de ces «piles de l’avenir». 

 

SOLUTION

 

Dans un deuxième temps, Alain Deneault pose la question : que faire devant cette menace qui risque de mettre fin à l’aventure humaine? Comment contrer «cette fatalité» et surtout changer nos manières de faire et de penser la communauté et le vivre ensemble?

Son diagnostic est simple : les empires politiques n’arrivent plus à modifier les façons de faire, à utiliser les ressources sans tout piller et mettre la vie des espèces animales et humaines en danger. Quand le profit est la valeur dominante, l’écosystème est saccagé. Les grandes entreprises ont démontré leur manque de volonté à chercher des voies plus naturelles et écologiques. Les pays gigantesques que sont La Chine, les États-Unis ou encore le Canada sont incontrôlables et la machine administrative tourne à vide la plupart du temps. Il faut changer des manières de faire et agir dans de petits ensembles, répète l’essayiste. J’ai songé à Small is Beautiful d’Ernst Friedrich Schumacher, qui a fait beaucoup de bruit dans les années 1970. L’intellectuel affirmait déjà que les empires économiques et industriels ne pouvaient servir les gens et les nations. Il y parlait d’entreprises qui respectaient l’environnement et les populations. La solution était intéressante, claire et nette, il y a cinquante ans. Barbara Stiegler résume très bien la situation dans son essai Que faire? que cite Alain Deneault.

 

 «Pour faire quelque chose, il faut d’abord penser ce qu’on fait là où l’on est, là où l’on se trouve.» Elle insiste : «Là où on est. Là où de fait on vit. Là où on passe son temps. C’est là où il faut penser ce qu’on fait. Et au moment où on parle, c’est-à-dire maintenant.» Et derechef : «Très concrètement, qu’est-ce qu’on peut faire là où on est, ici et maintenant, dans un environnement aussi destructeur, aussi toxique?»  (p.145)

 

Nous devons oublier alors les agglomérats mondiaux, les fameuses multinationales, les GAFAM, revenir à une dimension que la géographie impose. Une vallée, une plaine, les abords d’une rivière ou encore un lac créent un espace où les habitants peuvent agir en toute conscience. Penser région, sans négliger les contacts avec les autres bien sûr, les éloignés comme les plus proches. Le concept de «bio-région» est repris par Alain Deneault, cet espace naturel où un groupe d’humains peut s’épanouir tout en maîtrisant les effets négatifs de leurs gestes sur le milieu. Ça semble une utopie quand on voit des potentats bombardés les pays voisins pour faire renaître des empires qui se sont écroulés en implosant. Quand allons-nous comprendre

J’ai du mal à demeurer optimiste.

Faire que! l’engagement politique à l’ère de l’inouï donne espoir pourtant en proposant des solutions simples et accessibles. Il suffirait de se prendre en main pour travailler dans de petits ensembles, être responsable de notre milieu et choisir toujours le mieux pour tous. Ce qui n’est pas le cas maintenant. Les décrets concernant la gestion de mon lac viennent d’Australie et les décideurs n’ont jamais visité le Lac-Saint-Jean, ne connaissent pas les métamorphoses que les gens subissent depuis des années avec l’érosion des berges et les rechargements des plages, une véritable catastrophe écologique. 

C’est là tout le problème. 

Redonner au milieu, aux régions, la capacité d’agir et de choisir pour et par elles-mêmes. Mais cela, aucun élu ne le veut pour le moment au Québec et la décentralisation demeure une fiction. Ce ne sont que des fables que les dirigeants secouent pour attirer les citoyens. Et il faut savoir, je crois, que le véritable pouvoir de décider n’appartient plus aux politiciens ni aux gouvernements dans le monde de maintenant. Ou si peu.

 

DENEAULT ALAIN : Faire que! L’engagement politique à l’ère de l’inouï, Lux Éditeur, Montréal, 216 pages.

jeudi 31 octobre 2024

JEAN-SIMON DESROCHERS S'AMUSE BIEN

J’AI PRIS un certain temps avant de me sentir à l’aise dans le nouveau livre de Jean-Simon DesRochers : Le masque miroir. Rémi, le personnage principal, m’a donné du fil à retordre. Cet enseignant en création littéraire à l’université et auteur d’un roman qui a connu un beau succès s'abandonne à toutes les tentations dans sa vie privée. Sans compter les nombreuses aventures amoureuses où il en ressort toujours déçu et plus esseulé. Rémi est un peu revenu de tout et se laisse aller pendant cette année sabbatique où il n’a pas d’horaires à respecter. Il est surtout hanté par une maison de chambres où il a séjourné pendant quelques semaines et qui lui a servi de décors pour sa fiction. La fable et le réel nous emportent dans une spirale qui fait perdre pied et vous plonge dans les fantasmes de l’écrivain qui n’arrive pas à se détacher de son histoire et de ses héros. Attachez vos ceintures. L’imaginaire s’impose pour étourdir le narrateur et bousculer le lecteur de toutes les façons envisageables. 

 

Peu à peu, des personnages envahissent le quotidien de Rémi. Surtout une femme, Anya Moreno, une performeuse qui le prend dans ses filets et s’amuse à le mener par le bout du nez et à lui donner des crocs-en-jambe. Ils ont vécu quelques jours d’une ferveur amoureuse fulgurante qui a laissé des traces chez l’écrivain. Il n’arrive pas à oublier cette femme qui l’a marqué au cœur et au corps. Les deux sont allés au bout de leurs fantasmes et de leurs pulsions lors d’ébats torrides où toutes les frontières ont été abolies. Comme si les deux devaient expérimenter tout ce qu’une vie permet de folie et de passion pendant quelques heures, avant la disparition de la mystérieuse Anya. Rémi Roche, l’alter ego de l’écrivain, n’oublie pas ces moments époustouflants. Cette femme l’a entraîné dans une dimension où il n’était qu’un corps qui répondait à ses pulsions.

 

«Dans ce royaume d’images où la présence d’Anya occupe plus de la moitié des photos, plusieurs constats s’imposent : nos sujets de conversation semblent inépuisables, nos obsessions créatives comme nos intérêts philosophiques se ressemblent tout en se complétant, nous apprécions la même musique, aimons les mêmes films, livres, artistes et œuvres pour des raisons similaires, et nous admettons sans sourciller que le monde ne peut continuer sur sa lancée, même si, somme toute, il est trop tard pour éviter la catastrophe avec ces phénomènes appelés alors mondialisation et réchauffement climatique.» (p.54)

 

L’osmose parfaite, à croire que notre homme se dédouble pour aller au bout de ses fantasmes. 

 

FICTION

 

Plus je progressais dans ma lecture, plus je me sentais cerné par la fiction de Rémi Roche. Les personnages se dédoublent, interviennent et bousculent tout le monde. Ils envahissent son appartement et s’approprient tout l’espace. Une sorte de jeu de miroir où Rémi se décuple dans une galerie aux mille reflets. Même qu’il se retrouve devant lui, en version femme, donnant une belle part à la partie féminine qui se dissimule en chacun de nous. 

 

«À mon réveil, une note m’attend sur le comptoir-lunch, à côté de la lettre de Dominique que je n’ai pas relue depuis des jours. Alice s’excuse d’être partie tôt, évoquant le client impatient de la veille. Force est d’admettre que cette nuit passée dans les bras de ma personne féminine est la plus apaisante que j’ai connue depuis des années.» (p.244)

 

Et si c’était Anya Moreno qui tente par tous les moyens de le déstabiliser? Rémi devient en quelque sorte sa création et il perd le contrôle de sa vie. 

Tout va à la limite quand il participe à une expérience où il se livre à la fameuse intelligence artificielle. IA écrit comme Rémi Roche, peut-être même mieux que lui. Alors, qui est qui dans cette aventure? Et le temps de l’inventivité humaine est-il révolu? Sommes-nous à l’aube de la littérature de la machine?

 

«Un nouveau texte sorti de l’algorithme, une nouvelle de vingt-deux pages intitulée “Le bledou” mettant en scène un personnage nommé Rémi Roche, comme j’en avais eu l’intuition, il y a quelques jours. Ce Rémi fictif découvre après une enquête méthodique qu’il est le personnage d’une fiction. Ce faisant, il rencontre son double inversé, un certain Miré Chero qui a lui aussi compris être le personnage d’un récit et qui sombre dans la panique lorsqu’il rencontre ses personnages sur le plateau de tournage d’une série adaptée d’un de ses romans.» (p.245)

 

Une histoire un peu tordue, un jeu de miroirs où les poupées gigognes se multiplient à l’infini. Comment trouver ses repères quand tout se défait et surtout lorsqu’on ne peut se fier à ce qui nous entoure?

Pendant la lecture de Jean-Simon DesRochers, une question m’a obsédé : que sont le réel et l’imaginaire? Il est vrai que, dans la société présente, à peu près tout se confond sans que l’on sache à quoi nous accrocher. Et avec cette intelligence artificielle (IA), l’identité est remise en question et la pensée humaine, que l’on croyait unique et irremplaçable, se fendille.

 

MIROIR

 

Tout s’inverse dans le miroir et il faut être capable de lire à l’envers et à l’endroit pour décoder les messages et suivre le parcours de Rémi. Nous sommes peut-être avec Alice de l’autre côté de l’image où tout arrive. L’éditeur François Hébert se dédouble. On le retrouve à la fois dans son bureau à travailler sur un texte comme il le fait jour après jour et devant Rémi, dans le restaurant. De quoi perdre la tête. Qui est qui dans Le masque miroir? Ça devient étourdissant pour le lecteur. Déroutant, oui, mais en même temps envoûtant. J’ai aimé suivre DesRochers dans tous les méandres de son roman et plonger dans les trappes qu’il place partout.

Un jeu étonnant et fascinant. 

Jean-Simon DesRochers se plaît à détricoter tous les nœuds de la fiction et nous entraîne dans un monde où tous les repères s’effilochent. Il nous reste alors les mots et les phrases pour demeurer à la surface et ne pas être happé par les profondeurs et la déraison. 

Monsieur DesRochers est un véritable sorcier qui jongle avec des feux d’artifice et nous plonge dans un labyrinthe où le Minotaure vous guette de son œil noir. Rémi Roche, au bout de 336 pages bien serrées de son récit, se penche sur son clavier et écrit : «Est-ce que ça commence ainsi? Oui, il faut que ce soit comme ça. Pourquoi je me sens si bien?» Nous retrouvons l’incipit, le début de l’histoire. Nous voici au départ et au fil d’arrivée. Tout va recommencer peut-être, dans une autre utopie, avec un nouveau visage pour déjouer et bousculer le réel tout en se laissant emporter par les fantasmes et les obsessions. 

L’écriture pour Jean-Simon DesRochers est peut-être un éternel jeu de recommencements et de fausses intrigues qui ne cessent de le déstabiliser. Le masque miroir est une chorégraphie sur la fiction qui se faufile dans une histoire haletante et étrange. Non, jusqu’au recommencement. Et où est le vrai dans notre société quand un mythomane et un menteur compulsif veut redevenir président des États-Unis pendant que les continents sont ravagés par des tornades, des feux ou encore des pluies diluviennes. La planète est en train de chavirer et nos élus parlent de prospérité et de richesses. Nous sommes peut-être dans la plus folle des fictions et nous avons perdu contact avec le réel qui se manifeste de de façon brutale.

 

DESROCHERS JEAN-SIMON : Le masque miroir, Éditions du Boréal, Montréal, 342 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/masque-miroir-4057.html

jeudi 24 octobre 2024

JEAN-FRANÇOIS CARON POURSUIT SA ROUTE

JEAN-FRANÇOISl’alter ego de l’écrivain Jean-François Caron, fonce dans une tempête où le ciel et la terre ne font plus qu’un. Que de la poudrerie et de la neige, que de la belle, lourde et mouilleuse neige, une vraie tempête comme on les aime au Québec et dans Monte-à-Peine. Bien sûr, l’auteur s’enfonce dans la page blanche et nous entraîne dans une nouvelle fiction, un lieu mythique situé entre ciel et terre. On trouve Monte-à-Peine au cœur de la région de Sainte-Béatrix, Saint-Jean-de-Matha et Sainte-Mélanie dans Lanaudière. C’est aussi un parc fort attrayant. Une belle façon de découvrir ce lieu du Québec avec l’écrivain qui signe ici un septième ouvrage. Un bourg délaissé, au sommet d’une longue montée, sur un plateau pour échapper à la lourdeur du quotidien et s’accrocher aux rêves et à l’envol des oiseaux. Jean-François a fait tous les métiers et il va là pour les mots, pour retrouver les profondeurs d’une page blanche, taper sur une vieille Underwood qui aurait servi à Jack Kerouac, le vrai. Il aurait traîné dans les parages à une certaine époque pour écrire jour et nuit, buvant café après café, fumant comme le poêle, une véritable antiquité, jusqu’à ce qu’il ait noirci un rouleau de papier.

 

Je lis Jean-François Caron depuis sa première publication, mettant mes pas dans ses pas, me faufilant dans ses romans et ses poèmes. J’ai tout de suite aimé son univers, sa recherche, son regard derrière son épaule pour s’aventurer dans le pays de l’enfance et mieux saisir l’adulte qu’il est ou qu’il veut devenir. Parce que tout écrivain porte une quête, enfourche une Rossinante ou un grand cheval tavelé à l’œil fou pour tenter d’effleurer le rêve qui s'échappe devant soi. C’est la nature de l’écrivain que de tendre vers une chimère, un lieu où s’installer sans jamais y parvenir complètement. 

 

«J’existe enfin quelque part.

   C’est ce que les livres ont fait pour moi.» (p.82)

 

Et me voilà dans la tempête, quasi aveugle, sur un chemin à peine visible, avançant pour rester vivant. Et c’est l’embardée, juste au bas de la dernière montée, celle qui mène au refuge, à une autre vie peut-être, tout en haut d’un Golgotha que le porteur de mots doit gravir à pied. Il a été bibliothécaire, camionneur, journaliste, conteur et inventeur de mythes et maintenant il lui faut de l’espace et du temps pour installer une histoire, tout recommencer et calmer la bougeotte qui l’a fait déborder partout sur le continent. 

 

«Je pleure dans le vent.

   C’est d’être perdu.

   C’est d’avoir tout perdu.

   De ne plus savoir ce qu’il y a devant.

   Ni derrière, si ça se trouve.

   D’être bien, quand même.» (p.17)

 

 Pas que Jean-François soit instable, mais il doit partir, se mettre un peu en danger pour traquer les mots, s’approcher des humains qu’il aime et qui finissent par le suivre dans ses récits, lui offrir leurs vies si semblables et différentes. Parce que notre écrivain est une sorte d’orphelin qui a besoin de lester ses histoires pour ne pas dériver dans ce blanc qui glisse du ciel et que les pages avalent. Il faut grimper la pente, refaire surface, s’ancrer sur le perron de l’horizon pour laisser tout l’espace à ses rêves et aux femmes et aux hommes qu’il côtoie.

Il était attendu dans ce haut du monde par un couple qui se bat amoureusement dans la neige avec les chiens qui courent partout pour savoir s’ils sont vivants. Bien sûr, l’écrivain est un peu effrayé par ce blanc qui piège tous les personnages.   

 

«Je ne pense pas. C’est le chemin qu’il fallait suivre, celui qu’on m’a donné. On m’a dit que je pourrais venir jusqu’ici m’installer le temps que passe l’hiver, au moins. On m’a dit : Monte-à-Peine, il doit y avoir une place pour toi là-bas. Il y a l’autoroute, la sortie à L’Islet, le chemin des grands bois. On m’a dit : Monte-à-Peine, tu trouveras, tous ceux qui cherchent y vont. Vous pouvez m’aider?» (p.43)

 

Le roman est un peu étourdissant au début. L’auteur bondit ici et là, raconte des moments du passé, des éclats de vie. Je l’ai côtoyé alors qu’il était journaliste culturel au journal Voir à Chicoutimi. Je le croisais de temps en temps dans les conférences de presse où nous nous informions l’un et de l’autre, juste ce qu’il faut, pas beaucoup. Je l’ai aussi apprivoisé lors d’une formation avec la comédienne Michelle Magny, qui était venue tout en haut du mont Jacob à Jonquière pour nous apprendre à nous tenir debout, à respirer et à lire devant un public. 

Jean-François y était bon et doué.

Ce qui me fait croire que ces récits collent plus que jamais à la vie du vrai Jean-François Caron, même si la fiction y trouve sa place. Il y a de temps en temps une certaine Audrée qui rôde, c’est tout dire. Parce qu’après tout, le réel et l’imaginaire se croisent pour échafauder une histoire qui peut faire son chemin dans tous les hivers de ce pays où «la neige au blanc se marie». 

 

ORALITÉ


Jean-François Caron, plus que jamais, se laisse envoûter par l’oralité, cette parole qui bondit partout devant soi et qui donne l’occasion de prendre le réel et l’inventé à bras-le-corps, de faire parler les morts et rêver les survivants. 

L’écrivain est de cette race de trappeur qui aime les vallées isolées, les forêts denses qui savent devenir protectrices, les chiens, les grandes éclaircies qui permettent de voir loin, là où le vent puise toute sa folie un matin, la neige qui raconte une légende quand vous vous risquez dans un froid qui coupe le souffle.

Oui, aller dans la poudreuse sans quitter des yeux la trail que l’on a plaqué sur les arbres pour retrouver les collets et arriver à saisir celui que l’on veut être, après s’être encabané avec son passé et un tas de livres, des histoires qui vous étonnent et vous dégourdissent l’esprit. 

Pareil à l’aventurier qui s’enferme dans le cubicule d’un énorme camion pour traverser tout un pays et peut-être aussi plusieurs vies tant qu’à y être. Celui qui devient l’astronaute des routes et s’émerveille des surprises de l’univers.  

 

«Hors de mon camion, ce n’est plus moi qui évolue dans le monde, c’est le monde qui se meut autour.» (p.58)

 

Bien sûr, il faut se pencher sur ses traces pour écrire et secouer le présent. Sans cette dimension, il est à peu près impossible de dire où vous en êtes et qui est celui qui, le matin, regarde par la fenêtre pour voir si la vie existe encore. Nier le passé, c’est se retrouver sur une chaise à trois pattes. 

Tout ça pour parler, se donner du temps et de l’espace pour les mots, juste à la lisière de la solitude, tout en sentant le souffle des humains si près. 

Et l’écrivain s’installe dans une sorte de capharnaüm que son père a hanté avant lui et qu’il n’a jamais quitté pour de vrai, devenant un fantôme qui se berce dans l’éternité. Parce que les choses gardent l’âme des trépassés et permettent aux esprits de se poser dans un grand fauteuil pour faire semblant de dormir et de rêver. Les morts ont besoin des objets pour souffler dans le cou des vivants qui, trop souvent, ne pensent qu’à traverser leur quotidien. 

 

«Au milieu de tout ça, toutes les heures sont la même répétée, égrenée au rythme d’un temps qui force l’arrêt de l’alentour, sa disparition dans le gris. Qui se déploie hors du monde, revendique l’abandon serein. L’absence à soi.

C’est le temps de l’écriture, de l’invention.

Celui de la lecture. Du laisser-à-lire.» (p.112)

 

Jean-François écoute les reines de la nuit qui hantent le Bar du monde en ressassant leurs heures de splendeur et de triomphes, alors qu’elles menaient les mâles par le bout du nez. Ce temps où Lily St-Cyr faisait la loi, où elles étaient belles dans leurs corps et les saisons des amours torrides et inventés. 

 

ÉCOUTE

 

Et tout va, comme si Jean-François avait trouvé un aquarium où il fait bon vivre avec juste ce qu’il faut de neige et de froid et d’humains dans les alentours. Il fait le ménage dans le Museum, range, découvre des choses, écoute celles qui se remémorent cette époque où elles s’habillaient de tous les regards. 

 

«Si j’écris encore, ce sera pour leur donner une voix. Une parole pour elles, pour tous ceux qui se souviennent.» (p.221)

 

C’est comme ça Monte-à-Peine, du début à un autre début peut-être. Une évocation du passé qui se faufile dans le présent, juste en marge du monde et de ses agitations, dans une cabane où l’on trouve tout ce qu’il faut de musiques et de livres pour tenir le coup avant de dériver dans un texte et l’écriture.

Un magnifique roman, tout près du cœur et de l’âme, de la vie qui ne va jamais en ligne droite, même quand on est au volant d’un énorme mastodonte qui permet de traverser les Amériques et d’en revenir comme l’a si bien fait Serge Bouchard. Une présence humaine, vraie, sentie, chaleureuse et généreuse, où l’on donne sans questionner, où l’on partage en sachant qu’il y aura un retour à un moment ou à un autre. 

J’aime cette façon de puiser dans le vécu pour mieux flotter dans le présent, de se fier à la parole qui ne va jamais tout droit, celle qui affectionne les courbes et les méandres, pareille peut-être aux empreintes des lièvres que l’on surprend dans les sapinières. 

Un texte sensible, collé aux objets et aux gens qui collectionnent les secrets de ceux qui étaient là avant et qui ne demandent qu’à revenir dans le présent. Parce que l’avenir n’est que du passé que l’on projette devant soi et que l’on suit entre les arbres et dans les éclaircies. L’écriture de Jean-François Caron reste vigoureuse et tortueuse à souhait, tout près de la parole qui cherche son souffle, de cette respiration qui permet de s’installer du côté des vivants. 

 

CARON JEAN-FRANÇOIS : Monte-à-Peine, Éditions Leméac, Montréal, 248 pages.

https://www.lemeac.com/livres/monte-a-peine/ 

vendredi 18 octobre 2024

PAULINE VINCENT ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

DANS La femme de Montréal, Pauline Vincent emboîte le pas d’une jeune frondeuse qui rêve de devenir journaliste. En 1934, c’était encore et toujours un métier d’homme. Quelques femmes se faufilaient dans les médias pour rédiger des horoscopes ou des courriers du cœur, mais elles ne le faisaient par la porte arrière. Claude Dufresne est prête à tout pour faire sa place au quotidien La Laurentie. Madame Vincent revient au roman après La femme de Berlin, le premier volet de ce triptyque paru en 2004 et repris dans une version remaniée en 2017. La femme de Lisbonne complétera l’aventure. L’écrivaine l’affirmait à l’émission de Radio-Canada animée par Catherine Doucet lors de son passage au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. 

 

La candidature de Claude n’est pas retenue par les patrons du journal quand elle se présente devant eux. Ne reculant devant rien, elle change son nom, se déguise en homme et décroche le poste convoité. Pas facile de cacher sa féminité et de porter perruque et fausse moustache dans un monde de mâles. Claude Dumesne parvient à se faire rapidement une réputation dans le milieu de l’information par la qualité de son travail et son sérieux. 

 

«Déterminée, elle s’était alors ingéniée à trouver un moyen pour réaliser son rêve de devenir journaliste sans l’aide de son père. Après plusieurs jours à échafauder des scénarios, une seule option l’avait satisfaite : forcer la porte de La Laurentie. Et, c’est ainsi qu’était né son alter ego, Claude Dumesne, jeune homme enthousiaste et entreprenant.» (p.24)

 

S’amorce une vie trépidante pour cette femme volontaire, frondeuse qui ne recule devant rien. Elle est rapidement ciblée par l’Ordre de la Patrie, un mouvement qui vise l’épanouissement des Canadiens français en infiltrant tous les milieux pour influencer le cours des choses. Une confrérie avec ses rites, ses codes qui contrôlent ses membres et ne tolèrent aucune dérive. Ce n’est pas sans faire penser à l’Ordre de Jacques-Cartier qui a connu un certain succès au Québec et dans différentes parties du Canada à la même époque et qui a œuvré pendant une quarantaine d’années pour contrer l’action des francs-maçons entre autres. 

L’Ordre de Jacques-Cartier, plus souvent appelé «La Patente», était une société secrète qui a vu le jour en 1926. Les dirigeants promouvaient les intérêts religieux, sociaux et économiques des Canadiens français partout au Canada et aux États-Unis. À l’avant-garde des luttes linguistiques et nationalistes jusqu’aux années 1960, l’organisation a infiltré plusieurs milieux. Au plus fort de sa popularité, l’Ordre comptait environ 12000 membres. 

La montée du nationalisme québécois à partir des années 60 et des différends idéologiques feront que le mouvement se sabordera en 1965. À noter que l’Ordre de Jacques-Cartier ne comprenait que des hommes dans ses rangs et qu’il était particulièrement rigide et contrôlant. Il reposait sur une structure à caractère militaire avec ses commandeurs que l’on suivait aveuglément. 

 

POLITIQUE

 

Pauline Vincent prend ses distances en décrivant un Rosaire Favreau, avocat, qui se laisse séduire par le fascisme qui en mène large à l’époque, surtout en Italie avec Benito Mussolini qui a reçu l’aval du pape Pie XI. On peut faire des liens avec Adrien Arcand au Québec qui prônait cette idée politique. Il se montrait farouchement fédéraliste, ce qui n’est pas le cas du personnage de madame Vincent. Rosaire Favreau, un homme sans foi ni loi, tout comme Mussolini, rêve d’implanter une dictature au Québec en réalisant l’indépendance. Il entraîne secrètement une milice dans les Laurentides.  

La jeune journaliste accepte l’invitation de ce mouvement, plus par curiosité que par conviction, et se soumet à un rituel un peu étonnant. 

 

«On frappa un coup. Tous les nouveaux frères se mirent au garde-à-vous. Claude reçut une feuille qu’elle lut avec aplomb.

— Moi, Claude Dumesne, en présence de Dieu et devant cette honorable assistance, je jure n’être mû par aucun motif qui ne servirait pas uniquement la gloire de la sainte Église catholique, apostolique et romaine et le bien de mes compatriotes. Je m’engage solennellement à observer la discrétion la plus absolue sur tout ce qui, directement et indirectement, concerne l’Ordre de la Patrie. Si, par malheur, j’oublie le serment que je viens de prononcer, je reconnais mériter pleinement la peine encourue en cas de félonie : être rejeté dans la compagnie infamante des hommes sans volonté et sans honneur. Ainsi, que Dieu me vienne en aide et qu’il m’aide à garder le secret de mon obligation.» (p.50)

 

Pauline Vincent, toujours lors de la même entrevue à Radio-Canada, précisait que ce rituel venait de l’Ordre de Jacques-Cartier. « Tout le reste est pure imagination », devait-elle préciser. 

La journaliste prendra conscience très vite que cette société est intransigeante et misogyne, réduisant les femmes à leur rôle de génitrice et de servantes au foyer même si elles sont de la bourgeoisie.

Elle comprend rapidement le jeu de Rosaire Favreau, un homme charismatique et populaire, qui entend prendre le contrôle de l’Ordre de la Patrie, imposer une dictature à l’image de celle qui existe en Italie après son élection comme chef de parti

Claude met la main sur un document où Favreau explique ses intentions et son programme politique. Reste à savoir qui est le grand commandeur qui lui a fait prononcer son serment lors de son initiation. 

 

ACTION

 

Le récit de Pauline Vincent se transforme en thriller avec des rebondissements inattendus. Favreau ne recule devant rien et perd les pédales quand il se sent démasqué. Malgré les dangers et les menaces, Claude réussira à savoir qui se cache sous la cagoule du grand commandeur. 

La femme de Montréal nous permet de voir Claude retrouver sa féminité et de vivre l’amour avec un collègue, sans les carcans et les interdits de l’époque, ce qui est assez étonnant. Il faut dire que la jeune journaliste vient d’un milieu aisé et beaucoup plus libre que celui où les curés exerçaient un contrôle quasi total sur leurs ouailles. 

Le texte nous entraîne dans les années trente, juste avant la Deuxième Guerre mondiale, dans un Québec à la fois traditionnel et religieux qui cherche à s’affirmer et à résister aux diktats d’Ottawa. Les réformistes devront attendre les années soixante pour s’imposer dans ce que nous avons nommé la Révolution tranquille. 

Un magnifique portrait des années 30 avec des héros qui secouent des tabous et apportent un peu de lumière sur La grande noirceur où Maurice Duplessis a fait la pluie et le beau temps. Un texte vivant et surtout des personnages qui vous séduisent ou vous rebutent. 

Pauline Vincent n’a rien perdu de sa vivacité et elle nous plonge dans l’action et brosse un moment de la société québécoise qui garde une incontestable opacité. Elle a encore bien des secrets à nous révéler, j’en suis convaincu. 

Le roman est un art nécessaire qui nous apprend à mieux comprendre notre passé et à être lucides devant tout ce qui agite le présent. Surtout avec la plus folle des fictions qui fait courir tout le monde aux États-Unis derrière un certain Donald. Il n'y a pas que dans les romans où la fiction dépasse la réalité.

 

VINCENT PAULINE : La femme de Montréal, Éditions Alire, Lévis, 314 pages.

 

 

mardi 8 octobre 2024

DOMINIQUE FORTIER MONTRE LA DIRECTION

J’AI ESSAYÉ de lire Notre-Dame de tous les peut-être de Dominique Fortier en format PDF. La maison d’édition n’avait plus de livre papier pour moi et m’a envoyé une copie «dématérialisée». J’ai ouvert le fichier et il y avait des mots, des phrases, mais c’est plus fort que moi, j’ai l’impression devant ­­type de dossier d’être repoussé à l’extérieur, de regarder dans une résidence par une fenêtre embrouillée. Bien sûr, je pouvais l’imprimer, mais j’ai la sensation alors de me retrouver avec un manuscrit qui ne sera peut-être pas la dernière mouture, celle qui arrive après toutes les mutations de la mise en livre.  

 

J’ai profité d’un court séjour à Québec pour m’arrêter à la Librairie du quartier pour me procurer le beau petit volume tout blanc, tout simple. Un vrai livre dans toutes ses dimensions que l’on peut palper, retourner, ouvrir, refermer, humer et souligner ici et là. Pas un ouvrage quelconque, mais mon recueil que j’ai lu dans le jardin derrière la maison Cornelius-Krieghoff au bout de la rue Cartier. Oui, Dominique Fortier m’a fait oublier les bruits de la ville, les autos, les accords de blues un peu plus loin. C’était jour de festival et pourtant je ne suis jamais insensible à cette musique. Le blues occupe toutes mes soirées du vendredi depuis fort longtemps. 

Dominique Fortier ne le précise pas, mais j’ai l’impression qu’elle a rédigé ces pages en travaillant La part de l’océan. Une sorte de carnet d’accompagnement, de réflexions où elle tente de comprendre la direction que va prendre son histoire ou encore ce qu’elle va faire d’un personnage un peu récalcitrant. Ce que l’on écrit pour se garder en écriture, pour se stimuler et se donner de l’élan comme un coureur qui «réveille son corps» avant le marathon. 

Tout d’abord, madame Fortier s’attarde à Philippe Petit, funambule, qui a tendu un fil entre les tours du World Trade Center de New York en 1974. L’homme a franchi les 61 mètres qui séparent les deux édifices, à 400 mètres du sol, sans filet. Une fois, deux fois, trois fois, aller et retour. 

On ne s’y trompe pas. 

Dominique Fortier s’identifie au téméraire qui s’aventure dans des hauteurs vertigineuses quand elle s’avance sur la ligne d’une page. Cette ligne qui vibre selon les caprices du vent et peut-être aussi de l’action. Parce que l’écrivain abandonne son confort et ses habitudes pour se risquer au-dessus du gouffre en entrant en écriture. Il s’élance en mettant le pied sur un mot et un autre, glisse, trépigne presque là où la vie et la mort dansent, bouche contre bouche. Oui, le véritable écrivain joue sa peau en se lançant dans un monde fait de son souffle, de ses idées, de son cœur qui bat au rythme des phrases. Il risque la folie, celle de Melville quand il écrivait Moby Dick et qu’il avait l’impression d’être devenu aveugle. 

L’écrivain se livre à son imaginaire, court sur un fil et peut basculer à chaque pas, perdre l’équilibre dans sa confrontation avec le réel et l’inventé, le vrai et le mensonge. Une fois le câble tendu, Dominique Fortier peut amorcer la traversée de sa fiction. 

Écrire est bien plus que déposer des mots sur une page en suivant une ligne horizontale, en les épinglant les uns à la suite des autres comme on le ferait des vêtements sur une corde à linge. C’est s’offrir de nouveaux yeux, se risquer dans une dimension où tout peut arriver, c’est tenter peut-être de percer le secret de l’univers qui nous cerne et nous garde sur un pied.

 

«Ciel océan.

   Réunis par un fil. L’écriture.» (p.14)

 

Ciel et mer qui se reflètent et s’inventent, à l’image du corps physique de l’humain et de sa pensée certainement. Les deux faces du cosmos que l’on peut explorer avec les mots qui muent en phrases. Réflexions, méditations sur la poussée de l’écriture et ce besoin de dire le monde pour qu’il s’enracine dans un paragraphe ou un chapitre. «Tout ce qui est nommé existe», répétait l’écrivain Alain Gagnon. 

 

«Voici comment on entend habituellement le pacte à la base de tout roman, de toute poésie, de tout ouvrage qui ne prétend pas dire «vrai» : Un écrivain annonce à son lecteur, dès les premiers mots : «Je m’apprête à te mentir. Je te raconterai une histoire fausse en faisant semblant qu’elle est véridique. Et tu feras semblant de me croire.» (p.19)

 

ILLUMINATION

 

Les mots vibrent partout tel un essaim d’abeilles. C’est lumineux dans ma tête. Je sais tout à coup ce que je dois faire avec mon roman que je n’arrive pas à mener dans «ses grosseurs». C’est clair comme la note de guitare qui se prolonge au bout de la rue. Je dois me baigner dans le ciel et la mer pour que Les écartés devienne le livre qui s’ajuste à mon élan. 

Une phrase, un paragraphe plutôt de Dominique Fortier donne une nouvelle dimension à ce projet. C’est tellement limpide maintenant. Je vois ce qui cloche, ce qui empêche le texte de glisser sur le fil de fer tendu entre deux nuages. Dominique Fortier ouvre grand une porte devant et je m’y engouffre avec une joie insoutenable.

La lecture peut faire ça. 

Certains livres sont des fenêtres qui avalent le matin lumineux. Il ne faut surtout pas craindre ces petites illuminations pour écrire. Un souffle m’emporte et me fait respirer à la largeur de l’horizon qui porte toutes les couches de mon imaginaire. Mon histoire va courir sur cette ligne qui soude l’océan et le ciel, se tenir debout sur une déferlante. Tout ce que je ressentais, tout ce que je cherchais depuis des mois en m’enfonçant dans un épais brouillard, devient lumineux dans ma tête.

 

«Les livres dorment en nous jusqu’à ce qu’un charme les réveille.» (p.26)

 

Me voilà fébrile avec Notre-Dame de tous les peut-être dans les mains. Ce tout petit livre qui vient d’abattre un mur. Je peux me risquer sur la ligne maintenant, tout en haut de la page, m’avancer en tendant les bras, devenir funambule. 

Les phrases déboulent. 

Toutes ces couches de mots que je n’ai cessé de coller dans des paragraphes sans jamais être satisfait. Écrire, c’est peut-être courir derrière un verbe sans jamais arriver à mettre la main dessus. On peut l’approcher, l’effleurer, mais il est vif, ici, là-bas, tout près et si loin.

 

«Les livres donnent la part fragile et tremblante,

   la flamme qui vacille.» (p.70)

 

RELECTURE

 

Une fois de retour à Wilson, j’ai relu Notre-Dame de tous les peut-être pour voir si mon excès de lucidité ne disparaîtrait pas comme il est venu. Pour savoir si la magie opérait toujours, si l’épiphanie était encore là. 

Et ce fut la joie, l’espace devant avec les mots qui s’agitaient dans les feuilles des bouleaux. Il me restait à reprendre mon roman, à empoigner l’incipit et à avancer tout doucement, sans jamais perdre l’équilibre et, après mille et mille pas, toucher la fin.

Tôt le lendemain, dans le Pavillon encore aux prises avec la nuit, même si le jour avait les doigts sur le haut de la dune, avec la renarde qui vient toujours me saluer, avant de repartir, aspirée par je ne sais quel parfum qui lui fait fermer les yeux. J’ai avalé une gorgée de café, hésitant un peu parce que mon histoire ne serait plus la même. Ce fameux incipit qui donne des vertiges à tous les romanciers. J’ai posé la main sur le recueil de Dominique Fortier et l’ai ouvert au hasard.

 

«Les livres sont toujours écrits

   à l’ombre de la nuit

   par ce qui reste de lumière.» (p.62)

 

Et aussi cette autre phrase qui est venue mettre fin à l’aventure de madame Fortier.

 

«Quand tu auras tourné la page, j’aurai cessé

   d’exister.

 

   Il n’y de réel que l’incendie.» (p.88)

 

 Et j’ai lancé les mots qui s’agitaient dans ma tête depuis des heures, m’empêchant de dormir, en retenant mon souffle comme si je plaçais des pierres dans un muret et que toutes s’ajustaient parfaitement l’une à l’autre. C’était parti, j’étais sur le fil de fer, à 10000 mètres du sol, avec l’assurance que rien ne pouvait me faire culbuter. 

 

«Je vais encore mentir comme je mens depuis mon premier mot en écriture. Je mens pour cerner la vérité et toucher le réel. Toute vie est un conte et une fiction que nous remodelons sans cesse. C’est en mentant que j’invente ma vie et que je saisis mon passé à bras-le-corps.» 

 

Je sais, je vais tourner, hésiter, je le fais tout le temps. Je dépose Notre-Dame de tous les peut-être à gauche de mon clavier. 

Le recueil va m’accompagner désormais. 

C’est connu, les lecteurs ne découvrent jamais le même livre, surtout pas celui que l’auteur pense avoir rédigé. Chacun y puise selon sa soif et y trouve parfois, ce qu’il cherche depuis des années. Chaque lecteur fait du livre d’un écrivain sa propre histoire. Je vais mentir et me déguiser en liseur glouton pour mieux vous mystifier et me tromper peut-être.

 

FORTIER DOMINIQUE : Notre-Dame de tous les peut-être, Éditions du passage, Montréal, 92 pages.

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