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dimanche 24 octobre 2010

Agnès Gruda ne rate pas son entrée

Après avoir fait sa place dans le journalisme, Agnès Gruda ne rate pas son entrée en littérature avec «Onze petites trahisons». Un thème, une direction et des personnages s’incrustent dans la réalité de maintenant.
 Tous nous sommes marqués par un événement, une rencontre, un mot qui a changé notre existence. Certaines circonstances font que l’on tourne le dos à des proches ou des intimes. Une hésitation et le geste qu’il aurait fallu poser ne vient pas. Les conséquences sont imprévisibles. C’est toujours le cas quand on donne une autre direction à son quotidien. Migration, maladie, dépression ou séparation deviennent des seuils qui font basculer dans une autre dimension.
La vie alors emprunte de longs chemins de traverse et nous reprend plus tard, plus loin, au moment où on s’y attend le moins. Ce que l’on a voulu biffer de sa mémoire s’impose. Impossible de faire semblant. Un jour ou l’autre, la réalité nous rattrape. 

Des mondes

Une femme a toujours vécu dans l’ombre de son frère qui captait tous les regards et l’attention des parents. La mère va mourir. La grande soeur refuse de prévenir son frère. Elle sera la seule, l’unique pour une fois.
«Mais en attendant, c’est non. Non, je ne te préviendrai pas, Philippe. Pas maintenant. Pas avant. Seulement après. Quand tout sera consommé. Quand il ne restera plus aucun instant à diviser. Quand il n’y aura plus d’éternité. Tu as eu maman pendant toute ta vie. Elle n’aura que moi au moment de mourir. Ce sera votre châtiment à tous les deux.» (p.30)
Une histoire racontée lors d’un repas entre amis provoque la rupture d’un couple et la fin de l’errance chez un solitaire. Les mots peuvent avoir des effets contraires. Dévastateurs pour l’un et bénéfiques pour l’autre.
«Et comment que je m’en rappelais ! Je lui expliquai rapidement l’impact que cette soirée avait eu sur ma vie. Paul me confia que de son côté, peu de temps après, il avait rencontré une femme et que maintenant, eh bien, il croisait les doigts pour que tout continue à bien aller entre eux.» (p.51)
Hélène a une aventure avec un collègue médecin. Elle tombe enceinte volontairement, met au monde une petite fille qu’elle élève seule. Fanny n’a jamais entendu parler de son père jusqu’à l’adolescence. Le désir de le connaître devient obsédant. Elle finit par avoir un rendez-vous, discute, imagine une nouvelle vie. Le père piétine tous ses espoirs en la jetant hors de sa vie.
«Il regrettait, mais ne me laissait aucune chance de le délivrer de ses regrets. Il n’y avait donc aucun espace en creux, aucune place pour moi dans la grande maison en face du parc. D’un trait, il m’avait rayée de son univers, pour s’en aller sauver sa famille et ses petits voyous. Je pliai le foulard qui, par son manque de goût, me réconciliait déjà avec ce rejet. Cela valait-il la peine d’être liée à un homme qui pensait mieux faire passer sa décision en m’offrant un carré de soie impersonnel, ornée d’une mosquée et du mur des Lamentations?» (p.220)

Touchant

Il y a ces occasions ratées, un mot qu’il aurait fallu trouver, un geste qui ne vient pas, une solitude qu’il faut combler, une différence qui pousse dans la marginalité. Et souvent aussi le hasard fait en sorte de détruire une image ou une idée que l’on se fait d’une idole. La rencontre avec Léonard Cohen, le poète et chanteur dans un parc de Montréal, est assez troublante. Pas un mot n’est échangé et tout un univers fantasmagorique s’écroule.
Des nouvelles émouvantes, étonnantes qui soulèvent des questions qui n’ont pas nécessairement de réponses. Des textes inattendus, des moments qui peuvent détruire une vie comme lui donner un autre souffle. Agnès Gruda fascine avec son écriture simple, entraînante, directe et efficace. Un ton toujours juste. Elle provoque un malaise en nous, une hésitation qu’il est difficile d’ignorer. C’est là toute la force de ce recueil de nouvelles.

«Onze petites trahisons» d’Agnès Gruda est publié chez Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/agnes-gruda-1654.html

André Girard explore la belle ville de Moscou

André Girard aime les grandes villes, leur frénésie, l’architecture, les parcs, les musées et ces petits bistrots où la vie devient lente.
«Moscou Cosmos», le second volet de sa suite hôtelière, nous entraîne dans la Russie d’après la perestroïka. Le socialisme marque le paysage même si tous s’appliquent frénétiquement au capitalisme. L’aventure, nous nous en souvenons, a débuté avec «Port-Alfred Plaza». Le couple entraînera le lecteur à Tokyo et Istanbul jure l’auteur.
Étienne donne des cours de français et de culture québécoise à Moscou. Johanna de Port-Alfred étudie les sciences politiques, le droit et le commerce international à Nottingham. Elle participe avec ses collègues à un séminaire à Moscou en compagnie du professeur Chadwick, son mentor. Le couple s’est revu à Prague l’année précédente. Des heures sulfureuses. Ils se promettent tous les excès au grand hôtel Cosmos.

Séjour

Le séjour de Johanna prend une tournure inattendue. La délégation l’occupe et il y a toutes les obligations mondaines. Ils visitent les musées, s’attardent dans des galeries, des bistrots renommés, des restaurants et des sites historiques. Étienne se fait un guide attentif et le désir s’exprime par les regards, des frôlements et des murmures. Ils ne sont jamais seuls. Les conférences, les cocktails empêchent les amants de plonger dans la quintessence de la fête amoureuse. Les séances érotiques, la blouse d’étudiante que l’on découpe avec les gestes du chirurgien, il faut les oublier. Les fantasmes demeurent dans les valises.
Cette situation ne semble pas trop perturber Étienne. Son père, un professeur à la retraite, un marxiste qui a cru au grand soir vient de quitter Moscou. Pour le père et le fils, ce séjour a permis la rencontre. Pour la première fois ils se sont vus en complices et amis.
«C’est qu’au printemps, quand ça s’est concrétisé avec l’achat de son billet d’avion, j’ai pris conscience de l’énormité de la chose. Un beau projet quand on en parle comme ça, mais là, ça devenait réalité. Ce n’était pas la panique, mais j’éprouvais une certaine appréhension à l’idée qu’il allait venir nous encombrer en pleine chaleur du mois de juin. Je me demandais comment mes colocs allaient le prendre. Tu sais, quand mon père part dans ses grandes envolées, il n’est pas toujours reposant.» (p.35)
Étienne permet à Johanna de lire un compte-rendu de la visite de son père. Parce qu’il est l’auteur de «Port-Alfred Plaza» et de «Moscou Cosmos». Les personnages existent dans la vraie vie et dans le roman.

L’ailleurs

Le séjour du paternel a tout changé. Comme s’il fallait aller à l’étranger pour oublier les blocages et vivre la réconciliation. La libido, le désir et l’amour atteignent des sommets inégalés dans les villes lointaines. Il faut être ailleurs semble dire Girard pour dénouer ses problèmes existentiels. Le fils et le père se comprennent pour la première fois. Johanna et Étienne connaissent le meilleur de la passion dans ces rendez-vous. 
«Après avoir versé du rouge, je me suis mis à table : libres tous les deux, chacun ses projets, ne pas connaître l’avenir. Et puis, les études à l’étranger, c’est une belle invention, surtout quand les champs d’actions se situent aux antipodes. En fait, ai-je ajouté, nous avons conclu ce pacte pour garder le contact, et tu lui as précisé que loin d’être astreignant, c’était plutôt stimulant. Laisser venir les choses, s’ajuster en temps et lieu ; ne pas voir trop loin et vivre pleinement ce que nous avons à vivre.» (p.95)
Surtout que le père croise la belle Irina. C’est le coup de foudre. Ils se retrouveront à Paris. La vie est ailleurs. Le père met ses pas dans ceux du fils.

La ville

Moscou, la grande cité avec ses merveilles et ses laideurs, demeure le sujet de ce roman. Les visites de Johanna et du père ne sont qu’un prétexte pour discourir sur cette ville, ses attractions, effleurer une culture fascinante, ses splendeurs et son art de vivre.
André Girard sillonne cette agglomération avec un enthousiasme contagieux. Il donne envie de partir sac au dos. L’art et la littérature devenant le fil conducteur de ce parcours singulier.
Espérons que l’écrivain fera passer ses personnages par Montréal et Québec. Le voyage étant l’art de l’éphémère, ce serait là une belle occasion de donner de l’étoffe à cette Juliette et ce Roméo de notre époque.

« Moscou Cosmos » d’André Girard est publié aux Éditions Québec-Amérique. 
http://www.quebec-amerique.com/auteur-details.php?id=479

dimanche 17 octobre 2010

Nicole Houde dévoile son humour


Nicole Houde, avec «Bancs publics», entraîne le lecteur dans une suite de courts textes qui permettent de faire connaissance avec Pierrot le chat, Jean-Eudes, cet ami trop tôt parti, Paul-Émile, le petit-fils de l’écrivaine, l’inventeur de «la machine à réconforter». La romancière éprouve un faible, on le comprend, pour ce jeune aventurier qui aime particulièrement les sorcières, même si elles lui donnent des frissons. Mélanie sa fille, son copain Philippe, sa mère qui a atteint «le bout de son âge» se profilent à l’occasion.
«Il y a dans le ventre de ma fille quelqu’un qui ne connaît pas encore le temps et se contente d’embryonner. Je voudrais écrire pour lui et moi une belle histoire où il y aurait de quoi rire et s’enchanter. Mais dans quel personnage ancrer le sourire?» (p.11)
L’auteure «ancre le sourire» dans les fées qui font les yeux doux à Darwin, rêvent de fouiner sous le pagne de Cromignon, de vivre une «plus value d’affection» avec un certain Marx.

Humour

L’écrivaine dévoile dans ces récits et ces contes un humour qu’on ne lui connaissait pas. Elle jongle avec la théorie de l’évolution des espèces, certaines idées de Marx, le Big Bang et des personnages connus de la Bible. C’est particulièrement inventif, surtout quand une fée entraîne le lecteur au jardin d’Éden où les pommiers, ces «arbres du Bien et du Mal, de la Connaissance et de la Putréfaction», trahissent les secrets. Nicole Houde convoque sa Majesté  le vent et les chats volants, les fées et les mages. Il n’en faut pas plus pour croire à la révolution ou l’évolution...
Des moments aussi où la fantaisie cède devant la réflexion. Il suffit d’un banc au Jardin botanique de Montréal, d’un arbre en fleurs, d’un étang, des papillons et il est possible alors de suivre un nuage, de se perdre dans un ruissellement de lumière pour oublier la respiration difficile, le pas plus lourd et la maladie.
Le lecteur qui fréquente l’oeuvre de cette écrivaine reconnaît des personnages et des lieux qu’elle a fréquentés dans ses romans. Le passé se faufile entre deux gestes, deux mots, un sourire ou un éclat de rire. Les disparus approchent sur la pointe des pieds pour murmurer à l’oreille des vivants.
Il suffit d’un banc au Jardin botanique de Montréal...
«À cet instant, tu n’es plus seule sur la route. Tu sens sa présence. Il arrive parfois que des cailloux nous racontent une histoire et dépose le souffle chaud d’une ombre au creux de nos mains.» (p.124)

Gravité

Même en s’amusant, Nicole Houde n’oublie pas la gravité qui leste ses ouvrages. La mort est difficile à déjouer. Plusieurs textes flirtent avec les derniers moments qu’il est impossible de nier.
«La mort, la vie et tous ces liens ténus qui nous rattachent aux autres ; il s’agit parfois d’un chapeau, d’une rose, d’un chat ou d’une rivière. Variations d’une partition musicale puisque le langage est, parmi ces liens, le plus fondamental.» (p.46)
Des surprises comme toujours, des bonheurs qu’il faut lire et relire. Il suffit d’une phrase pour connaître le ravissement.
«La terre demeure l’ultime interlocutrice de nos conversations. Nous faisons semblant de ne pas l’entendre. Elle réplique en nous donnant de la neige, du soleil, des ancolies et des épervières. Quand nous l’avons suffisamment rendue abstraite, la terre nous regarde avec les yeux d’un homme ou ceux d’un chat.» (p.17)
On reste là, sans oser un geste, retenant notre souffle.
«Comme chaque être humain, je suis une histoire contenant beaucoup d’hiers et une foule de personnages ; les miens se frottent l’âme contre l’épais pelage d’un chat musicien. Il s’appelle Pierrot à cause des clairs de lune. Je lui parle de mon père, né et mort d’une soif sans bon sens, je lui parle de ma mère couchée dans une nuit dont elle ne reviendra pas.» (p.32)
Nicole Houde a l’art d’aborder les choses les plus amusantes et les plus graves avec des images incomparables. Il suffit de s’abandonner entre les rires et la méditation pour saisir une autre facette de cette écrivaine incomparable.

«Bancs publics» de Nicole Houde est publié aux Éditions de La Pleine lune. 

dimanche 3 octobre 2010

C.S. Richardson est irrésistible

Ambroise Zéphyr apprend, après un examen médical vers le début de la cinquantaine, que ses jours sont comptés. L’avenir et les rêves ne sont plus possibles. Il décide de partir avec sa compagne pour visiter vingt-six lieux, des villes dont le nom commence par une lettre de l’alphabet.
 «Des lieux. De A à Z, cela fait vingt-six. Un mois, cela fait trente. C’est ce qu’a dit le docteur. Ou vingt-neuf ? En quelle année sommes-nous ? Vingt-huit ? Un mois, à peu de choses près.» (p.47)
Une décision étrange? L’alphabet tient une place importante dans la vie d’Ambroise. Ses patronymes couvrent l’alphabet. Le A d’Ambroise, du prénom, mène au Z final de Zéphyr, son nom de famille. Il est marié avec Zappora Ashkenazi, alias Zip. Du Z cette fois au A. Ils étaient faits pour se rencontrer.

Voyage

Le couple quitte l’Angleterre pour Amsterdam. Il y aura Berlin, Chartres et l’île d’Elbe. Dans chacune de ces villes, Ambroise visite des musées, les cathédrales et les galeries, s’attarde devant des œuvres d’art, des monuments architecturaux et des toiles de grands maîtres. Il n’y a que l’art pour glisser hors du temps et effleurer l’immortalité. Une course contre la montre, contre la mort certainement.
«Elle essaya de penser à des façons astucieuses de redéfinir l’ordre alphabétique, mais son cerveau refusa l’exercice, préférant imaginer un vrai repas, des vêtements propres, une sieste, un coin tranquille au bord de l’eau avec vue sur la cathédrale. Au minimum, manger, changer de sous-vêtements et se reposer pour passer le temps pendant qu’Ambroise irait à l’église.» (p.65)
Qu’est-ce qui devient important quand on sait la fin arriver? Un voyage de ville en ville pour découvrir le secret de l’immortalité ou les petits plaisirs que l’on s’offre quand plus rien ne vous bouscule.
«Ce n’est qu’une histoire. La vie continue. La mort continue. C’est simple. Simple comme tout.» (p.98)
Simple surtout quand l’autre est concerné.

L’art

Ambroise scrute des tableaux qui traversent les siècles, se retrouve devant une pyramide, ces monuments à la mort, fige devant une toile de Rembrandt, tente de saisir cette vérité fuyante qui cerne la vie.
Zappora et Ambroise manqueront de temps. Ils rentrent quand la santé d’Ambroise se détériore. A partir de la lettre M, tout bascule. Il tente de rêver le voyage. Mumbai, New York Osaka et… la fin est là.
«Elle l’aida à se mettre au lit, ajouta une couverture de son côté pour l’empêcher de trembler et s’enroula autour de lui. Elle oscillait au bord du sommeil quand l’atmosphère de la petite maison victorienne s’épaissit brusquement. Le silence l’éveilla en sursaut.» (p.145)
Zappora survit, un peu égarée dans son corps, dans ses pensées, incapable de reprendre la course. C’est peut-être en effleurant la mort qu’elle vit pleinement, vibre, devient entière et présente.
«Zip resta encore un peu, perdue dans la contemplation du parc désert. Il se mit à pleuvoir. Elle ouvrit le carnet qu’elle avait déniché dans une librairie d’Amsterdam. Avec douceur, Zip vida soigneusement le contenu de la pochette dans la valise d’Ambroise. Elle mit la main dans une poche du veston et en sortit un caractère d’imprimerie. Un caractère gras, sans sérif. Elle resta un instant immobile, puis remit le petit bloc de bois à sa place.» (p.148)
J’ai pensé souvent à «L’écume des jours» de Boris Vian en lisant C. S. Richardson C’est du même niveau. L’allégorie est magnifique, séduisante et irrésistible. Il y a là un appétit de vivre, une joie qui soulève et transporte. Les œuvres qui réussissent cet exploit, on les compte sur les doigts de la main. Quel bonheur de parcourir cette fable qui touche l’innommable avec une délicatesse rare. À lire avec toute l’attention possible pour comprendre un peu mieux la vie ou la mort. L’amour aussi.

«La fin de l’alphabet» de C.S. Richardson est paru aux Éditions Alto. 

vendredi 1 octobre 2010

Les amours impossibles de Sophie Bouchard

Sophie Bouchard récidive avec un roman d’amour et de désespérance, deux ans après la parution de « Cookie ».
L’univers marin est plus présent que jamais dans « Les bouteilles ». La mer devient un personnage qui rythme les jours et les nuits, tord les êtres dans leur solitude. Un univers de fureur et de silence.
Il faut un temps cependant pour découvrir le drame de Cyril qui s’est exilé sur un piton rocheux au milieu du grand fleuve. Depuis des années, il vit en marge des humains.
« Je vis dans un enfer, un phare entouré d’eau. Pas de terre à des kilomètres. » (p. 11)
Tout change avec l’arrivée de Frida et Clovis, un couple que l’isolement défait rapidement. Elle est rêveuse, aimante et sensuelle. Lui devient muet et indifférent, ne rêvant que d’automatiser le phare et d’en chasser les humains.
« Clovis ne s’arrête pas à écouter cette substance tangible et figée dans les longs silences de son amoureuse. Il justifie son caractère discret en la décrivant comme une personne sereine. En paix. Il ne voit pas ses yeux toujours humides. Un regard qui désire s’accrocher à une parcelle de terre cachée derrière la brume. Les vagues. Les jours où la silhouette de son village apparaît dans les montagnes, Frida se dénoue. Sa tête se remplit d’odeurs connues et rassurantes. Elle transpire la libération. Elle habite son corps. » (p. 17)
Le couple est désarçonné par les vents, les brouillards et les marées. Il n’y a qu’Armand, le commissionnaire, pour apporter un moment de répit. Le passeur s’amuse de la fureur des eaux avec ses provisions de mots.

Défaite

Le lecteur comprend peu à peu que Cyril est allé au Sénégal avec Rosée. Un séjour qui a failli le tuer. La misère, l’exploitation, les « boat people » qui prennent la mer, les corps roulés par les vagues à chaque matin, il n’en pouvait plus.
« Il quittait le confort d’un pays dévasté. Jardiniers. Cuisiniers. Gardiens de nuit. Ménagères. Une qui lavait les vêtements. L’autre qui époussetait les meubles. Une autre pour les carreaux et les planchers. Encore une pour balayer la cour. Rosée et Cyril avaient goûté à la richesse et leur maison se gérait comme une entreprise. Des employés à payer. Ils ne savaient plus que faire de leurs dix doigts. Ils engageaient les voisins pour qu’ils puissent se sortir la tête de l’eau et nourrir leurs familles nombreuses. Rosée adorait cette fourmilière, cette maison toujours pleine. Cyril culpabilisait et participait aux tâches quotidiennes. »  (p.105)            
Il est rentré. Rosée est restée. Après des années, elle lance des appels à son amoureux. Elle coule, elle meurt. Cyril tarde à répondre.
La mer amplifie les tensions. La tempête se déchaîne. Des vagues comme on en voit seulement dans les romans. Le phare est détruit. Clovis est emporté par une vague. Cyril et Frida retrouvent la côte. Ils sont devenus des naufragés qui tentent de colmater leur vie. Elle va au Sénégal et lui arrive trop tard. Rosée s’est jetée à la mer. Peut-être que c’est elle qui est venue buter contre le pic rocheux dans sa folle désespérance. Frida et Cyril ne peuvent qu’être une présence à l’autre après tout ce qu’ils ont vécu. C’est ce qu’ils peuvent après les tempêtes de l’amour.
L’aide au pays en voie de développement est questionné, le déséquilibre planétaire, la répartition des richesses, les iniquités et l’exploitation. Sophie Bouchard questionne des façons de vivre. La planète est en danger et si plusieurs lancent des bouteilles à la mer, ils ne reçoivent des réponses que rarement.
Une écriture haletante, épousant les vagues qui butent contre le phare et imposent la cadence. Comme dans « Cookie », les relations amoureuses s’avèrent impossibles. Chacun s’enferme dans son soi et n’arrive pas à s’ouvrir à l’autre. Il est toujours trop tard quand l’un pose un geste ou répond à l’appel de détresse. Une vision pessimiste ? Peut-être mais combien riche. On le sait, les grandes histoires d’amour finissent mal. Un roman enlevant, dense et particulièrement fascinant.

« Les bouteilles » de Sophie Bouchard est publié aux Éditions La Peuplade.

mardi 21 septembre 2010

André Carpentier flâne dans les cafés

Après «Ruelles, jours ouvrables», André Carpentier récidive avec «Extraits de cafés» où il s’attarde dans ces établissements qui prolifèrent dans tous les quartiers de la ville. Ces lieux ont leurs réguliers, leurs visiteurs occasionnels, des originaux qui attirent le regard selon les heures.

«Voilà, c’est ainsi, je crois, qu’à mon totem de flâneries, j’ai ajouté les cafés, avec leurs personnages et leurs faits quotidiens, qui forment l’armature de ces pages. Je me croyais toujours obsédé par le réseau des ruelles ; en fait, je nomadisais déjà d’un café à l’autre, comme qui s’éprend d’un nouveau territoire, et rapiéçais mes carnets à coups de notules, d’ajouts, de renvois.» (p.11)
Des endroits où il est possible de refaire le monde, de retrouver des connaissances où simplement lire le journal en dégustant un espresso. Tout dépend de l’heure et du lieu. La clientèle, près de l’Université du Québec à Montréal ou dans le nord de la ville, n’est pas la même. 

Des mondes

Ces lieux de retrouvailles, de reconnaissances, de réconciliations, d’amours qui naissent ou s’effilochent au hasard d’un courant d’air ou d’un rayon de soleil sur un coin de terrasse, fascinent. Chaque café a son petit quelque chose, un décor qui crée une ambiance, des arômes singuliers.
«Il y a dans l’aura des cafés, c’est-à-dire dans la constellation des traces humaines qui y sont associées, une chose singulière et enviable qui est la lenteur. Je veux dire cette disponibilité fluide qui est le fait de celui qui se donne le temps de regarder, d’écouter, de rêver, de maintenir ce que Pierre Sansot appelle un ennui de qualité.» (p.48)
Regards échangés, sourires, dialogues qui s’engagent ou qui tombent dans l’oreille du solitaire.
«Dans un café qui baigne dans une ondée de sueurs chaudes, je m’installe sur une banquette latérale où je ne gênerai personne, les joueurs de dominos, les lecteurs de journaux, les ressasseurs de passé, les brasseurs de politique. J’aime ces angles d’où l’on peut tout voir d’un café, dans son ensemble comme dans ses détails, grignoter les schizos, se taquiner les serveuses, entrer les désenchantés, déguerpir les pressés…» (p. 76)

Successions

Carpentier y retrouve des visages à chaque jour. On s’y confie, on comble la solitude, on tente d’attirer l’attention quand on s’y glisse à l’heure de l’apéro. Le café connaît des marées, des reflux, des poussées fascinantes à observer et à décrypter.
Dommage que Carpentier n’identifie jamais ces endroits. Nous apprenons parfois que nous sommes près de l’Université du Québec à Montréal ou dans tel quartier. Il lui arrive aussi de se faire la dent sur un écrivain ou un poète sans le nommer. Cette méchanceté anonyme est un peu agaçante. Bien sûr, nous sommes tous des inconnus dans ces endroits. Mais quand on choisit de s’y attarder et d’écrire, il faut le courage de dire ce qui doit être dit.
«Cette comédienne, qui, juste à commander un Perrier, prend l’allure d’une starlette qui s’ébroue les aigrettes. Elle paraît scruter tout un chacun à tour de rôle, mais en réalité, elle ne fait que vérifier si on ne la regarde pas. On dirait qu’elle ne paraît pas assez tranquille avec elle-même pour avoir ne serait-ce qu’un peu de curiosité pour les autres.»  (p.191)
Et il y a ces débuts de fragments qui jouent tous du «que»... «Un de ces jours que je mets trois secondes… Un jour que je suis disparu des…» Cette fréquence du «que» a fini par gâcher ma lecture. Carpentier nous a habitués à mieux.
Peut-être qu’il aurait fallu élaguer, resserrer et surtout s’attarder pour découvrir des hommes et des femmes qui vivent l’amour, la maladie, la vieillesse et la peur, qui se réfugient peut-être dans ces lieux publics pour oublier un moment leurs craintes ou leur joie... Nous passons à côté de quelque chose.

«Extraits de café», d’André Carpentier est paru aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/andre-carpentier-1010.html