Certains événements peuvent échapper à la conscience. Il suffit d’un choc, d’un traumatisme ou d’une émotion extrême pour qu’un trou noir vrille la mémoire. Une trop forte douleur peut, en quelque sorte, masquer une partie du vécu même si la «victime» continue de vaquer à ses occupations. Comme si toute une couche de souvenirs s’effaçait. Pourtant, ces faits subsistent dans les méandres du cerveau et peuvent être ramenés à la conscience.
Carole Massé, dans «Secrets et pardons», entraîne le lecteur dans une histoire de passion amoureuse. Alice et Jude, à l’instar de Roméo et Juliette, s’aiment dès la plus tendre enfance. Ce sont des inséparables, des êtres qui ne peuvent que s’aimer. Et, comme chez Shakespeare, la vie les sépare même si les classes sociales, dans les années 1885 à Montréal, sont moins hermétiques que chez les Capulet et les Montaigu.
Jude est pauvre, fils de couturière, tandis qu’Alice est fille d’un avocat qui joue au seigneur et dirige ses domestiques d’une main de fer. Il se targue de constituer la petite élite qui émerge à Montréal en cette fin du XIXe siècle.
Trou de mémoire
Les parents, tout comme les domestiques, n’apprécient guère cette connivence entre des adolescents qui s’attirent comme des aimants.
Et quand la passion devient physique, connue de tous, le jeune homme est chassé. Après une sévère correction, Alice se retrouve au pensionnat où elle veut mourir. Frappée par une forme d’amnésie globale transitoire, elle oublie Jude, épouse un marchand plus vieux qu’elle et se plaît à effectuer des observations scientifiques dans ses loisirs. Personne ne veut lui rappeler cet amour de jeunesse.
Quelques années plus tard, Jude rentre d’un long périple aux États-Unis. Il croit qu’Alice l’a trahi et maîtrise mal sa rancune. Il a beau se noyer dans la violence et s’épuiser dans son travail de sculpteur, il n’arrive pas à l’oublier dans les bras de Marie. Le hasard les met en contact et Alice, femme mariée et mère de famille, est perturbée.
En suivant des cours de peinture, Alice voit des formes surgir sur sa toile, retrouve peu à peu sa mémoire, un amour qui flambe à nouveau.
«Alice n’écoute pas et revient à sa toile. Dans un geste rapide et nerveux, elle agrandit le point noir, puis termine le feuillage. En examinant ce qu’elle vient de faire, elle doit reconnaître que sa touche est plus vibrante et énergique qu’avant, même que la ramure a acquis du volume. Tout à coup, elle tressaille, n’en croit pas ses yeux ! Ce point au centre, la « prunelle », comme elle l’appelle, mais… c’est un tronc d’arbre ! Elle le voit ! Elle le voit avec netteté!» (p.268)
Modernité
Le lecteur avance en aveugle dans ce roman de fin de siècle qui annonce la modernité et l’éveil des francophones de Montréal. Carole Massé navigue entre des courants de pensée qui s’affirment, les idées des Patriotes qui n’ont pas été oubliées. Une petite bourgeoisie naît, certains individus se distinguent à force de talent et de travail. Plusieurs professions éloignent aussi du travail de la terre et de la domesticité. La culture, l’éducation et les arts permettent d’esquisser le profil d’une nation, d’une collectivité qui doit assumer son passé pour se tourner avec confiance vers l’avenir. Il y a aussi des Arthur Roy, l’époux d’Alice, qui sacrifie tout pour s’infiltrer dans le monde anglophone de la haute finance.
L’écrivaine brosse une véritable fresque de la société montréalaise de la fin du XIXe siècle, déploie son histoire par petites touches, ramène Jude et Alice l’un vers l’autre dans une toile qui se précise peu à peu. Le lecteur vit l’histoire de Roméo et Juliette à rebours. Ce travail minutieux happe le lecteur même si, au début, il se sent un peu perdu. «Les amants de Montréal» nous plongent dans un monde fascinant.
Une langue soignée, minutieuse et riche permet de savourer ce voyage au pays de l’amour et de la mémoire, de plonger dans une ville étonnamment moderne et contemporaine.
«Secrets et pardons» de Carole Massé est publié chez VLB Éditeur.