Paul Auster nous a habitués aux histoires étranges et à des situations tordues qui nous plongent dans des mondes inconnus. Il aime les bascules, les trappes qui nous permettent de passer d’un univers à l’autre. C’est le nœud de ses nombreux romans. Un personnage fait sa vie et arrive un croisement, un moment qui fait que tout bascule. Comme si le monde était fait de trous qui permettent de passer d’une dimension à une autre.
Il en est ainsi dans la vie, même si le saut n’est pas tout à fait aussi radical. Il peut arriver que quelqu’un heurte un mur, vive une maladie ou une situation qui change complètement sa vie et le plonge dans un autre univers.
Dans sa trilogie new-yorkaise, Paul Auster nous entraîne dans un monde étrange. Il suffit d’un croisement où deux lignes s’emmêlent et son héros se retrouve à la rue, perdu comme un itinérant qui a perdu toutes ses références et qui doit apprendre la vie sauvage des villes. C’est là une constance dans l’œuvre de cet écrivain américain beaucoup plus populaire en France et au Québec que dans son propre pays.
La vie n’est pas une ligne lisse et droite. Il peut arriver que tout change, que tout se modifie. La vie est comme une sculpture qui comprend plusieurs facettes et qui tourne sans que l’on ne sache trop pourquoi.
L’œuvre de fiction
Paul Auster aime bien aussi faire sentir au lecteur qu’il est dans une entreprise d’écriture. Il arrive souvent que le récit prenne la forme d’un roman policier où un personnage enquête sur une autre personne, rédige des rapports. Toute l’intrigue repose sur une entreprise d’écriture. Souvent aussi, le personnage qui enquête se rend compte qu’il est en train de s’épier et de se filer soi-même. Tordu, impossible? Il s’agit d’une allégorie de l’écrivain qui épie son personnage, le suit, le pourchasse, le tient sous observation tout en fouillant dans sa propre vie et dans ses propres comportements pour nourrir son œuvre de fiction.
Encore une fois, «Dans le scriptorium», nous basculons dans un monde étrange. Un homme âgé se retrouve dans une chambre, seul. Il a perdu la mémoire et son nom, Mr. Blank qui signifie blanc en français. Espace blanc comme trou de mémoire. Il ne sait pas pourquoi il est là, ne se souvient d’à peu près rien. Tout ce qu’il dit est enregistré et on photographie le moindre de ses gestes. Nous sommes au cœur d’une œuvre qui est en train de s’écrire, de s’élaborer, de se donner un passé et une sorte d’avenir.
Paul Auster nous enferme dans l’œuvre en cours, se permet de faire agir certains personnages que les familiers de cet écrivain vont reconnaître. Je pense à Anna Blume, Samuel Farr et John Trause. Des personnages qui s’occupent de l’écrivain en quelque sorte, de celui qui a inventé des histoires, qui les a mis au monde pour leur donner une vie à soi. L’écrivain a oublié, tout perdu et ce sont ses personnages qui doivent le nourrir, le dorloter et lui rappeler qui il est. Le titre même du roman est un indice du projet d’écriture. Scriptorium étant l’endroit où les moines écrivaient les manuscrits ou oeuvraient comme copistes dans les monastères. Nous sommes dans le livre avec ses personnages, les manuscrits, le monde tout en blanc qui permet la rédaction et l’écriture.
Un univers étrange, fascinant, très contemporain quand nous voyons les dirigeants de l’État tenter d’inventer une guerre pour motiver la population et garder une cohésion dans le pays. On se croirait dans les jours qui ont précédé l’envahissement de l’Afghanistan par les États-Unis.
Paul Auster réussit à nous inventer une histoire avec à peu près rien. Il crée un mystère avec un personnage qui ne sait plus rien de sa vie et de son passé. Il réussit à glaner ici et là des souvenirs en se frottant à certains personnages qui l’aiment ou le détestent.
Le pire, c’est qu’à partir de ce grand vide, Auster réussit à nous garder, à créer un fil étrange qui nous fait suivre ce personnage, nous plonge dans un monde où il n’arrive rien, où marcher et respirer est la seule action.
C’est peut-être le propre des grands écrivains qui peuvent vous embarquer dans une intrigue en n’ayant que quelques mots, peu d’espace, presque rien. Encore une fois, il boucle le tout et tout recommence à la fin. C’est le propre de l’écriture. Toujours recommencer, toujours refaire le monde, reprendre le même processus et repasser sur les mêmes mots en les modifiant peut-être ou peut-être pas non plus.
«Dans le scriptorium» de Paul Auster est paru chez Actes-Sud-Leméac.
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