VOILÀ UN TEXTE que j’ai mis du temps à lire parce que je savais que ça me bousculerait. Le livre a traîné ici et là dans la maison pour me rappeler que j’avais ce rendez-vous et que je ne pouvais me défiler. Le coeur en joue d’Hélène Lépine touche les femmes qui vivent la guerre et toutes les violences. Cette démence des attaques et des bombardements revient jour après jour dans l’actualité. Une fatalité contre laquelle nous demeurons sans voix. Le barbare n’est jamais loin et renaît de ses cendres chaque soir dans les bulletins de nouvelles. Immanquablement, nous finissons par détourner le regard. Le cœur en joue nous plonge dans la réalité des femmes de la Syrie, pays dévasté par la folie des hommes et une tragédie sans nom. Des roquettes, des cris, des assauts que subissent ces victimes impuissantes qui fuient comme des bêtes.
La poète a vu les murs troués, les ravages causés par les bombes. Elle a écouté et entendu les pierres qui peuvent parler, les hurlements de ces enfants qui ne savent plus où se terrer. Des femmes la hantent la nuit et viennent la secouer dans son corps et son esprit.
elles se glissent au plus près de ma couche, me croient endormie
leur fatigue s’allonge sur mon corps, pèse de tout son poids, je garde les yeux fermés
mes visiteuses dédient leurs silences, me confient des peines infinies (p.13)
Je me suis buté à la carapace de ces vers avant de me faufiler dans les failles. Les strophes flottent sur la page, se répandent pour former le recueil, résistent. J’ai secoué chaque mot pour en surprendre toutes leurs facettes. Dialogue improbable qui se fait entendre comme une prière, un chant qui monte de la terre.
Les hommes en armes ne cherchent que la mort, le sang et la destruction. Ils traquent la vie à coups de mortiers et les bombes tombent avec la pluie. Les femmes évitent ces guerriers pour protéger les enfants et leurs corps. Parce qu’elles sont d’abord les victimes des avancées de ces militaires. Toujours errantes, dépouillées, impuissantes, elles fuient la peur au ventre dans des jours et des nuits qui s’étirent comme des siècles.
LONG POÈME
Les murs de Damas vus par Dima Karout lui servent de guide, des éclats de voix ici et là et des visages s’imposent. Les assiégées s’éloignent avec les petits, fuient dans l’exil, toujours à la merci des guerriers qui s’embusquent partout.
gros plan sur la mer à l’écran, les barques tanguent, les vagues
lèchent leurs flancs
des frères migrants ont pris le large pour une odyssée sans poète
elle suit des yeux leur flottille de misère (p.30)
Ces âmes errantes vont et viennent sans savoir où elles échoueront, sans avoir de destinations. Y a-t-il un demain au-delà de la mer et des images qui défilent sans cesse dans les bulletins télévisées ? Comment vivre et survivre dans un pays où la mort colle à la pluie, où les gaz rampent sous les portes pour sauter à la gorge des petits ?
hier, sa jeune voisine ligotée à un arbre, dos vierge que râpe le
tronc, seins criblés de crachats
Myriam violée au glaive moite
elle n’a pas su se faire bouclier, n’a pu la secourir
et Mina terrassée sur le toit plat
elle a vu les yeux de Miryam, désormais pierres d’onyx (p.28)
La peur, jour et nuit, le mari disparu, les maisons détruites, les toits crevés. Les ruines s’accumulent, et un arbre en fleurs résiste. La vie est encore là, il y a les saisons et une autre réalité malgré l’horreur. Des visages, des appels hantent la poète et toutes s'approchent dans son sommeil. C’est plus encore. Elle accompagne ces fuyantes, dialogue avec elles pour faire entendre leur angoisse, l’exil et la dépossession totale.
Mina
Nour
Fadi
elle tourne le miroir
vers le mur
ne veut plus croiser
son reflet
Mina
Nour
leurs noms
en guise
de garde-fou (p.36)
Et la poète s’attarde devant les murs noircis et les toits effondrés, témoigne de cette écriture faite de chair et de sang.
CHANT INTOLÉRABLE
Les appels et les hurlements, les pleurs et les râles de la petite fille violée, les sanglots des enfants dans la nuit et les larmes qui tissent un lien qui fait le tour de la planète, deviennent une douleur qui se répand dans tous les corps des victimes qui tendent la main. Ces réfugiées dépouillées de leurs mots et de leurs cris attendent qu’on les prenne dans nos bras pour les bercer, les rassurer même si on ne partage pas leur langue et leurs phrases.
les océans le fleuve
n’ont pas tout avalé
le long de la rive
des objets
lunettes d’écaille
escarpins brodés
une fiole d’encens
ce sourire
sous la vitre ébréchée
ultime portrait
je les aligne
devant les rochers
garder bien vivantes
les traces (p.63)
La poète examine ces artéfacts pour redonner une voix à ceux et celles qui n’arrivent plus à fermer l’œil, se débattent avec des images terribles et des scènes qui ne cessent de se répéter dans leurs cauchemars.
Travail saisissant que celui d’Hélène Lépine qui navigue entre la désespérance des victimes et l’empathie, prend la parole pour garder en mémoire les horreurs que vivent ces femmes violées, tuées et écartelées par les bombes. Dialogue qui va au-delà des mots et des phrases. Le lien se tisse peu à peu entre l’ici et l’ailleurs, avec ces victimes qui voient la mort coller à chacun des gestes de leur quotidien. Admirable effort de la poète qui nous pousse dans un état de conscience qui permettra peut-être un jour de mettre fin à cette barbarie qui se répète depuis des millénaires.
LÉPINE HÉLÈNE, Le cœur en joue, Éditions de LA PLEINE LUNE, Montréal, 2021, 20,00 $.
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