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jeudi 2 octobre 2025

L'ÉPOPÉE DU SAGUENAY–LAC-SAINT-JEAN

LE LIVRE d’une vie pour Gérard Bouchard. Voilà l’aboutissement de sa longue et patiente recherche qui prend sa source dans sa thèse de doctorat soutenue à Paris, où il dressait le portrait d’un village du centre de la France (Sennely-en-Sologne) sur une période de cent ans. On peut lire ce travail publié chez Plon en 1972 sous le titre : «Le village immobile». De retour au Québec, Gérard Bouchard appliquera cette approche à la région du Saguenay et du Lac-Saint-Jean. Une histoire totalisante et enveloppante qui tient compte de tous les aspects d’une population pendant un laps de temps important. Il s’attardera aussi à recueillir les propos de ceux et celles qui ont quasi connu les débuts de la colonisation ou qui ont entendu les récits des premiers venus dans la région. Des témoignages précieux, puisque c’est le passé des hommes et des femmes qui ont fait le pays. «Terre des humbles, Les Saguenayens 1840-1940», est le résultat de ses recherches au fil des décennies.


Gérard Bouchard, dans «Terre des humbles», raconte l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean à partir des témoignages des premiers arrivants, des anciens qui ont vécu l’an premier de cette épopée. Le travail imposant de l’historien et sociologue fait plus de 450 pages et dresse un portrait de la vie des colons, de leurs rêves et de leurs réussites, comme leurs terribles épreuves entre 1840 et 1940. Toujours en s’appuyant sur les témoignages des pionniers, mais aussi sur à peu près toutes les informations que l’on peut trouver dans les registres des paroisses (naissances, décès, mariages), les actes notariés et les journaux de l’époque alors fort actifs et importants. Une histoire du peuple que «Terre des humbles» et non pas celle de l’élite, du clergé qu’on nous a imposé quand j’étais à la petite école. Et peut-être que Gérard Bouchard s’est inspiré d’Antoine de Saint-Exupéry pour son titre, qui, dans «Terres des hommes», explore l’amitié, la mort, l’héroïsme, la quête de sens et de vérité. L’écrivain et aviateur exprime dans cette œuvre ses valeurs humaines.


«L’ouvrage que je présente aujourd’hui reprend donc la même ambition que Le village immobile, mais en prenant cette fois pour objet l’ensemble d’une société régionale et en conjuguant les enseignements de deux immenses corpus : celui des données quantitatives en provenance du fichier BALSAC et celui des données qualitatives issues de plus de 2000 entretiens réalisés entre les années 1920 et 2000. D’autres sources de données ont aussi été utilisées en complément (infra). J’ai pu ainsi construire une représentation de cette société dans ses diverses dimensions et dans son évolution, tout en faisant entendre sa parole. C’est donc un très vieux rêve de jeunesse que je vois maintenant réalisé.» (p.20)

 

Pour bien illustrer sa démarche, Gérard Bouchard multiplie les points de vue à partir des premières familles qui ont transporté sur leur dos tout ce qu’ils pouvaient emporter. Ils devaient franchir les montagnes sur des pistes à peine existantes en partant de la région de Charlevoix. L’odyssée regroupait plusieurs ménages et au bout d’un périple de plusieurs jours, ils s’installaient en pleine forêt où ils devaient tout faire avec peu d’outils. Des haches, des sciottes pour construire une cabane et se mettre à l’abri des intempéries et des bêtes sauvages. Ils survivaient alors grâce à la chasse et la pêche parce qu’il fallait «faire de la terre» d’abord pour semer les patates et autres légumes essentiels. Quand je pense aux nuages de moustiques qu’ils devaient affronter, je me demande comment ils ont pu résister. Peut-être que, pour la plupart, c’était un voyage sans retour et qu’ils n’avaient pas le choix de s’accrocher.

 

«À l’arrivée sur son emplacement (ou celui qu’elle choisissait d’occuper), une famille devait encore passer quelques nuits à la belle étoile, le temps de bâtir un camp très sommaire recouvert d’écorce de bouleau. Ces camps s’élevaient à guère plus de quatre pieds du sol, car il fallait en obstruer l’accès aux ours attirés par la nourriture. Plus tard, on construisait un vrai camp, plus spacieux, où durant l’hiver où parents et enfants pourraient cohabiter avec les poules, souvent un cochon et, plus tard, un bœuf, les premiers étant séparés des autres par une demi-cloison. Le but était de réchauffer les occupants et en même temps de protéger les animaux contre le froid.» (p.39)

 

Heureusement, il y avait les Innus qui sillonnaient cet immense territoire et qui savaient mieux que les arrivants se débrouiller dans toutes les conditions. Ils ont eu de bons contacts et se donnaient un coup de main lorsque c’était possible, particulièrement quand une femme accouchait. On demandait l’aide d’une sage innue pour que tout se passe bien. Certains n’auraient jamais pu survivre à l’hiver s’il n’y avait pas eu les Innus. 

Tout devait changer avec l’arrivée des curés qui ont dénigré ce peuple nomade et leurs manières de vivre, interdisant les relations avec eux et surtout les mariages. Une triste histoire que ce manque d’ouverture du clergé envers les autochtones et les étrangers qui ont tenté de rejoindre les colonisateurs à différentes époques. 

 

«C’est pourquoi, en 1898-1899, le haut clergé s’opposa si vigoureusement à l’implantation d’un petit groupe de doukhobors qui fuyaient la persécution dont ils étaient l’objet en Russie. Des notables, guidés par l’évêché, se déchaînèrent en dénonçant les mœurs primitives de ces étrangers, accusés notamment d’atteler leurs femmes à la charrue pour ménager leurs chevaux. Les réfugiés trouvèrent finalement à s’établir dans l’Ouest canadien.» (p.105)

 

FAIRE DE LA TERRE

 

Défricher, faire de la terre, semer, construire une habitation plus confortable, élever du bétail et agrandir le domaine pendant que les enfants se multipliaient. Et les garçons, les plus vieux, à l’âge de quatorze ou quinze ans, s’embauchaient l’hiver dans les chantiers de Price, là encore dans des conditions à peine imaginables, pour apporter quelques piastres à la famille au printemps. 

Et on finissait par faire une paroisse avec sa chapelle et sa forge et son petit magasin général qui vendait de tout. Il y avait aussi les moulins de sciage que Price installait un peu partout où il y avait des cours d’eau et qui procuraient du travail. Des villages éphémères qui essaimèrent le long du Saguenay surtout.

Jean-Alain Tremblay nous plonge dans la vie de Saint-Étienne dans «La nuit des Perséides», une agglomération qui a été détruite par le feu en 1900.

Souvent, après avoir constitué un bien respectable, les familles vendaient tout et allaient tout recommencer plus loin pour défricher, pour agrandir leur terre et y établir les enfants, surtout les garçons. 

 

«Telle était la vie sur ces premiers fronts pionniers : des travaux éreintants, une nourriture insuffisante, l’insécurité, l’isolement, l’absence de chemins, de médecins, de prêtres et d’écoles. À tout cela s’ajoutait la rareté chronique du numéraire. Pour subvenir à leurs besoins, les colons ne consommaient que ce qu’ils pouvaient semer ou produire dans ces conditions ingrates; les familles se voyaient ainsi confrontées à de nombreuses privations.» (p.45)

 

On travaillait en famille, c’était essentiel pour la survie. C’est comme ça que l’on est arrivé à occuper toutes les bonnes terres autour du lac Saint-Jean. On a tenté alors de poursuivre la colonisation dans la deuxième couronne de peuplement. C’est à cette époque que furent fondées les paroisses de La Doré, Saint-Edmond-des-Plaines, Girardville et Saint-Thomas-Dydime. Ce fut souvent un échec parce que le sol était impropre à la culture. 

Viendront rapidement les premières industries dans les petites villes, particulièrement à Jonquière et Chicoutimi, qui misaient sur l’exploitation de la forêt, la fabrication de la pâte de pulpe avant tout. Des entrepreneurs qui rêvaient de se développer à l’américaine. En particulier un personnage peu connu, mais fascinant de Chicoutimi. 

 

«C’était un homme remarquable (Joseph-Dominique Guay) à plus d’un égard et son histoire reproduit en quelque sorte celle de l’utopie saguenayenne, ou du moins l’un de ses volets. Néanmoins, et pour des raisons qui apparaîtront plus loin, il a laissé très peu de traces dans la mémoire régionale. C’est une raison de plus pour s’y arrêter.» (p.97)

 

Il était de ceux qui voulaient faire de Chicoutimi «la Chicago du Nord» avec un million d’habitants. Il a eu le malheur de s’opposer souvent aux ambitions du haut clergé. Que dire de Louis de Gonzague Belley, qui a dû migrer dans l’Ouest canadien, ostracisé par son milieu et excommunié par Mgr Labrecque?

Ce ne fut pas le cas de J.E.A Dubuc, qui a su apprivoiser l’évêché par des dons en argent, des faveurs et aussi des fêtes où il pouvait les courtiser et faire accepter ses visées. Ces «continentalistes» voulaient surtout casser le monopole des Price pour se développer et devenir en quelque sorte maître chez eux.

 

«Cela dit, Dubuc fut un remarquable entrepreneur qui s’est hissé au sommet du monde des affaires à l’échelle internationale, alors qu’au départ il était sans le sou et sans expérience, simple commis dans une succursale de la Banque Nationale à Sherbrooke. Il n’avait que vingt-six ans quand il a pris la tête de la Compagnie de pulpe au moment de sa fondation et sa situation financière ne lui permettait même pas d’acheter des actions de l’entreprise. Parmi ses associés et partenaires, on a pu dire de lui qu’il n’était rien de moins qu’un génie.» (p.336)

 

ÉPOPÉE


J’ai eu l’impression de plonger dans un véritable roman en suivant les colons, qui, en plus d’un travail incroyable, devaient subir les diktats du haut clergé qui établissait des règles et contrôlait presque tout de leur quotidien. Pas uniquement sur le plan spirituel, mais en s’immisçant dans leur vie privée (leur sexualité) et leurs passe-temps. 

Gérard Bouchard s’attarde aussi à des mythes qu’il défait, soit l’isolement de la population, les maladies génétiques qui seraient plus importantes dans la région, des gens réfractaires aux idées nouvelles et aux étrangers. 

C’est tout le contraire, heureusement. 

Les familles nombreuses correspondaient à ce qui était la norme dans l’ensemble du Québec, tout comme la place des femmes, les maladies, les loisirs. La sexualité des couples ne différait guère non plus des pays en voie de colonisation. C’est quasi un miracle qu’ils aient pu garder une forme d’indépendance malgré l’omniprésence du clergé. 

Nous avons, en parcourant ce document passionnant, un portrait bien distinct de celui qui était brossé à ma petite école de rang ou encore au secondaire à Saint-Félicien, où l’histoire du Canada nous ennuyait terriblement. 

C’est fascinant de pouvoir s’attarder ainsi auprès des gens du peuple, de découvrir la culture populaire que les curés combattaient, les fêtes où l’on chantait et dansait et pouvait même exagérer avec la bouteille. Les carnavals et les déguisements de la Mi-Carême étaient de grandes périodes de réjouissances et de défoulement. 

 

BIOGRAPHIQUE

 

Gérard Bouchard n’hésite jamais à raconter des faits personnels et des moments de son enfance. C’est peut-être la plus belle façon de rendre hommage à ses parents que de publier un tel ouvrage où nous avons l’impression de surprendre nos proches dans leur quotidien. J’ai reconnu ma propre famille, des rites et des coutumes qui ont changé avec le temps. J’ai vécu l’époque où la grande fête du début de l’année était le Jour de l’An et non pas Noël. Oui, ce temps lointain où le père Noël n’existait pas. Aussi, j’ai compris que les Paré n’étaient pas une exception en ne soulignant jamais les anniversaires. 

Tout le monde était ainsi. 

Véritable roman d’aventures que «Terre des humbles», avec des personnages fascinants qui sortent de l’ombre et qui montrent des aspects méconnus de notre parcours. Ça permet d’avoir un autre regard sur le passé, notre histoire, nos proches et tout le tissu social et paroissial qui a fait ce que nous sommes. Un ouvrage remarquable que tous les gens de la région devraient lire pour mieux se voir et s’aimer, pour savoir d’où nous venons et, surtout, être fiers de ses origines et de ses ancêtres, nos héros de la colonisation.

 

BOUCHARD GÉRARD : «Terre des humbles Les Saguenayens 1840-1940», Éditions du Boréal, Montréal, 2025, 462 pages, 34,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/terre-des-humbles-4115.html

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