jeudi 23 janvier 2020

VOYAGE AU CŒUR DE LA DÉMENCE

PAUL KAWCZAK DÉMONTRE dans Ténèbre que les humains sont marqués à jamais par la folie et la démence, un désir de mort qu’ils ne peuvent satisfaire que dans le sacrifice de tout ce qui est vivant. Ça donne mal à l’âme. Personne ne sort indemne d’une lecture semblable. Un texte écrit avec le sang africain et la fureur hallucinante des colonisateurs. Tellement que j’hésite à toucher ce roman et à l’ouvrir après l’avoir parcouru en retenant mon souffle. Comme s’il pouvait me donner les fièvres ou la malaria. L’impression d’avoir lu un livre où le mal s'enfonce et prend racines. Un parcours qui devient fascinant et bouleversant, comme l’horreur qui subjugue les vivants et permet tous les excès. Un roman qui échappe aux balises habituelles et qui vient vous surprendre dans votre sensibilité et votre intelligence.

Kawczak, à son premier roman, porte un regard terrible sur la présence des Blancs en Afrique, particulièrement au Congo qui a été la propriété personnelle du roi des Belges, Léopold II, pendant dix-sept ans. Comment imaginer qu’un homme possède un pays de plus de 2 millions de kilomètres carrés ? L’Afrique est un continent que les puissances européennes se sont partagé en y causant des désastres encore visibles de nos jours. Un territoire que l’on a découpé « comme une pièce de viande » pour en tirer tous les profits possibles. Les Congolais ont servi de main d’œuvre et de bétail. Battus, mutilés, tués, violés, ils ont subi tous les sévices avec ces conquérants hallucinés. Sans compter que le trafic des esclaves partait de ce pays pour les Amériques. C’était le centre de distribution si l’on veut. Voilà une page assez terrible de l’histoire de l’humanité.
Je parle de « découpe de l’Afrique comme d’un morceau de viande » et ce n’est pas pour faire image. Pierre Claes, géomètre belge, reçoit la mission du roi Léopold II, de remonter le fleuve Congo pour tracer les frontières encore floues de ce pays dominé par des commerçants, des militaires, des trafiquants qui viennent là pour faire fortune et tenter de régler des problèmes existentiels. Nous sommes dans les années 1890. Tous sont touchés par des maladies et les fièvres dès leur arrivée en terre africaine. Le continent semble vouloir se protéger ainsi du virus blanc, de ces aventuriers qui perdent toute retenue en s’installant dans les postes isolés, montrant un visage particulièrement sanguinaire.
Claes doit « découper » ce territoire en regardant les étoiles sans se préoccuper des populations locales, créant des problèmes de frontières et des conflits qui deviendront insolubles. Chirurgie à froid dans ces terres que l’on viole, se partage et exploite de toutes les manières imaginables. Le géomètre est accompagné dans sa mission par un bourreau et tatoueur chinois plutôt étrange. Xi Xiao est un maître dans l’art de découper l’être humain sans qu’il ne ressente de douleur, le gardant vivant même quand il est démembré. Les victimes, semble-t-il, atteignent ainsi une illumination et une jouissance suprême.

FAMILLE

Tous les personnages de Paul Kawczak sont des décrochés qui ne parviennent pas à s’imposer en Belgique ou en France. Des marginaux qui n’ont pas trouvé leur place. Claes n’a pas connu son géniteur. Il s’est suicidé le jour même de sa conception. Vanderdope, son père adoptif, l’a abandonné pour suivre une poétesse, Manon Blanche, une proche de Charles Baudelaire qui en était à la fin de sa vie, rongé par la syphilis. Il côtoiera Paul Verlaine dans sa dérive et rencontrera Rimbaud. Ce qui met un peu de piquant dans cette histoire étonnante. Vanderdope se perd au Congo pour d’impossibles retrouvailles. Claes sent le besoin de changer de pays et d’air pour trouver un sens à une existence qui se délite. Tous les personnages de Ténèbre en ont à découdre avec la vie.

Ces rumeurs fascinaient Claes. Jamais il n’avait vu un fauve humain de près. Aussi fut-il tout ému quand, dans un flamand impeccable, von Wissmann le héla un jour pour l’inviter à se joindre à lui et Lily. En explorateur novice, le géomètre avait demandé conseil au maître.
— Découvrir l’Afrique, jeune homme, c’est découvrir son cœur… Le déparer des habits, de la peau, des muscles et des côtes… Et le regarder pulsant dans son petit trou obscène… Vous saurez, les pieds dans la boue et le sang, ce qu’il vous reste à faire… Le seul conseil que j’ai à vous donner est de ne pas, alors, perdre courage… (p.27)

Le géomètre le prend au mot.
Et les voilà dans l’envers du monde, un continent qui avale les Blancs obsédés de richesse et de pouvoir, qui traitent les Noirs comme des bêtes. Des autochtones que l’on mutile, viole, bat et élimine sur un coup de tête lors d’une fête trop arrosée. La haine brutale, animale règne. Que dire des femmes noires ? Elles sont des bêtes sexuelles qui servent les mâles blancs ou elles travaillent comme domestiques. Toutes sont chassées rapidement quand elles perdent les charmes de l’adolescence.
Un monde impitoyable, d’une cruauté qui va au-delà des mots. Paul Kawczak nous entraîne sur des fleuves fiévreux où tous attrapent les maladies africaines, basculent dans le délire et les fantasmes. Tous les interdits, les codes qui « civilisent » l’Europe tombent dans ce pays sans foi ni loi.
L’écrivain décrit le monde des ténèbres, des pulsions, des plaisirs inavouables comme des douleurs insoutenables. Nous nous avançons dans l’espace des instincts, de l’irrationnel et de la démence. Il faut oublier les découvertes, l’émerveillement devant un continent que l’on surprend dans toute sa beauté et sa richesse, ses séductions et ses attraits.

C’est impossible, c’est impossible… Il ne pouvait le croire, autant de tristesse. De la mélancolie à en vomir. Chaque inspiration tuait ce qui avait été bon, chaque expiration étouffait ce qu’il aimait. Rien à faire, la fièvre seulement, à délirer à l’extrême pointe de la douleur, un corps misérable, frissonnant. Jamais Pierre Claes n’avait senti aussi proche la présence obscène de la mort, réelle, ici, là, maintenant, vraie, il allait bien finir par mourir de soif dans cette couchette dégueulasse. Intolérable, impossible, présente, l’unique solution. Il paniquait. Se tournait de nouveau sous la moustiquaire. De nouveau se recroquevillait. (p.67)

On pourrait en dire autant des envahisseurs qui se sont pointés en Amérique et qui ont développé une haine féroce contre les Indiens, cherchant à les éliminer et à les réduire à l’état de bétail avant de les enfermer dans ces enclos que sont les réserves.
Tout ce que la société tente de maîtriser et de dompter par des mesures et des codes devient obsolète dans ces territoires où la loi du plus violent s’impose. Les pulsions meurtrières, la haine, la rage et la démence permettent d’aller au-delà de toute morale. L’écrivain décrit une dimension de l’humain qui affole et que l’on ne veut surtout pas voir.

VOYAGE

Paul Kawczak nous propose un voyage au bout de l’horreur, de la violence, de la folie et de la jouissance qui connaît son spasme ultime dans la mort. Claes succombe rapidement aux fièvres de la dysenterie. Xi Xiao devient maître de son corps qu’il découvre comme ce continent que l’on démembre avec des frontières factices. Même ceux qui tentent de changer le cours des choses comme le couple Sweeny, des religieux qui veulent inventer un Nouveau Monde et une société différente, basculent dans la démence. Véritable piège que ce roman de désacralisation. L’aventure de Claes ne se fera pas dans ce pays fascinant, sur les fleuves et les rivières, par la découverte de cette végétation luxuriante, mais en plongeant dans les dimensions obscures de son esprit et de son corps.

Les bourreaux agissaient alors avec tant de douceur et d’habileté que non seulement ces découpés ne ressentaient aucune douleur, mais ils étaient en outre en proie à une excitation érotique des plus violentes, qui ne pouvait se résoudre qu’en une extase fabuleuse, sans partage possible. Les suicidés affichaient devant l’assemblée réunie pour l’événement — ces mises à mort étaient intimes mais se tenaient toujours en présence de proches, d’amis et de parents — l’expression silencieuse et parfois étonnée d’orgasmes tendres et inédits. (p.102)

Paul Kawczak confronte deux mondes pour faire éclater les pires pulsions des colonisateurs et des envahisseurs. Les Noirs enchaînés et oubliés dans des cachots insalubres, amputés pour donner des leçons de productivité subissent toute cette haine sans pouvoir réagir. Violence entre les Européens aussi qui se savent mortellement atteints par la maladie et qui savent que leur fin approche.
Nous découvrons le côté sombre de l’humain, des pulsions bestiales, la souffrance, le plaisir de caresser la mort. J’ai eu souvent du mal à respirer en plongeant dans cette jungle où les Blancs se transforment en fauves féroces qui hument le sang et qui ne sont jamais rassasiés.
Une démence difficile à qualifier parce que nous sommes au-delà des mots et de la raison. Une poussée vers la destruction qui gruge nos civilisations et met la planète en danger de nos jours, menace même l’aventure de ces êtres dits intelligents et capables du pire et du meilleur. Des pages intolérables et hallucinatoires.


KAWCZAK PAUL ; TÉNÈBRE, ÉDITIONS LA PEUPLADE, 320 pages, 25,95 $.
http://lapeuplade.com/livres/tenebre/

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