LA SOCIÉTÉ DU FEU DE
L’ENFER de Rawi Hage est un
ouvrage saisissant qui m’a perturbé à chaque page. Plus que jamais les
écrivains se préoccupent des dérives de la guerre, ce goût de la mort qui colle
à nos lèvres et qui s’incruste dans nos cerveaux. Encore une fois, le romancier
nous pousse dans l’enfer quotidien d’un affrontement qui a déchiré le Liban
pendant des années. À Beyrouth, les bombes pleuvent et choisissent leurs cibles
pour faire le plus de victimes possible. Partout, les gens doivent se terrer
comme des bêtes. Une vie barbare, sauvage où l’humanisme et l’empathie ne peuvent
s’exprimer que dans les soins que l’on apporte aux morts et par le travail des embaumeurs.
L’avenir s’éparpille dans les éclats des bombes et les mares de sang. Un récit de
la démesure et de la démence. Voilà un portrait saisissant de la guerre qui n’épargne
personne. Ces affrontements font ressortir les pires côtés des hommes et des
femmes, suscitent des vengeances et des gestes que personne ne peut prévoir.
Rawi Hage, un écrivain d’origine libanaise, installé à Montréal depuis
1992, étonne encore une fois en nous ramenant dans son pays. Cette voix
particulière, marquée par l’enfance, la rage de la destruction et l’aveuglement
des milices, bouscule. Beyrouth était alors un champ de carnage où les bombes éclataient
jour et nuit, où des militaires se tiraient dessus pour des raisons souvent
difficiles à comprendre. Les quartiers, les rues sont des territoires que des
factions défendent farouchement. La mort rôde partout, sur les murs et les
trottoirs. Elle est là, toujours possible à la moindre distraction, surtout
quand, comme Pavlov, on s’occupe des trépassés.
Son père, un fossoyeur, un embaumeur a initié son garçon à ce travail difficile
en temps de guerre. Homme de principes et de rituels, il a révélé à son fils qu’il
entretient des contacts avec une société qui refuse les croyances catholiques,
l’enfouissement des corps. Ces originaux préfèrent l’incinération et la dispersion
des cendres. Un cérémonial interdit par l’Église et les curés. Ces libres penseurs
profitent de la vie, du moment présent de toutes les façons imaginables en se
livrant aux plaisirs et en recherchant frénétiquement la transgression dans une
sexualité débridée.
Cher Pavlov, la nuit où Florence a prononcé le nom du marquis de
Sade (c’est de lui que vient mon nom d’emprunt, mais d’après moi, vous l’avez
déjà deviné. Votre père vous décrivait comme un grand lecteur, peut-être même
un petit érudit laconique et discret…), ce fut pour moi une véritable
révélation. Dès que fut évoqué ce divin nom, notre relation a pris un tour
radicalement différent. La transgression sexuelle est devenue notre rempart
contre l’ennui si répandu dans notre société traditionnelle avec sa guerre
omniprésente, sa religiosité soumise. Notre nation nichée dans une culture de
honte et d’humiliation, nous avons décidé de la défier en commettant les actes
de sacrilège les plus audacieux (p.51)
Pavlov a toujours été en contact avec la mort. Son père en a fait un art
marqué par des rites, des danses et des dialogues qui préparent le défunt à la
grande séparation et au dernier des voyages. Surtout qu’il les rend
présentables à leurs proches, ce qui relève parfois de l’exploit quand la
victime a été fauchée par une bombe ou criblée de balles.
La famille vit près du cimetière catholique et la principale activité de
Pavlov est de s’installer sur son balcon, de fumer en regardant les pierres
tombales, d’assister en spectateur attentif aux défilés qui finissent toujours devant
un trou où son père attend avec la plus grande des dignités. Souvent, il l’aide
à creuser la fosse, à ensevelir le défunt, à consoler les proches éplorés. On
pourrait croire que le fossoyeur est intouchable, que la mort ne peut rien sur
lui parce qu’il est immunisé par ce travail.
MÉCRÉANTS
Le père de Pavlov l’entraîne dans la montagne où il brûle les corps des
marginaux, des homosexuels qui sont bannis par l’Église. Il doit agir dans la
plus grande discrétion pour ne pas attirer les regards et attiser la colère des
croyants. Le fils devra continuer à incinérer certains défunts après la mort de
celui qui lui a vanté les vertus du feu et des flammes qui purifient tout. Il
rencontre d’étranges hédonistes qui se confient et lui donnent des directives.
Tous savent que le grand saut approche. Ils entendent échapper aux ficelles de
la religion et inventer des bacchanales ou des orgies. El-Marquis a usé de tous
les plaisirs, défié les tabous de la société, séduisant ses étudiantes, abusant
de l’alcool et des drogues pour vivre toutes les jouissances possibles. Il
entraîne ses conquêtes dans un appartement situé sur la ligne de feu pour braver
la mort, se prouver qu’il est invulnérable et peut tout oser.
De toute façon, quelles que soient les tragédies dont j’ai pu être
la cause, le repentir ne m’apparaît pas comme une solution envisageable. Je
reste persuadé que seul le vice permet d’ébranler ce bas monde, mais à mon âge,
force m’est de constater que la Nature a atteint la perfection en matière
d’indifférence et d’immoralité. Que le monde finit toujours par venir à bout de
nous. On ne peut que l’imiter, sans jamais l’ébranler. Ou bien le refuser et se
convaincre qu’on parvient à bâtir ou à imaginer d’autres possibles, à l’instar
de votre dévot père. (p.60)
SOLITUDE
Pavlov assiste à la mort en direct de son père. Une bombe souffle le
cortège funéraire, s’écrase dans le cimetière, comme si elles n’en avaient
jamais assez du sang et des larmes. Il doit reprendre les gestes et les rituels,
venir en aide à ceux et celles qui subissent les coups de la fatalité dans un pays
où les pires pulsions s’expriment. Il tente de préserver une forme de décorum, de
respecter un code d’éthique dans une ville où tout éclate. Voilà l’espoir dans
ce roman de chair écartelée, de sang, de viscères et de folies. Comment
demeurer humain dans un monde qui ne l’est plus, dans une société où toutes les
notions d’éthique s’effritent, où la mort frappe aveuglément et n’est jamais rassasiée
?
Rawi Hage se lance avec Pavlov dans une forme de méditation sur la vie
et la mort, tente de cerner ce qu’est l’humain, juste, bon et beau. Un texte
époustouflant ! Pavlov est ballotté par les folies de ses contemporains et demeure
le témoin des turpitudes qui mènent au cimetière les innocents comme les
mécréants.
Qu’est-ce qu’un individu peut faire pour rester attentif aux autres ?
S’engager, prendre parti comme l’artiste qui après avoir voulu photographier la
mort devient tueur d’élite. Plonger comme El-Marquis dans tous les vices pour
trouver une issue à la vie ? Ou encore, être de ces croyants qui oublient son voisin pour respecter des codes qui étouffent et engendrent la violence ?
Pavlov doit accomplir des gestes qui auront des conséquences terribles. Personne
ne peut rester spectateur devant la méchanceté des vivants, se contenter d’être
le serviteur de la mort, celui qui accueille les victimes et les accompagne
dans ce que l’on dit être un repos. Le jeune homme marche sur un fil pendant un
certain temps, doit faire face à ses gestes et à la violence.
Et nous devant la folie des guerres, qui sommes-nous ? Des complices,
des indifférents, des témoins qui se tiennent en marge, qui acceptent cette
démence ? Que faisons-nous devant les despotes, les illuminés, les tireurs qui s’abreuvent
du sang des autres ?
Voilà un portrait terrible de la guerre, du délire des milices qui prennent
plaisir à se haïr et à se tuer. Le secret serait peut-être de tout brûler, de
réduire tout en cendres pour connaître une certaine forme de paix et de
tranquillité. Le feu de l’enfer pour régénérer l’humanité et la faire repartir
sur le bon pied. Je veux bien être optimiste, mais…
Ce qu’ils veulent, c’est faire leurs adieux dans la dignité,
répondit Nadja. Les morts se fichent de la dignité. Les cérémonies ne sont
utiles qu’aux vivants. Les réconforter au moment du départ, c’est un acte
d’amour, conclut-elle. (p.138)
Une grande quête que celle de Rawi Hage qui cherche à comprendre la
démence de ses contemporains, les lubies qui aveuglent quand les balises sociales
s’écroulent. On arrive à la fin de ce roman l’esprit en charpie, déstabilisé
après avoir empoigné les passions et les dérives humaines, après avoir pris conscience
que nous pouvons tous être des bourreaux et des victimes. Que dire d’autres
sinon accompagner la prose terrible de cet écrivain qui nous ouvre la porte de
l’enfer et se penche sur la beauté de la vie, malgré toutes les folies et les
dérives.
HAGE RAWI ; LA SOCIÉTÉ DU FEU DE
L’ENFER, ÉDITIONS ALTO, 320 pages, 27,95 $.
https://aparte.editionsalto.com/inedit/penseurs-vivent-marges-de-lexistence/
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