Nombre total de pages vues

jeudi 30 janvier 2020

PEUT-ON CROIRE EN L’HUMAIN

LA SOCIÉTÉ DU FEU DE L’ENFER de Rawi Hage est un ouvrage saisissant qui m’a perturbé à chaque page. Plus que jamais les écrivains se préoccupent des dérives de la guerre, ce goût de la mort qui colle à nos lèvres et qui s’incruste dans nos cerveaux. Encore une fois, le romancier nous pousse dans l’enfer quotidien d’un affrontement qui a déchiré le Liban pendant des années. À Beyrouth, les bombes pleuvent et choisissent leurs cibles pour faire le plus de victimes possible. Partout, les gens doivent se terrer comme des bêtes. Une vie barbare, sauvage où l’humanisme et l’empathie ne peuvent s’exprimer que dans les soins que l’on apporte aux morts et par le travail des embaumeurs. L’avenir s’éparpille dans les éclats des bombes et les mares de sang. Un récit de la démesure et de la démence. Voilà un portrait saisissant de la guerre qui n’épargne personne. Ces affrontements font ressortir les pires côtés des hommes et des femmes, suscitent des vengeances et des gestes que personne ne peut prévoir.    

Rawi Hage, un écrivain d’origine libanaise, installé à Montréal depuis 1992, étonne encore une fois en nous ramenant dans son pays. Cette voix particulière, marquée par l’enfance, la rage de la destruction et l’aveuglement des milices, bouscule. Beyrouth était alors un champ de carnage où les bombes éclataient jour et nuit, où des militaires se tiraient dessus pour des raisons souvent difficiles à comprendre. Les quartiers, les rues sont des territoires que des factions défendent farouchement. La mort rôde partout, sur les murs et les trottoirs. Elle est là, toujours possible à la moindre distraction, surtout quand, comme Pavlov, on s’occupe des trépassés.
Son père, un fossoyeur, un embaumeur a initié son garçon à ce travail difficile en temps de guerre. Homme de principes et de rituels, il a révélé à son fils qu’il entretient des contacts avec une société qui refuse les croyances catholiques, l’enfouissement des corps. Ces originaux préfèrent l’incinération et la dispersion des cendres. Un cérémonial interdit par l’Église et les curés. Ces libres penseurs profitent de la vie, du moment présent de toutes les façons imaginables en se livrant aux plaisirs et en recherchant frénétiquement la transgression dans une sexualité débridée.  

Cher Pavlov, la nuit où Florence a prononcé le nom du marquis de Sade (c’est de lui que vient mon nom d’emprunt, mais d’après moi, vous l’avez déjà deviné. Votre père vous décrivait comme un grand lecteur, peut-être même un petit érudit laconique et discret…), ce fut pour moi une véritable révélation. Dès que fut évoqué ce divin nom, notre relation a pris un tour radicalement différent. La transgression sexuelle est devenue notre rempart contre l’ennui si répandu dans notre société traditionnelle avec sa guerre omniprésente, sa religiosité soumise. Notre nation nichée dans une culture de honte et d’humiliation, nous avons décidé de la défier en commettant les actes de sacrilège les plus audacieux (p.51)

Pavlov a toujours été en contact avec la mort. Son père en a fait un art marqué par des rites, des danses et des dialogues qui préparent le défunt à la grande séparation et au dernier des voyages. Surtout qu’il les rend présentables à leurs proches, ce qui relève parfois de l’exploit quand la victime a été fauchée par une bombe ou criblée de balles.
La famille vit près du cimetière catholique et la principale activité de Pavlov est de s’installer sur son balcon, de fumer en regardant les pierres tombales, d’assister en spectateur attentif aux défilés qui finissent toujours devant un trou où son père attend avec la plus grande des dignités. Souvent, il l’aide à creuser la fosse, à ensevelir le défunt, à consoler les proches éplorés. On pourrait croire que le fossoyeur est intouchable, que la mort ne peut rien sur lui parce qu’il est immunisé par ce travail.

MÉCRÉANTS

Le père de Pavlov l’entraîne dans la montagne où il brûle les corps des marginaux, des homosexuels qui sont bannis par l’Église. Il doit agir dans la plus grande discrétion pour ne pas attirer les regards et attiser la colère des croyants. Le fils devra continuer à incinérer certains défunts après la mort de celui qui lui a vanté les vertus du feu et des flammes qui purifient tout. Il rencontre d’étranges hédonistes qui se confient et lui donnent des directives. Tous savent que le grand saut approche. Ils entendent échapper aux ficelles de la religion et inventer des bacchanales ou des orgies. El-Marquis a usé de tous les plaisirs, défié les tabous de la société, séduisant ses étudiantes, abusant de l’alcool et des drogues pour vivre toutes les jouissances possibles. Il entraîne ses conquêtes dans un appartement situé sur la ligne de feu pour braver la mort, se prouver qu’il est invulnérable et peut tout oser.

De toute façon, quelles que soient les tragédies dont j’ai pu être la cause, le repentir ne m’apparaît pas comme une solution envisageable. Je reste persuadé que seul le vice permet d’ébranler ce bas monde, mais à mon âge, force m’est de constater que la Nature a atteint la perfection en matière d’indifférence et d’immoralité. Que le monde finit toujours par venir à bout de nous. On ne peut que l’imiter, sans jamais l’ébranler. Ou bien le refuser et se convaincre qu’on parvient à bâtir ou à imaginer d’autres possibles, à l’instar de votre dévot père. (p.60)

SOLITUDE

Pavlov assiste à la mort en direct de son père. Une bombe souffle le cortège funéraire, s’écrase dans le cimetière, comme si elles n’en avaient jamais assez du sang et des larmes. Il doit reprendre les gestes et les rituels, venir en aide à ceux et celles qui subissent les coups de la fatalité dans un pays où les pires pulsions s’expriment. Il tente de préserver une forme de décorum, de respecter un code d’éthique dans une ville où tout éclate. Voilà l’espoir dans ce roman de chair écartelée, de sang, de viscères et de folies. Comment demeurer humain dans un monde qui ne l’est plus, dans une société où toutes les notions d’éthique s’effritent, où la mort frappe aveuglément et n’est jamais rassasiée ?
Rawi Hage se lance avec Pavlov dans une forme de méditation sur la vie et la mort, tente de cerner ce qu’est l’humain, juste, bon et beau. Un texte époustouflant ! Pavlov est ballotté par les folies de ses contemporains et demeure le témoin des turpitudes qui mènent au cimetière les innocents comme les mécréants.
Qu’est-ce qu’un individu peut faire pour rester attentif aux autres ? S’engager, prendre parti comme l’artiste qui après avoir voulu photographier la mort devient tueur d’élite. Plonger comme El-Marquis dans tous les vices pour trouver une issue à la vie ? Ou encore, être de ces croyants qui oublient son voisin pour respecter des codes qui étouffent et engendrent la violence ?
Pavlov doit accomplir des gestes qui auront des conséquences terribles. Personne ne peut rester spectateur devant la méchanceté des vivants, se contenter d’être le serviteur de la mort, celui qui accueille les victimes et les accompagne dans ce que l’on dit être un repos. Le jeune homme marche sur un fil pendant un certain temps, doit faire face à ses gestes et à la violence.
Et nous devant la folie des guerres, qui sommes-nous ? Des complices, des indifférents, des témoins qui se tiennent en marge, qui acceptent cette démence ? Que faisons-nous devant les despotes, les illuminés, les tireurs qui s’abreuvent du sang des autres ?
Voilà un portrait terrible de la guerre, du délire des milices qui prennent plaisir à se haïr et à se tuer. Le secret serait peut-être de tout brûler, de réduire tout en cendres pour connaître une certaine forme de paix et de tranquillité. Le feu de l’enfer pour régénérer l’humanité et la faire repartir sur le bon pied. Je veux bien être optimiste, mais…

Ce qu’ils veulent, c’est faire leurs adieux dans la dignité, répondit Nadja. Les morts se fichent de la dignité. Les cérémonies ne sont utiles qu’aux vivants. Les réconforter au moment du départ, c’est un acte d’amour, conclut-elle. (p.138)

Une grande quête que celle de Rawi Hage qui cherche à comprendre la démence de ses contemporains, les lubies qui aveuglent quand les balises sociales s’écroulent. On arrive à la fin de ce roman l’esprit en charpie, déstabilisé après avoir empoigné les passions et les dérives humaines, après avoir pris conscience que nous pouvons tous être des bourreaux et des victimes. Que dire d’autres sinon accompagner la prose terrible de cet écrivain qui nous ouvre la porte de l’enfer et se penche sur la beauté de la vie, malgré toutes les folies et les dérives.


HAGE RAWI ; LA SOCIÉTÉ DU FEU DE L’ENFER, ÉDITIONS ALTO, 320 pages, 27,95 $.

https://aparte.editionsalto.com/inedit/penseurs-vivent-marges-de-lexistence/

Aucun commentaire:

Publier un commentaire