VIRGINIE
FRANCOEUR ne laissera personne indifférent avec Jelly Bean, un premier roman qui permet une incursion dans un monde
qui fait souvent les manchettes pour toutes les mauvaises raisons, ces lieux où
de jeunes femmes dansent nues, se prostituent avec des « clients » qui se
permettent tout. Ces faux Casanova savent faire rêver les filles naïves qui ont
besoin d’argent pour leurs drogues, cherchent une forme d’anesthésie pour oublier leur réalité. Un monde d’illusions qui dure le temps d’un feu
d’artifice. Oui, une plus jeune, une plus belle se dénude sous les
projecteurs et celle qui captait tous les regards, il y a quelques mois à peine, est
repoussée dans l’ombre.
J’ai pris du temps avant d’adhérer à ce roman, à croire
au personnage d’Ophélie. J’ai dû m’arrêter souvent, revenir sur quelques phrases avant
de la suivre sans m'enfarger dans mes questions. Souvent, j’ai eu envie de traiter
cette fille de nunuche et d’idiote. J’ai souvent pensé m’arrêter. Mais, j'ai continué, troublé d’une certaine façon, retenu par cette écriture singulière.
Et comment abandonner Ophélie, Sandra et Djemila ?
Quelle
réalité terrible, toffe pour ne pas
dire autre chose. Des hommes qui peuvent se payer tous leurs fantasmes, des filles
qui ne demandent qu’à s’étourdir dans de beaux vêtements, se prendre pour des
vedettes quand tous les regards viennent sur elles comme des papillons qui les
transforment en vierges incandescentes.
Et
la naïveté d’Ophélie, sa candeur, sa « pureté » dans ce monde d’exploiteurs et
d’exploitées me semblait étrange… Voilà un personnage ambigu, énervant et fascinant.
Une Ophélie consciente, mais qui ne peut s’empêcher de jouer avec le feu. Elle
a fait des études, est née du bon côté de Montréal, pourrait certainement faire
autre chose que de servir des « drinks » à des hommes esseulés. Pourtant, dans
ce bar, elle se sent belle et désirée, elle qui n’a jamais été à l’avant. Elle s’accroche à Sandra que les garçons approchaient
comme si elle était l’incarnation du désir et de la sexualité. Une fille qui carbure
à l’argent, aux drogues, rêve de s’installer avec Mario, un petit truand
minable qui se joue d’elle. Elle ne veut surtout pas réfléchir, retourne les
mots et les éventre pour s’inventer un monde différent.
ATTENTION
Ophélie
est un personnage complexe, une mal-aimée qui cherche une façon de
sortir de sa solitude peut-être. Elle n’a jamais accepté le départ de sa mère, a
toujours été celle qui « n’existait pas » à l’école, celle que l’on ne voyait jamais
avec ses jambes d’allumettes. Elle a toujours été une bonne élève pendant que Sandra vivait les grands spasmes de la sensualité.
L’envers et l’endroit ces deux filles. Une Sandra qui n’a rien voulu apprendre
à l’école, peut-être dyslexique, et Ophélie qui grandissait dans un monde qui
aurait pu la lancer dans la vie. Comment de ne pas reconnaître Denis Vanier quand elle
plonge dans ses souvenirs.
Avec ses grands
yeux pers vers nulle part, il m’aidait à prononcer les mots des poèmes. Il
disait que j’étais très intelligente, que je pourrais faire du théâtre si je
continuais à réciter avec lui. Il croyait en moi et j’étais amoureuse pour la
première fois. Pendant ce temps, mon père ne se doutait pas de cette amitié
avancée avec son meilleur ami. Bien trop occupé à cruiser Josée. Elle, c’était
la blonde de l’autre écrivain, le poète tatoué québécois qu’on appelait Langue
de Feu. J’étais trop jeune pour comprendre, mais j’étais certaine que ce
n’était pas normal, ce truc-là. Il ne la regardait pas comme… C’était plus doux
avec elle. C’est peut-être pour ça que ma mère a foutu le camp… Ça m’avait
décrissée d’aplomb ! (pp.97-98)
Et
elle travaille dans ce bar, tout sourire pour les clients, ramasse l’argent.
Que dire d’un homme qui paie le gros prix pour boire l’urine de la jeune fille
? Ophélie, ange de candeur et de naïveté, être éthéré se laisse envoûter par
le clinquant et la lumière aveuglante des projecteurs. Un voyage à la Icare. En voulant toucher le soleil, la célébrité et
l’amour, elle risque tout et la chute sera terrible.
Djemila surgit et disparaît,
une escorte de haut vertige, un exemple à suivre pour toutes. Ses cibles sont des
milliardaires âgés qui l’exhibent comme un trophée. Elle s’est fait payer un
appartement à Montréal et vit dans le grand luxe. Difficile de ne pas songer à
Nelly Arcand, à cet univers où tout est mensonge, apparence et exploitation. Djemila,
la beauté parfaite sait où elle va et peut prendre tous les risques.
CHUTE
La
drogue, la passion du jeu font que Sandra à dix-huit ans est sur la touche et doit
se contenter de « passes rapides ». Elle ne veut surtout pas prendre conscience de
sa déchéance. Comment se libérer de cette spirale ?
Sandra en arrache,
veut de l’amour, prend du poids, tourne en rond en manque de tendresse. Elle se
dégrade, mais ne lâche pas. Elle s’entête à prendre soin de moi, sa petite
Ophélie baptisée à Sainte-Madeleine. Mes parents voulaient le meilleur pour
leur fille unique, leur miracle de vie. Une éducation catho sivouplait :
pensionnat pour filles, solution miracle ! Pauvres parents… S’ils savaient que
les dealers livrent steady chaque jour à leurs filles adorées. (p.29)
Un
humour vitriolique, un sens de la description exceptionnel, une écriture
truffée d’anglais pour décrire l’aliénation de ces filles qui pensent se
retrouver au bras d’un homme qui va les dorloter, ou encore en faire des
vedettes en tournant des films pornographiques. Ophélie imagine se
métamorphoser en recourant aux artifices.
Bientôt, j’aurai
une poitrine siliconée et les choses vont changer. Oh silicone dream ! Big
boobs pour Pedro mon cowboy. Grouille-toé mon Pedro, comme dirait Sandra, sinon
je vais te la chanter, la chanson du bye-bye mon rodéo. Avec Cherry, tu vas
l’avoir ta p‘tite vie western de Saint-Tite, pain blanc tranché sur le comptoir
de cuisine de votre semi-détaché à venir, piscine hors terre dans la cour
arrière avec juste assez de place pour le BBQ Canadian Tire. (p.135)
Prendre
possession du réel, maîtriser le langage. Djemila l’a compris et c’est là
un des secrets de sa réussite. Sandra dérive dans une langue écrianchée. Elle
n’arrive pas à dire sa situation, à la cerner. Elle préfère surfer sur les
hautes vagues de la drogue pour oublier, courir dans des romances.
Un
roman dur, terrible de dépossession et d’aliénation, d’exploitation et de rêves
impossibles. Personne ne sort indemne d’une pareille aventure.
Vodka en main,
jelly beans et zopiclone en quantité monumentale, je sens mon corps
s’engourdir… Trop tard ! Je sombre dans un trou noir. Faudrait que je fasse le
9-1-1. Je n’arrive pas à émettre un son. Sable mouvant. Je ne sais plus, c’est
trop profond. J’entends une voix dans ma tête : « Ophé, j’te l’avais dit,
c’est comme ça, la vie, on est BFF pour l’éternité… » (p.176)
Que
dire de plus ! Virginie Francoeur démontre tout son talent en nous entraînant
dans un univers glauque qui ne peut laisser indifférent. Une véritable douche froide.
JELLY BEAN, un roman de Virginie FRANCOEUR, Éditions DRUIDE,
2018, 184 pages, 19,95 $.
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