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mardi 4 septembre 2018

DIMITRI NASRALLAH FRAPPE FORT

DIMITRI NASRALLAH présente un nouveau roman plutôt dérangeant. J’ai encore en tête les scènes de Niko, sa deuxième publication, qui suivait un jeune garçon qui fuit le Liban. Le père et le fils deviennent des errants dont on ne veut nulle part. Un roman d’une profonde humanité et d’une justesse criante. Toujours d’actualité, malheureusement. Avec Les Bleed, j’ai eu l’impression de devenir le confident de Vadim et Mustafa Bleed, des despotes qui font la pluie et le beau temps dans une dictature établie par le grand-père Blanco. On est dictateur de père en fils dans certains pays. Des élections sont déclenchées et ce qui devait être un bon spectacle pour les dirigeants tourne à la tragédie. Le peuple vote massivement pour l’opposition. Est-il possible de renverser la vapeur ?

Mahbad, un petit pays, sous la tutelle des Britanniques pendant des décennies, a fait son indépendance et Blanco, le libérateur, a imposé sa volonté. Son fils Mustafa a hérité du pouvoir. C’est au tour de Vadim de s’imposer et de tirer le plus de redevances possible de l’uranium, un minerai recherché par toutes les grandes puissances. La seule richesse du pays.
Vadim exerce le pouvoir en dilettante, plus passionné de course automobile où il excelle et les fêtes. Se restreindre à prendre des décisions au jour le jour, diriger un pays ne l’excite guère. Le père et le fils se détestent. Les deux s’espionnent, se surveillent, se tendent des traquenards. L’opposition, incarnée par Fatma Gavras, une militante de longue date, une femme proche des gens a réussi à mobiliser la population. Si l’héritier pensait pouvoir dormir sur ses deux oreilles et continuer sa vie de dandy, rien ne va plus. Une situation si souvent illustrée par les médias. Ces présidents sont réélus lors de scrutins truqués avec quasi cent pour cent des suffrages. On n’a qu’à penser aux élections où Vladimir Poutine rafle presque la totalité des votes.

Mais ce message ne laisse plus aucun doute dans mon esprit. Nous sommes en guerre, lui et moi, nous l’avons toujours été. Le sang que nous partageons aurait dû calmer nos ardeurs, mais au contraire, il n’a qu’accentué l’antagonisme. (p.59)

La situation risque de dégénérer au grand dam des puissances étrangères. La guerre civile n’est jamais bonne pour les affaires et les répressions sanglantes paralysent toutes les activités.
Ce qui était une formalité pour la garde rapprochée des Bleed tourne à la tragédie et au chaos. Vadim tente de fuir sa destinée, cette malédiction héréditaire qui l’oblige à endosser l’uniforme du dictateur. Son père Mustafa songe à reprendre du service et les stratagèmes se multiplient. Mahbad bascule dans une véritable course contre la montre.
Mustafa cherche une façon de manipuler les résultats de l’élection, discute avec le Général qui lui a toujours été fidèle et de bons conseils.

Le soir précédant les élections, j’ai passé du temps avec le Général. Lui et moi avons enfilé les verres de cognac et, quand le jour s’est levé, nous avons constaté avec tristesse que le moment tant redouté était enfin venu. Nous ne pouvions plus repousser ce vote bâclé, pas après les émeutes au centre-ville, pas après l’attentat à la bombe près du secteur des ambassades. Après le lever du soleil, les gens sortiraient de la maison en masse pour aller cocher leur petite case. Nous savions que l’intimidation ne fonctionnerait pas cette fois — peu importe le nombre de jeeps qui errent dans les rues, remplies de jeunes soldats débridés, le nez poudré de cocaïne, peu importe le nombre d’arrestations nocturnes de cousins des chefs de l’opposition — rien n’empêcherait les gens de voter contre mon fils. (p.106)

La population s’impatiente et les manifestations se multiplient sur la place de la Révolution. L’armée intervient et le sang coule.

PRÉTEXTES

Mustafa et le Général cherchent à contrer les demandes de l’opposition, à ménager les humeurs des puissances étrangères qui hésitent et peuvent larguer les dictateurs afin de protéger leur accès aux ressources. Vadim a fait l’erreur de tenter de conclure des ententes commerciales avec les Russes et les Chinois. Les Occidentaux le prennent mal, il va sans dire.

Notre territoire est minuscule, une province reculée de l’Empire ottoman qui s’est transformée en obscure colonie britannique et qui l’est restée jusqu’en 1961. L’histoire officielle raconte que Blanco Bleed — père de Mustafa et grand-père de Vadim — serait parvenu à négocier à lui seul un traité d’indépendance pour son peuple lorsque les autorités britanniques ont cessé de vouloir payer pour maintenir l’équilibre dans la région. Ce que l’on oublie de mentionner la plupart du temps, c’est que Blanco a alors été couronné en tant que premier président. Appartenant à une rare élite formée à l’extérieur par une éducation internationale, il dirigeait les développements miniers des montagnes Allégoriques que les Britanniques ne voulaient pas abandonner. (p.127)

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la tête des Bleed. Le père et le fils se confient et je me suis surpris à les suivre dans leur pensée, leur manière d’envisager la situation, à comprendre leurs hésitations, leurs frustrations, surtout du côté de Vadim qui ne s’est jamais senti aimé par son père et qui a été abandonné par sa mère. Très particulier d’avoir la sensation de partager la vision de certains tyrans et  leur réalité.
Il y a aussi la version des journalistes et des opposants. Une lecture a l’envers et l’endroit de la situation qui devient explosive. Les réseaux d’information nous ont habitués à ces descriptions neutre et froide des tensions qui déchirent certains pays, se contentant souvent de montrer les attentats et les larmes des victimes. Le journal La Nation, un organe longtemps dirigé par le président, prend ses distances. Et il y a aussi le blogue de Kaarina Faasol qui va au fond des choses. Nasrallah pense peut-être que les médias traditionnels ne suffisent plus à la tâche ou qu’ils sont dépassés par les événements qui secouent la planète. La liberté de penser et de dire doit trouver d’autres canaux pour atteindre les gens et les conscientiser.

OPPOSITION

Mustafa et le Général tentent de minimiser les gestes de Vadim qui reste rongé par ses peurs, ses craintes et ses frustrations. L’homme est un émotif qui ne sera jamais à la hauteur de son père qui a gouverné comme un animal à sang froid qui calcule tout, n’hésite jamais à commettre les pires atrocités. Tout comme Mustafa n’a jamais été capable de se mesurer à Blanco, son père. Dans une dictature, le fils ne se sent jamais à l’aise dans les habits du père.
Les dirigeants tentent de sauver leur peau. Le chef de l’armée organise l’enlèvement de Mustafa pour accuser l’opposition et justifier la décision de ne pas donner les résultats du scrutin. Fatma Gavras doit fuir en Angleterre pour ne pas être assassinée ou pire, emprisonnée et torturée. Des conseillers interviennent, des ambassadeurs tentent de calmer la donne. Le vrai pouvoir n’est pas dans les mains de ceux que l’on pensait. Les dirigeants sont interchangeables et le Général n’hésite jamais à sacrifier ses alliés quand la situation l’exige.

HORREUR

Beaucoup de dirigeants peuvent être cruels, sanguinaires, fourbes, obsédés et capables des pires atrocités pour se maintenir au pouvoir et s’approprier toutes les richesses d’un pays. La vie des individus dans ce grand puzzle ne compte pas. Les despotes, on peut les larguer s’ils nuisent aux affaires et n’arrivent plus à servir les intérêts des multinationales. On l’a vu avec Kadhafi en Libye. Les jeux politiques et les intérêts financiers sont d’une férocité qui donne des frissons dans le dos.
L’écrivain fait de nous des confidents de ces despotes. Nous finissons par les comprendre et les aimer presque. C’est ce qui m’a le plus inquiété dans ma lecture. Je me suis souvent demandé ce qui se passait, surtout avec Vadim qui s’oppose à son père et fonce vers la mort dans son bolide, défiant tous les dangers pour se prouver peut-être qu’il est libre et capable de diriger sa vie comme une automobile. Le dénouement est difficile à tolérer. Une scène d’une barbarie sans nom. Le Général est l’incarnation du mal, du mensonge et de la traîtrise. Le véritable monstre, ce ne sont pas les Bleed, mais bel et bien ce militaire anonyme et sans visage.
Le roman de Dimitri Nasrallah perturbe parce qu’il rend la pensée des fous acceptable et qu’il nous entraîne dans la logique de la cruauté. L’écrivain arrive presque à nous faire accepter les pires horreurs.
On ne peut aimer ce roman, on le subit comme un fléau, coincé dans un étau où respirer devient un cauchemar. Il faut imaginer que des millions de gens doivent résister aux décisions d’illuminés qui se croient investis d’une mission, aux manœuvres des grandes entreprises qui s’appuient sur les despotes pour mâter des populations et s’approprier leurs richesses. La politique n’est qu’un terme poli pour masquer les tractations des exploiteurs et de ces multinationales qui jouent à la bourse pour satisfaire une poignée de privilégiés qui cherchent encore et toujours des profits. Dimitri Nasrallah m’a souvent fait perdre pied et croire qu’il pouvait y avoir de la graine de dictateur en moi. C’est toute la force de ce récit singulier et troublant. Il touche le côté sombre qui dort en chacun de nous.


LES BLEED, un roman de DIMITRI NASRALLAH, Éditions LA PEUPLADE, 2018, 272 pages, 23,95 $.


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