jeudi 21 juin 2018

ANNE ÉLAINE CLICHE NOUS SOUFFLE

ANNE ÉLAINE CLICHE, dans une réédition de La Sainte Famille, un roman paru en 1995 chez Triptyque, remet à l’ordre du jour une publication troublante qui nous plonge au cœur d’une famille juive de Montréal. Les enfants Mosse s’aiment, se bousculent, se brouillent et ne peuvent vivre les uns sans les autres. L’écrivaine fait des détours par la Bible, par le nom des personnages (elle emprunte celui des évangélistes) les références stylistiques et la construction du récit où chacun donne une version personnelle des événements qui frappent les uns et les autres. Un texte puissant qui nous sollicite de toutes les façons imaginables.

J’ai tenté de lire La Piseuse de madame Cliche lors de sa parution en 1992. Un roman que Le Quartanier a également réédité en 2016. J’avais renoncé, je ne sais trop pourquoi. Le titre peut-être ? Étrange parce que je suis du genre têtu quand je m’aventure dans un livre et ne rebrousse chemin que très rarement. Tout comme je ne lis qu’un livre à la fois. Je me demande comment ma compagne Danielle fait pour parcourir deux ou trois ouvrages en même temps, allant de l’un à l’autre. J’ai renoncé dernièrement à 4 3 2 1, le dernier Paul Auster, un écrivain que j’aime pourtant. Son pavé fait plus de mille pages, et raconte une même histoire en quatre versions. Le héros meurt dans un accident, ressuscite dans le chapitre suivant et j’avoue que je me suis fatigué de ce jeu, n’arrivant plus à croire au récit. J’ai abdiqué après 350 pages.
Et il arrive que l’on soit sans mots quand on sort d’une lecture après des heures de bonheur intense. Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une autre dimension et m’a laissé étourdi, arrivant mal à dire ce que je venais de vivre et de ressentir.
La Sainte Famille permet de suivre Jean, Paul, Marius, Sara, Clara, Anne et même de s’attarder à Pierre le fils de Paul, un bébé emporté par une étrange maladie de la peau. Il y a aussi le père qui s’est occupé seul de ses enfants avec une empathie et une présence exceptionnelle. La mère est décédée tout discrètement pendant son sommeil.
Les enfants œuvrent tous dans le domaine artistique. Le chant, la sculpture, la musique, sauf Daniel qui possède l’art de faire de l’argent et qui protège tout le monde. Jean est un cas, un rebelle, un farouche qui garde ses distances et protège son autonomie. Anne, la compagne et amante de Paul, est écrivaine et raconte cette histoire qui emprunte toutes les directions. C’est toujours comme ça, les écrivains sont des pilleurs de famille.

BIBLE

Le récit n’est pas sans rappeler les Évangiles où chacun raconte une même histoire ou certains événements selon un angle personnel. Le texte est truffé de références bibliques par le ton, la musique de la phrase. L’écrivaine n’hésite pas d’ailleurs à affronter le texte sacré pour tenter de comprendre la langue de l’écriture et de la création.

La langue des textes sacrés est multiple. La langue originelle des Évangiles pose une question troublante, comme la destination de la lettre. L’Église affirme que la langue de la nouvelle alliance est le grec, ou l’araméen. Mais de plus en plus d’auteurs chrétiens avancent que l’hébreu serait la lettre perdue, raturée, trafiquée, traduite, brûlée. Certains Pères de l’Église connaissaient, en effet, une version hébraïque de Matthieu. Ces propos soulèvent encore de violentes réfutations.  (p.20)

Un arrêt sur cette cellule qui constitue le fondement de la société, du moins nous l’avons répété et cru depuis toujours. Est-ce toujours le cas ? La famille a changé de visage et n’est plus ancrée sur la Trinité du père, de la mère et de l’enfant.
L’impression qu’Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une partition, une forme d’opéra où les liens un peu tordus entre les membres du clan Mosse prennent toutes les directions. Les personnages entrent et sortent, s’imposent dans de longues tirades et tirent leur révérence. C’est souvent étourdissant, mais qu’importe !

Commémorer ? Mais quoi au juste ? La sainteté ou la débauche ? La ville désirerait-elle se souvenir d’un écrivain ? Ce n’est peut-être pas la ville… seulement Daniel. On ne sait pas vraiment qui souhaite célébrer les cinquante ans qui nous séparent de la mort de Saint-Denys Garneau… alors que les Œuvres sont décidément introuvables, épuisées dit-on, depuis des années. Cela étonne. Un monument pour rappeler le nom d’un écrivain… ce n’est pas une pratique courante à Montréal. On veut dresser un corps dans la ville. Qu’est-ce qu’un corps d’écrivain ? Une idole ? Un veau d’or ? Ou l’humble piédestal de la divinité invisible ? Où sont passées les écritures ? (p.25)

Paul s’attaque à ce projet, y met son cœur, son âme et son corps. Il vit une période terriblement sensuelle et physique dans sa démarche de créateur. Un enfermement dans son atelier, un contact corporel avec la matière pour en faire jaillir le souffle comme Dieu, semble-t-il, a fait jaillir la vie de la boue.
Il y a aussi Marius, aveugle de naissance, compositeur et pianiste. Il faut le suivre pendant qu’il interprète Les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Une longue séquence où l’écrivaine nous place dans la tête de l’interprète, fait vivre la musique de l’intérieur. Des moments qui vous poussent dans vos derniers retranchements.
Dans ces récitatifs, l’écriture s’éclate dans une sorte de Big Bang. Je songe à ce repas où tout le monde mange à satiété et boit. Un moment d’une intensité difficile à tolérer. Tout peut éclater dans cette rencontre où les liens troubles des frères et de la sœur font surface. J’ai dû m’arrêter à plusieurs reprises pour reprendre mon souffle et calmer mes palpitations. Tout comme ce monologue de Clara qui parle de sa mère Sara, boit et finit par se noyer presque dans la piscine de son oncle Daniel lors du dévoilement de la sculpture de Paul. Ça dure et ça dure jusqu’à l’intolérable.
Anne Élaine Cliche crée des moments d’une ampleur qui risque de vous avaler ou encore de vous faire prendre la fuite. L’impression que l’on m’a lié les pieds et les poings dans une écriture qui pousse au bout de soi.

RETOUR

Création, œuvre qui jaillit des pulsions les plus intimes, tout comme le roman d’Anne qui tente de cerner la famille Mosse. Et Jean dans une épître d’une férocité terrible, la pourfend et l’écrase avant de mettre fin à ses jours.

J’aime Paul. J’aime Paul et le tombeau est vide ce soir. Où est le corps ressuscité ? L’ampleur du sexe m’enlise et me lie à lui en mon nom heurté. Nous n’avons pas dormi. Et j’ai pesé tout le poids de Paul. Le poids des mots qu’il me lance au visage dans l’amas filandreux des salives. Les mots qui me ne sont pas les miens et qu’il prononce pour lui. Les mots d’un homme, qui pèsent, qui pèsent. Car les mots d’un homme sont étranges. Je t’aime, dit-il. (p.96)

Nous plongeons dans la pulsion, la dépendance des enfants à un père qui, malgré sa grande douceur, a traumatisé tout le monde. Une tragédie où les morts collent à la peau des vivants. Et cette écriture comme un grand souffle torride qui emporte tout sur son passage comme un feu de forêt qui semble jaillir des entrailles du sol. Impossible de ne pas être aspiré, défait par cette respiration puissante, cette énergie qui brûle la peau, le cœur et l’âme.
Me voilà tremblant, ébaubi, claudicant dans ma tête et ma pensée, certain d’avoir été avalé par un texte comme Jonas par la grande baleine. Un roman qui prend les dimensions d’un tsunami. 
Je m’excuse, madame Cliche, de vous avoir abandonnée en 1992, mais il n’est jamais trop tard pour combler les manques de son parcours de lecteur. C’est ce que je fais tout de suite et cette fois je vais me rendre jusqu’à la toute dernière des phrases, je le jure.


LA SAINTE FAMILLE, roman d’ANNE ÉLAINE CLICHE est une publication du QUARTANIER.

 

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