ANNE ÉLAINE CLICHE, dans une réédition de La Sainte Famille, un roman paru en 1995
chez Triptyque, remet à l’ordre du jour une publication troublante qui nous
plonge au cœur d’une famille juive de Montréal. Les enfants Mosse s’aiment, se
bousculent, se brouillent et ne peuvent vivre les uns sans les autres. L’écrivaine
fait des détours par la Bible, par le nom des personnages (elle emprunte celui
des évangélistes) les références stylistiques et la construction du récit où
chacun donne une version personnelle des événements qui frappent les uns et
les autres. Un texte puissant qui nous sollicite de toutes les façons imaginables.
J’ai tenté de lire
La Piseuse de madame Cliche lors de
sa parution en 1992. Un roman que Le
Quartanier a également réédité en 2016. J’avais renoncé, je ne sais trop
pourquoi. Le titre peut-être ? Étrange parce que je suis du genre têtu quand je
m’aventure dans un livre et ne rebrousse chemin que très rarement. Tout comme
je ne lis qu’un livre à la fois. Je me demande comment ma compagne Danielle fait
pour parcourir deux ou trois ouvrages en même temps, allant de l’un à l’autre.
J’ai renoncé dernièrement à 4 3 2 1,
le dernier Paul Auster, un écrivain que j’aime pourtant. Son pavé fait plus de
mille pages, et raconte une même histoire en quatre versions. Le héros meurt
dans un accident, ressuscite dans le chapitre suivant et j’avoue que je me suis
fatigué de ce jeu, n’arrivant plus à croire au récit. J’ai abdiqué après 350
pages.
Et il arrive que l’on
soit sans mots quand on sort d’une lecture après des heures de bonheur intense.
Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une autre dimension et m’a laissé étourdi, arrivant
mal à dire ce que je venais de vivre et de ressentir.
La Sainte Famille permet de suivre Jean, Paul, Marius, Sara, Clara, Anne et même de
s’attarder à Pierre le fils de Paul, un bébé emporté par une étrange maladie de
la peau. Il y a aussi le père qui s’est occupé seul de ses enfants avec une
empathie et une présence exceptionnelle. La mère est décédée tout discrètement pendant
son sommeil.
Les enfants œuvrent
tous dans le domaine artistique. Le chant, la sculpture, la musique, sauf
Daniel qui possède l’art de faire de l’argent et qui protège tout le monde.
Jean est un cas, un rebelle, un farouche qui garde ses distances et protège son
autonomie. Anne, la compagne et amante de Paul, est écrivaine et raconte cette
histoire qui emprunte toutes les directions. C’est toujours comme ça, les
écrivains sont des pilleurs de famille.
BIBLE
Le récit n’est pas
sans rappeler les Évangiles où chacun raconte une même histoire ou certains
événements selon un angle personnel. Le texte est truffé de références
bibliques par le ton, la musique de la phrase. L’écrivaine n’hésite pas
d’ailleurs à affronter le texte sacré pour tenter de comprendre la langue de
l’écriture et de la création.
La langue des
textes sacrés est multiple. La langue originelle des Évangiles pose une
question troublante, comme la destination de la lettre. L’Église affirme que la
langue de la nouvelle alliance est le grec, ou l’araméen. Mais de plus en plus
d’auteurs chrétiens avancent que l’hébreu serait la lettre perdue, raturée,
trafiquée, traduite, brûlée. Certains Pères de l’Église connaissaient, en
effet, une version hébraïque de Matthieu. Ces propos soulèvent encore de
violentes réfutations. (p.20)
Un arrêt sur cette cellule qui constitue le fondement de la société, du moins nous
l’avons répété et cru depuis toujours. Est-ce toujours le cas ? La famille a
changé de visage et n’est plus ancrée sur la Trinité du père, de la mère et de
l’enfant.
L’impression qu’Anne
Élaine Cliche m’a poussé dans une partition, une forme d’opéra où les liens un
peu tordus entre les membres du clan Mosse prennent toutes les directions.
Les personnages entrent et sortent, s’imposent dans de longues tirades et
tirent leur révérence. C’est souvent étourdissant, mais qu’importe !
Commémorer
? Mais quoi au juste ? La sainteté ou la débauche ? La ville désirerait-elle se
souvenir d’un écrivain ? Ce n’est peut-être pas la ville… seulement Daniel. On
ne sait pas vraiment qui souhaite
célébrer les cinquante ans qui nous séparent de la mort de Saint-Denys Garneau…
alors que les Œuvres sont décidément
introuvables, épuisées dit-on, depuis des années. Cela étonne. Un monument pour
rappeler le nom d’un écrivain… ce n’est pas une pratique courante à Montréal.
On veut dresser un corps dans la ville. Qu’est-ce qu’un corps d’écrivain ? Une
idole ? Un veau d’or ? Ou l’humble piédestal de la divinité invisible ? Où sont
passées les écritures ? (p.25)
Paul s’attaque à ce
projet, y met son cœur, son âme et son corps. Il vit une période terriblement
sensuelle et physique dans sa démarche de créateur. Un enfermement dans son
atelier, un contact corporel avec la matière pour en faire jaillir le souffle
comme Dieu, semble-t-il, a fait jaillir la vie de la boue.
Il y a aussi Marius,
aveugle de naissance, compositeur et pianiste. Il faut le suivre pendant qu’il interprète
Les Variations Goldberg de
Jean-Sébastien Bach. Une longue séquence où l’écrivaine nous place dans la tête
de l’interprète, fait vivre la musique de l’intérieur. Des moments qui vous
poussent dans vos derniers retranchements.
Dans ces
récitatifs, l’écriture s’éclate dans une sorte de Big Bang. Je songe à ce repas où tout le monde mange à satiété et boit. Un moment d’une intensité difficile
à tolérer. Tout peut éclater dans cette rencontre où les liens troubles des
frères et de la sœur font surface. J’ai dû m’arrêter à plusieurs reprises pour
reprendre mon souffle et calmer mes palpitations. Tout comme ce monologue de
Clara qui parle de sa mère Sara, boit et finit par se noyer presque dans la
piscine de son oncle Daniel lors du dévoilement de la sculpture de Paul. Ça
dure et ça dure jusqu’à l’intolérable.
Anne Élaine Cliche
crée des moments d’une ampleur qui risque de vous avaler ou encore de vous
faire prendre la fuite. L’impression que l’on m’a lié les pieds et les poings
dans une écriture qui pousse au bout de soi.
RETOUR
Création, œuvre
qui jaillit des pulsions les plus intimes, tout comme le roman d’Anne qui tente
de cerner la famille Mosse. Et Jean dans une épître d’une férocité terrible, la
pourfend et l’écrase avant de mettre fin à ses jours.
J’aime
Paul. J’aime Paul et le tombeau est vide ce soir. Où est le corps ressuscité ?
L’ampleur du sexe m’enlise et me lie à lui en mon nom heurté. Nous n’avons pas
dormi. Et j’ai pesé tout le poids de Paul. Le poids des mots qu’il me lance au
visage dans l’amas filandreux des salives. Les mots qui me ne sont pas les
miens et qu’il prononce pour lui. Les mots d’un homme, qui pèsent, qui pèsent.
Car les mots d’un homme sont étranges. Je t’aime, dit-il. (p.96)
Nous plongeons
dans la pulsion, la dépendance des enfants à un père qui, malgré sa grande
douceur, a traumatisé tout le monde. Une tragédie où les morts collent à la
peau des vivants. Et cette écriture comme un grand souffle torride qui emporte
tout sur son passage comme un feu de forêt qui semble jaillir des entrailles du
sol. Impossible de ne pas être aspiré, défait par cette respiration puissante, cette
énergie qui brûle la peau, le cœur et l’âme.
Me voilà
tremblant, ébaubi, claudicant dans ma tête et ma pensée, certain d’avoir été avalé par un texte comme Jonas par la grande baleine. Un roman qui prend les
dimensions d’un tsunami.
Je m’excuse, madame Cliche, de vous avoir abandonnée en 1992, mais il n’est jamais trop tard pour combler les manques de son parcours de lecteur. C’est ce que je fais tout de suite et cette fois je vais me rendre jusqu’à la toute dernière des phrases, je le jure.
Je m’excuse, madame Cliche, de vous avoir abandonnée en 1992, mais il n’est jamais trop tard pour combler les manques de son parcours de lecteur. C’est ce que je fais tout de suite et cette fois je vais me rendre jusqu’à la toute dernière des phrases, je le jure.
LA SAINTE FAMILLE, roman d’ANNE
ÉLAINE CLICHE est une publication du QUARTANIER.
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