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jeudi 23 janvier 2025

ANNE MICHAELS MET LE DOIGT SUR L’ÂME

ANNE MICHAELS propose un roman qui étonne et subjugue. Étreintes nous plonge dans une période qui va de 1910 à 2024 et se déploie dans une douzaine de tableaux en France, en Angleterre et en Finlande. Des personnages intenses, fascinants et surtout, des moments où certains touchent l’être dans ce qu’il a de plus pur et de plus dense, quand les colères et les folies meurtrières s’apaisent. L’écriture d’Anne Michaels nous fait vivre un tremblement d’être qui transforme les regards sur le monde et secoue des certitudes. Une méditation sur les magnifiques et terribles pérégrinations de la vie malgré les horreurs et les épreuves. Personne ne sort indemne de ce grand tremblement d’intelligence, d’empathie et d’amour pour les autres que nous présente cette écrivaine exceptionnelle.

 

Des couples, des amoureux dans les affres de la guerre, au cœur de massacres qui marquent l’aventure humaine, et ce à toutes les époques. Des volontaires, au péril de leur vie, font tout pour aider sur les champs de bataille, dans des situations qu’ils ont du mal à comprendre. Face à l’absurdité, des femmes, de génération en génération, risquent tout pour les autres, plongent dans des heures terrifiantes, cherchent un sens à une action qui exige toutes leurs énergies, leur imagination dans des tueries programmées par les états. Et des questions, comme des lumières fulgurantes, secouent l’être quand on se retrouve devant la vie qui glisse dans la mort ou le contraire.

 

«Serait-il conscient du moment de sa mort ou serait-ce comme la tombée de la nuit.» (p.23)

 

Et l’amour aussi, toujours, nécessaire. Total. Fou, triomphant dans le geste désespéré qui sauve un enfant ou un soldat, dans une rencontre où tout fusionne. Pareil à des météorites qui se heurtent et n’arrivent plus à se déprendre. Alors, ils deviennent un nouvel être dans leurs désirs et leurs idées, même quand ils sont séparés par un continent ou encore la mort. 

 

«Il avait insisté pour qu’elle reste. Surmontant à grand peine sa timidité, elle lui avait demandé s’il voulait se joindre à elle. Plus tard, elle lui raconterait le sentiment qu’il l’avait traversée, inexplicable, fugitif, pas même une pensée; s’il s’asseyait, elle allait partager une table avec lui pour le reste de sa vie.» (p.17)

 

Des individus se retrouvent dans un état de surconscience, dans des moments où tout peut arriver et qui tentent, avec leur intelligence et leurs savoirs, de comprendre le fait d’être et de mourir. Sans ces grandes âmes, la vie serait désespérante et sans espoir. Je ne peux m’empêcher de me tourner vers Albert Camus et son magnifique roman La peste. Il suit un médecin qui soigne les autres malgré l’absurdité de la situation. Ses interventions semblent bien inutiles.

L’humain trouve un ancrage dans cette absurdité et cette présence auprès des éclopés. Bien plus : c’est ce qui le définit peut-être le mieux. Il y a la brute, l’être barbare, mais aussi l’ange, l’être éthéré qui réussit peut-être à s'imposer.

 

LEÇON

 

Y a-t-il une leçon à tirer de la violence qui paralyse les esprits et qui prolifère un peu partout, surtout au moment où des fous prennent le pouvoir et entendent régenter la planète? Et il y a ceux et celles qui risquent leur peau en aidant les éclopés, comme nous le voyons en Ukraine et dans la bande de Gaza, où toute une population est réduite à l’errance et à la plus effroyable des misères. Qu’est la vie quand nul endroit ne permet le repos et qu’il n’y a plus de quoi nourrir son enfant, qu’un proche et un mari gisent sous les gravats?

Quelles certitudes trouver dans un monde qui se dérobe sous vos pieds? Pourquoi la bêtise suscite les gestes les plus généreux et les plus héroïques? Pourquoi ce besoin d’aller au bout de soi et de risquer sa peau? Pourquoi les folies destructrices et les déflagrations font ressortir le côté grandiose des humains? Et les morts ont-ils des choses à régler avec les survivants? Peut-il y avoir des rencontres et des contacts étonnants et imprévus?

 

«Un homme pouvait-il recevoir un signe qu’il était incapable de comprendre? Un esprit ne choisirait-il pas la manière exacte pour qu’un homme sache qu’il n’était pas le jouet d’un subterfuge? Il n’était pas crédule, il savait que nos besoins trouvent leurs propres façons, mais aucun spectre ne lui était jamais venu dans les tranchées, aucune apparition, malgré le besoin qu’il en avait eu. Peut-être ne reçoit-on jamais précisément que le genre de preuve qu’on est prêt à croire.» (p.57)

 

Comment représenter ou décrire ces instants uniques? Peindre ou arriver à surprendre l’invisible avec un appareil photo. Que reste-t-il dans un pays dévasté par les drones et les missiles, les bombes qui ont fait des villes des ruines jonchées de cadavres? Que reste-t-il de l’amour et de son bonheur quand la vie ne tient qu’à un fil et que tout peut s’arrêter dans un battement des paupières?

 

«Les morts ont tant de façons de nous montrer qu’ils sont avec nous. Parfois, ils restent délibérément absents afin de prouver leur présence en revenant. Parfois ils demeurent à proximité et puis ils disparaissent pour nous prouver qu’ils étaient avec nous. Parfois ils amènent un cheval jusqu’à un cimetière, un cardinal sur une clôture, une chanson à la radio TSF dès qu’on l’allume. Parfois ils amènent une chute de neige.» (p.59)

 

QUESTION

 

Anne Michaels interroge notre époque, et plus particulièrement le siècle dernier, l’un des plus meurtriers de l’histoire, avec des conflits qui s’engendrent et se répètent, et que personne n’arrive à neutraliser, malgré la bonne volonté de gens et de l’ONU muselée par les grandes puissances. Comment se manifeste le deuil et est-ce que les morts peuvent s’approcher pour nous souffler dans le cou d’une manière ou d’une autre? Que peuvent nous apprendre et nous enseigner ceux et celles qui ont été les victimes de notre déraison?

 

«Puis, alors qu’il développait la photographie d’une jeune veuve et de son nourrisson, un homme émana du fluide clair, lévitant au-dessus de la jeune mère, à moitié détourné, comme s’il avait été surpris en train de pleurer. Quand John montra la photographie à la jeune femme, elle chancela en apercevant son mari disparu, et tous les deux regardèrent le visage du mort avec une terrible joie.» (p.65)

 

La fascination troublante du danger et de la mort fait apparaître des forces insoupçonnées chez certains. Cela amène un homme et une femme à tout risquer pour sauver un enfant et apporter un peu de soulagement à la souffrance. Et peut-être aussi, en certaines circonstances, il peut y avoir des contacts avec des proches au-delà de la plus terrible des séparations. La question s’infiltre partout et hante les personnages d’Anne Michaels. 

 

«L’expérience avait appris à Mara que le surnaturel était purement la présence du bien, l’amour qui flambe libéré de la dépouille; toujours l’amour qui tente d’échapper à l’humaine épouvante.»(p.106)

 

C’est ça, Étreintes. Des moments et des événements qui soudent les vivants et les morts, qui abolissent le temps et créent des éclaircies où l’on peut espérer parce qu’une direction se dessine, qu’un lien impossible à défaire s’établit entre ceux qui ont succombé et les survivants. Des disparus rôdent pour que la vie reste une chaîne sans failles, malgré les horreurs et les folies.

 

«Peut-être la mémoire meurt-elle en même temps que nous. Peut-être s’évapore-t-elle, laissant derrière elle son sel. Quand une personne meurt, l’air lui-même change.» (p.145)

 

Les tableaux d’Étreintes questionnent l’aventure de l’être et de l’existence, les liens qui unissent les vivants dans une conscience élargie qui déborde les frontières du présent. Des discussions, des instants de fusion intense qui restent inoubliables, des rencontres où les êtres se retrouvent au-delà des déchirements. C’est ce qui fait que certains ne peuvent s’empêcher de courir vers les lieux de guerre, là où des femmes et des hommes souffrent et dépendent d’un geste qui va les sauver et peut-être aussi montrer une direction à cette aventure incompréhensible. 

Une fresque sur la famille humaine qui émerge dans les périodes les plus sombres, qui donne du sens à la vie de ceux qui ont dû agir dans des moments d’horreur, qui se sont battus pour la paix, pour le plus beau et le plus réconfortant chez les êtres humains : la fraternité. Un grand questionnement sur la vie, la mort, la présence de la mémoire qui permet d’abolir les frontières et de toucher les humains dans leur état d’être. Tout simplement magnifique.

 

ANNE MICHAELS : Étreintes, Éditions Alto, Québec, 208 pages.

https://editionsalto.com/livres/etreintes/

mercredi 15 janvier 2025

MAXIME BLANCHARD FUSTIGE LE QUÉBEC

ÇA NE M’ARRIVE pas souvent de refermer un livre en me demandant ce que je vais écrire. Comme si je ne parvenais pas à me situer devant des propos ou certaines affirmations qui me perturbent et me troublent. Que dire de l’essai de Maxime Blanchard intitulé La mère patrie? Le titre me semble un peu désuet, comme s’il datait d’une autre époque, et qui aurait pu coiffer un ouvrage de Damase Potvin. En plus, l’auteur parle des Canadiens français, un terme que nous utilisons pour retourner dans un temps plus ou moins éloigné de notre histoire, une page révolue de notre passé. Nous avons d’abord été des Français en cette terre d’Amérique, des Canadiens par la suite avant de devenir des Canadiens français et enfin des Québécois. Des coiffes qui marquent l’évolution de notre pensée dans ce territoire depuis la Conquête en 1760.

 

 

Un Québécois, Jérôme Dagenais, enseigne le français aux États-Unis. Un nationaliste convaincu qui prône farouchement l’indépendance du Québec. L’alter ego de Maxime Blanchard doit être de ma génération, peut-être un peu plus jeune, parce que peu d’écrivains de la trentaine tiennent de tels propos. 

L’essayiste est né en 1966, approche donc de la soixantaine, a vécu les référendums de 1980 où, à quatorze ans, il n’avait pas le droit de vote, et celui de 1995 où il a pu s’exprimer. 

Jérôme Dagenais a mal digéré les résultats de ces consultations où le Québec a eu à se prononcer sur son avenir. Ce manque d’audace de la part des Québécois et de courage horripile l’enseignant. Parce que c’est ce qu’il faut pour fonder un pays. Laisser libre cours à son inventivité et ne pas avoir peur de rêver grand et de défier le futur. Du moins, c’est ce que je me dis. Désirer, imaginer une direction précise, convaincre ses proches et passer aux actes. Ce que nous avons refusé de faire à deux reprises, préférant demeurer un semblant de pays en se gargarisant souvent du mot nation. Oui, nous avons une fête nationale, une assemblée nationale et une capitale nationale. Un drapeau que l’on agite le 24 juin et que l’on range dans les boules à mites le reste de l’année. J’ai déjà écrit ces propos et mentionné notre étrange façon de faire et d’être en tant que francophone québécois dans ce Canada multiculturel et anglophone. Une manière de fermer les yeux devant la réalité peut-être et de se donner l’illusion d’être quand nous ne sommes encore et toujours que les habitants d’une région. 

 

«D’ailleurs, en dépit de son exil et de son dilettantisme, de son qui-vive, Jérôme reste intrinsèquement et héréditairement un provincial empoté, un Québécois compassé. Il le sait. Cependant, son indépendantisme, aspiration et lucidité, le prémunit probablement contre le provincialisme le plus dadais et le plus godiche.» (p.14)

 

Grâce à son personnage, Maxime Blanchard exprime sa colère, ses frustrations et tente de comprendre pourquoi les Québécois refusent d’assumer pleinement leur avenir et de fonder le seul et unique pays de langue française en Amérique. 

 

RÉFLEXION

 

Le souverainiste se retrouve devant deux choix après l’échec de 1995; il se mord les lèvres et reprend le bâton du pèlerin pour faire progresser la cause en militant dans une formation politique qui prône l’autodétermination avec toutes les frustrations que cela entraîne; ou, comme certains, il tourne la page en se disant que les Québécois ont tranché et qu’il ne sert à rien de s’acharner. 

Nous avons un premier ministre, François Legault, qui tient ce discours un peu tordu après avoir défendu l’indépendance bec et ongles. Il prêche un nationalisme de façade et encaisse les rebuffades d’Ottawa, jour après jour sans sourciller, ce qu’il dénonçait quand il était membre du Parti québécois. 

Pour certains, ces échecs ne passent pas et le «non» reste dans la gorge comme on dit. Pourquoi sommes-nous impuissants à choisir l’aventure du pays? Serions-nous un peuple sans courage et incapable de s’arranger avec un tel risque?

 

«Tout le monde craint de passer pour réactionnaire. On ne saurait critiquer le présent que sous peine d’anathème : ringard, has-been, mononcle. Pour autant, Jérôme ne fait pas confiance à la jeunesse née en 1997 ou en 2003, car elle n’a pas de vécu qui vaille. Elle a grandi dans une époque insignifiante, dans un Québec insipide, dans un monde sans intérêt. Elle n’a emmagasiné ni noblesse ni ampleur, seulement du vide et de la fadeur. C’est injuste, c’est ainsi. Et c’est pourquoi la jeunesse actuelle se définit avec tant de véhémence contre les aînés; la jeunesse sert d’unique projet à la jeunesse. Son identité consiste à ne pas être vieille.» (p.68)

 

Blanchard peut sembler dur et acrimonieux envers ceux qui ne partagent pas sa vision des choses et son nationalisme. Il est impitoyable avec ses compatriotes qu’il trouve mous et inconséquents. 

 

«Qu’a-t-il fait au bon Dieu pour être québécois, pour subir cette torture du pays qui disparaît, d’une indépendance jamais gagnée, d’une langue française toujours moribonde? À Berne, à Montreux, à Delémont, il n’aurait pas observé, impuissant et furieux, ceux de sa race se lover dans l’obsolescence.» (p.99)

 

Monsieur Blanchard frappe souvent juste et ça fait grincer des dents. Je ne peux que lui donner raison quand on voit le comportement de certains politiciens qui décident d’après les sondages ou les humeurs des influenceurs, cette nouvelle race d’imposteurs qui sévissent sur les réseaux sociaux et qui se prennent pour des gourous.

 

PRÉSENT

 

Et que dire de notre situation actuelle, alors que Donald Trump est revenu au pouvoir, décrétant la folie et la démence à Washington, brandissant le poing devant le monde sans mesurer les conséquences de ses paroles et de ses gestes? Nous voilà entraînés dans une époque où la haine et la rage s’imposent. 

Le Québec devra bien se brancher et ne pas faire comme si tout cela n’avait aucune importance. Que penser et que faire dans un moment où la réflexion et l’intelligence sont considérées comme des tares?

Nous avons là un homme de conviction qui ne fait jamais de compromis avec ses idées. Il dérange certainement, exagère parfois, se montre un peu revanchard, mais touche des points sensibles et incontournables. 

J’aime beaucoup son côté provocateur. 

 

«Ils ont manifesté contre la guerre à Gaza. Ils sont rentrés chez eux en Uber. Ils ont manifesté contre le profilage racial. Ils ont acheté des chaussures sur Amazon. Ils ont manifesté contre l’expulsion des sans-papiers. Ils ont loué un appartement sur Airbnb. Ils ont manifesté contre un oléoduc. Ils se sont fait livrer une pizza par DoorDash.» (p.200)

 

Satire, caricature, l’essayiste met souvent le doigt sur une pensée ou des comportements qui font de nous un peuple paisible, un peu mou, incapable de s’affirmer et de se vêtir de l’habit d’un citoyen du monde.

 

BLANCHARD MAXIME : La mère patrie, VLB Éditeur, Montréal, 240 pages. 

https://editionsvlb.groupelivre.com/products/la-mere-patrie?variant=45534191550721

vendredi 10 janvier 2025

DEUX FRÈRES S’AIDENT EN CORRESPONDANT

LES DEUX FRÈRES BOISVERT sont l’envers l’un de l’autre dans le roman de Nicolas F. Paquin. Malgré tout, ils restent très proches, même si leurs vies empruntent des chemins bien différents. Chénier, le plus âgé, aimerait poursuivre des études, devenir journaliste et, pourquoi pas, écrire un livre. Son père s’y oppose farouchement. Il a besoin d’aide au garage. Pour échapper à la malédiction familiale, il s’enrôle en prenant le nom de l’un de ses cousins. Il n’a pas dix-huit ans. Il se retrouvera sur le front en Europe, participera au grand débarquement sur les rives de Normandie. Ébène déteste l’école et cherche à se faufiler dans le monde du crime. On a les rêves que l’on peut. S’amorce alors une correspondance entre les deux frères que Chénier termine par une seule et même phrase : je t’écrirai encore. D’où le titre du roman. Le militaire est en verve, réfléchit à la nature humaine, à la férocité des combattants quand Ébène a du mal à aligner quelques mots.

 

Tout le récit de Nicolas F. Paquin est un échange épistolaire qui a aujourd’hui perdu la cote avec les médias sociaux. Il n’y a pas si longtemps pourtant, c’était l’unique moyen de garder des liens entre amis, des parents que la vie séparait ou encore de maintenir des contacts avec un amoureux forcé à l’exil par le travail ou d’autres raisons. Chénier y décrit son quotidien, ses rencontres, ses étonnements et les découvertes de l’aventure militaire, surtout ses rêves et ses aspirations malgré un horaire réglé au quart de tour, le débarquement en France et les combats contre les Allemands qui résistent avec acharnement. 

Ébène, le narrateur fait le point sur son parcours, raconte le chemin qu’il a emprunté grâce à son frère.

 

«Je venais d’une famille minable. Je me préparais à le devenir moi aussi. On dit que la vie est un long fleuve tranquille. Je pense que pour certains, c’est plutôt un ruisseau presque sec, fait d’eau qui croupit et qui pue. Mais il arrive que l’eau devienne torrent, puis que le torrent se fasse chute.» (p.8)

 

Bien sûr, Ébène cache alors à son aîné qu’il rêve d’une carrière de criminel en réalisant des exploits peu recommandables. Il veut surtout glaner de l’argent sans faire d’efforts et séduire Anastasia Bilodeau, la plus belle fille de Saint-Jean-d’Iberville qui étudie pour devenir enseignante. Naïf, il ne pense jamais que ses gestes peuvent le mener en prison. Une bien étrange façon de s’y prendre pour attirer le regard de celle qui le vire à l’envers.

 

«J’espérais le plus vite possible voler de mes propres ailes. En attendant, j’allais me contenter de voler tout court. Mon entrée dans le monde des grands avait donc commencé par quelques larcins. Je savais très bien ce que je faisais et je savais pourquoi j’agissais ainsi : j’avais une réputation à bâtir. Pour y parvenir, il fallait que je me fasse la main. La boutique de Roger Boulais était l’endroit tout désigné pour entreprendre ma carrière de criminel.» (p.23)

 

Deux frères unis et tellement différents. Chénier, droit, franc, ouvert, honnête et Ébène qui ne demande qu’à duper ses proches pour gravir les échelons. Un idéaliste qui combat le mal tandis que l’autre cherche à s’enfoncer dans les affaires louches. Faut dire que le père n’aide pas en fermant souvent les yeux sur la ligne qui démarque la légalité et le crime dans son garage. 

Le grand frère fait tout pour soutenir Ébène, lui permettre de sortir de sa coquille, pour qu’il fasse des choix éclairés et devienne quelqu’un de bien dans la vie. 

 

«Je sais que tu n’as jamais aimé l’école, mais ce n’est pas parce que tu n’y retourneras plus que tu dois cesser d’apprendre. Je te propose qu’on s’écrive régulièrement. Toi, tu pourras pratiquer ton français. Moi, je vais pouvoir me confier à quelqu’un. Ici, j’ai plein de bons camarades, mais toi, tu es mon frère, et je veux te revoir pleinement épanoui à mon retour de la guerre.» (p.33)

 

Peut-être que les frères ne sont pas si différents après tout. Les deux cherchent à fuir leur réalité et la fatalité familiale, à casser un moule qui les maintient dans la misère et un travail qui leur permet à peine de survivre.

Ébène finira par rencontrer un homme capable de tout, qui vole l’armée avec impunité. Son rêve peut enfin se concrétiser. Tous les deux opèrent sur la base militaire en dérobant les rations des pilotes d’abord et tout ce qu’ils peuvent trouver et revendre sur le marché noir. 

 

SURVIE

 

Bien sûr, on souhaite que Chénier survive à la guerre et aux affrontements de plus en plus violents alors qu’il pourchasse les résistants allemands sur les routes d’Europe. Il a beau être du côté des vainqueurs, c’est toujours sa peau qu’il risque en s’aventurant dans des villages où chaque maison peut être un piège mortel. Parce que les jeunes soldats allemands combattent avec l’acharnement du désespoir. 

 

«L’enfer existe, Ébène. L’enfer existe, et c’est l’humain qui le crée. Comme il a créé le Diable et Dieu. Mais j’ai la certitude que le paradis existe, mon frère. C’est notre terre et c’est notre cœur, quand on leur offre l’amour qu’on leur doit.

Je t’écrirai encore.

 

Chénier» (p.158)

 

Ébène et son comparse se font prendre dans une opération risquée et il se retrouve dans un cachot, seul, oublié de tous, en marge du monde. Il y vivra la plus terrible des solitudes et aura le temps de réfléchir. Son univers s’écroule. Il s’accroche alors aux lettres de son frère comme à des bouées de sauvetage.

 

ET APRÈS

 

Il y aura la fin de la guerre, la paix, l’amour pour Ébène et l’avenir avec la belle Anastasia. Une formidable résurrection pour lui et une mort tragique pour Chénier, qui ne reviendra jamais d’Europe. Le frère aîné s’est sacrifié en quelque sorte pour sauver Ébène et lui permettre de retrouver le droit chemin. 

 

«Chénier. Je pense encore à lui chaque jour. Je n’ai jamais fait les études qu’il aurait dû faire. Je n’ai jamais su écrire le livre dont il rêvait. Je ne suis pas devenu le grand journaliste que la vie promettait de faire de lui. J’ai cependant agi de mon mieux pour qu’à chaque geste posé, je rembourse à ceux et celles qui sont et qui viendront une dette dont la valeur représente l’homme d’exception qu’il a été.» (p.211)

 

Nicolas F. Paquin décrit admirablement une époque et les bouleversements qui bousculent les frères qui vont dans des directions différentes pour s’affirmer dans leurs désirs et leurs rêves, s’imposer dans un monde hostile et triompher de toutes les embûches.

Et, il y a ceux qui reviennent éclopés, un bras ou une jambe en moins, amoché dans leur être et leur esprit, mais capable de se relever et de faire un parcours enviable parce qu’un ami, un frère leur a sauvé la vie. 

Une page d’histoire que l’on commence à oublier avec tous les conflits qui secouent la planète. Il semble que les humains ne peuvent s’empêcher de commettre les mêmes bêtises, de répéter des folies meurtrières et de courir après des pouvoirs éphémères. 

Bien sûr, il y a des périodes où l’on rêve de paix, d’amour et de fraternité. Nous avons pu y croire dans ma jeunesse quand tout était possible et que beaucoup d’Américains refusaient d’aller se faire tuer au Vietnam. Un grand désir de calme et d’amour qui n’aura duré qu’un moment et qui a vite basculé dans les carnages et les massacres. Bien plus, il y a maintenant la planète qui hoquette et qui va nous obliger à changer des façons de voir et de penser. La civilisation que nous connaissons doit muter parce qu’elle est la source de catastrophes climatiques sans précédent. 

Une réflexion formidable avec Nicolas F. Paquin qui s’avère nécessaire et combien importante dans un monde qui a perdu l’entendement et qui cherche des solutions dans le discours de quelques illuminés particulièrement dangereux! Oui, l’histoire se répète, mais nous en sommes à un tournant où il faut couper avec la pensée belliqueuse pour modifier nos agissements. Il semble bien que ce n’est pas pour demain avec ce qui se dessine aux États-Unis.

 

PAQUIN NICOLAS F. : Je t’écrirai encore, Éditions Mains Libres, Montréal, 216 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/nicolas-f-paquin/je-t-ecrirai-encore.html 

lundi 23 décembre 2024

HAMELIN BOUSCULE NOTRE LITTÉRATURE

LOUIS HAMELIN, dans Les héritiers de Don Quichotte, revient sur ses lectures des écrivains du Québec et son amour pour la littérature américaine. Pas de quoi s’étonner parce que j’étais un de ses fidèles quand il chroniquait sur le sujet dans Le Devoir. Il y a cependant de belles surprises dans ces réflexions qu’il présente en plusieurs étapes. Il s’attarde d’abord à Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron, analyse aussi le parcours de quelques prosateurs américains (Hemingway et McCarthy), les adaptations de romans en films, aux téméraires qui continuent de construire des fictions, alors que les prophètes annoncent que le volume est voué à disparaître. Seuls des nostalgiques prendraient encore le temps de lire des livres imprimés.

 

Belle attention que celle d’Hamelin pour Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron. On le sait, les deux écrivains furent proches à un certain moment, surtout Beaulieu, qui voyait en Ferron un modèle et un père littéraire. Hamelin réfléchit surtout à la question du grand écrivain national qui a obsédé beaucoup de romanciers et de poètes de ma génération. Un sujet devenu insolite et un peu obsolète. Pourquoi jongler avec cette affirmation lorsqu’on refuse de se donner un pays, un vrai dans ce Canada plus que jamais écrianché avec les pirouettes de Trudeau fils, qui s’accroche au pouvoir comme un naufragé? Ce problème fait partie de nos étranges habitudes de se doter d’une « fête nationale », d’une « assemblée nationale » et d’une « capitale nationale » quand il manque l’essentiel : le pays. On parle même d’une constitution maintenant. Je ne sais s’il y a beaucoup de pays qui ne sont pas des pays qui possèdent leur constitution.

Cette question de l'écrivain national a tracassé Hubert Aquin et Gaston Miron, qui s’est fait le mage de l’indépendance et du pays à venir. 

J’aborde ce sujet dans ma trilogie Presquil, dont le premier tome a paru sous le titre des Revenants. Victor-Lévy Beaulieu obsède mon personnage et l’empêche de fonder sa propre écriture. Le Victor-Lévy Beaulieu, qui s’est accroché à des auteurs connus et encensés, pour se hisser à leur niveau et devenir l’un de leurs pairs. La liste est impressionnante : Victor Hugo, Jack Kérouac, James Joyce, Friedrich Nietzsche, Herman Melville, Mark Twain, Jacques Ferron, Yves Thériault et même Voltaire. En les entraînant dans une forme d’essai ou de lecture intime et singulière, le barde des Trois-Pistoles se faufilait dans leurs univers et pouvait parler avec eux d’égal à égal. 

Louis Hamelin aborde aussi l’une des grandes obsessions de Beaulieu, soit le matériau de l’écrivain : la langue. Quel langage utiliser au Québec, celui qui court les rues des villes ou encore qui flâne sur les chemins de campagne; celui qui reprend en échos les imprécations des travailleurs, des forestiers et des ouvriers en usine. Ce dialecte qui passe très bien au théâtre et que Michel Tremblay a fait résonner de toutes les manières possibles. Ce parlé a pourtant du mal à s’installer dans la fiction et dans les essais. Le sujet était sur toutes les lèvres à une certaine époque au Québec.

 

«Mais est-ce que, vraiment, sans pays (au sens onusien du terme), pas de grand écrivain? Et un déficit de père symbolique entraîne-t-il forcément un défaut de grandeur littéraire? Il n’y aurait, en somme, pour la littérature, point de salut hors de l’ordre patriarcal?» (p.22)

 

Tous les essais de Beaulieu sont des tentatives d’approche de ce père symbolique, de dire le pays dans une langue sienne et singulière. L’auteur de Race de monde inventera sa langue avec le marteau du grand-père forgeron, frappant sur l’enclume pour se donner une voix, à la manière de James Joyce, qui s’est appuyé sur le «flux de conscience» et une improvisation linguistique et sonore. Beaulieu finira par tricoter une langue tout à fait sienne, pleine de circonvolutions et d’expressions un peu bancales qui colorent ses publications. 

 

«Le joual en littérature, c’est écrire comme on parle. Le flux de conscience, c’est écrire comme on pense. Race de monde est le seul roman que je connaisse qui est écrit en bébé. En bébégayant. Le joual de Tremblay avait maintenant son petit-cousin demeuré à la campagne : le vavache.» (p.31)

 

Regard cinglant de Louis Hamelin sur la manière de dire de Beaulieu, mais comment lui donner tort. Beaulieu a torturé la langue dans nombre de ses romans et parfois, je l’avoue, il m’a laissé perplexe même si j’admire l’homme. Non, je n’adhère pas à tout ce qu’il a publié. Mais, je n’ai jamais oublié qu’il a été mon premier éditeur et qu’il a été comme une sorte de frère dans mon cheminement d’écrivain.

 

«Quelques années et une poignée de livres plus tard, Beaulieu avait défriché et marqué son territoire langagier. Il y avait désormais un son, une syntaxe VLB (“Comme je m’appelle, ça pas si tellement d’importance”; “[C] e que je porte en moi, rien de plus qu’un monde étrange, silencieux et impersonnel”), aussi distinctifs que les trois petits points de Céline et les étranges choix d’adverbes et d’adjectifs d’un Borges.» (p.33)

 

Je n’ai pas échappé à cette tentation dans La mort d’Alexandre où j’ai traduit les dialogues de mes personnages (puisés dans ma famille avec ma mère au centre comme il se doit) en me collant à l’oralité. J’ai reproduit notre manière de parler en utilisant la transcription phonétique. Je me suis rendu compte rapidement que je m’enfonçais dans un bourbier et j’ai vite abandonné cette direction. Au théâtre, oui, mais pas dans un roman.

Hamelin me rejoint beaucoup dans sa fascination pour le refuge, le camp retiré dans la forêt au bord d’un lac. L’auteur de La rage a tenté l’aventure comme bien des écrivains de ma génération. Je pense à Paul Villeneuve, qui, après des débuts fulgurants, s’est terré dans un boisé du Lac-Saint-Jean pour n’en ressortir que vingt ans plus tard en ayant laissé tous ses mots entre les arbres. Lui aussi était obsédé par l’œuvre totale et le grand roman qui marquerait notre présence en Amérique. Johnny Bungalow est un pas dans cette direction. 

Ma réclusion pendant toute une année au bout d’un rang, tout près de la rivière Ashuapmushuan, aura été un passage à vide. Je n’ai rien écrit pendant cet ermitage. Il m’a fallu un demi-siècle presque pour récupérer ce bout de vie et en faire le matériau de ma trilogie Presquil. N’est pas Henry David Thoreau qui veut. Écrire n’est pas se retirer du monde, Paul Villeneuve l’a payé chèrement, mais c’est surtout se rapprocher des autres pour les écouter et les voir se débattre dans leur quotidien. 

 

TRADUCTION

 

Les traductions françaises de certains ouvrages étasuniens obsèdent un peu Louis Hamelin, surtout les fictions où il est question de sports. Il s’en est moqué souvent dans ses chroniques et il ne résiste jamais à la tentation de revenir sur le sujet. Dans un chapitre nommé L’utilité du chef-d’œuvre, l’essayiste nous plonge dans une série de romans et nouvelles que je ne connaissais pas. Nous n’empruntons pas tout à fait les mêmes parcours dans nos lectures. Je consacre près de 90 pour cent de mon temps aux auteurs du Québec et je suis assez ignorant des nouveautés françaises et américaines. Il y a certains prosateurs étrangers que je suis avec bonheur tout de même.  

Et il y a les films, les ouvrages qui inspirent une production où l’image prend toute la place. Une trahison du texte premier dans bien des cas, mais aussi des réussites, de véritables bijoux. On pourrait s’attarder à Maria Chapdelaine, qui a vu quatre réalisateurs s’attaquer à ce roman pour en faire un film avec ses particularités et ses couleurs. De plus, nos grands classiques, tels que Le SurvenantLes Plouffe et Un Homme et son péché, ont donné lieu à des œuvres télévisuelles et cinématographiques originales et importantes. Pourquoi Le torrent d’Anne Hébert a-t-il autant fasciné le monde du cinéma ?

 

HÉRITAGE

 

L’aventure de Louis Hamelin se termine par une réflexion sur le futur de l’écriture. Dans ce segment : Les héritiers de Don Quichotte, le romancier demande si les écrivains doivent être engagés. Une question que l’on se pose de génération en génération sans pourtant y apporter une réponse satisfaisante. Si les artistes et les écrivains étaient quasi unanimes derrière le projet du Parti québécois en 1976 et de l’indépendance, il en est autrement de nos jours. La priorité des créateurs et des créatrices pencherait certainement plus du côté de l’environnement et des changements climatiques que de ce projet politique, même si cette idée est encore nécessaire et vitale pour la culture francophone et l’avenir des descendants de ces «blancs coloniaux» venus en terre de Nouvelle-France. 

Il me semble que tout écrivain, à son corps défendant, participe à son milieu, à un groupe, à une famille ou à une revendication. La vraie question devrait se formuler ainsi : l’écrivain doit-il être militant? Militant écologiste, de la souveraineté du Québec ou pour les droits des minorités. Je constate aussi que les écrivains et écrivaines s’intéressent de plus en plus à leur « je » et à leur « moi ».

Tout est dit. 

Bien sûr, le créateur peut exprimer ses idées et défendre des causes comme tout le monde. Un politicien plaide sa vision de la société et personne ne va lui reprocher d’être militant. Pour ma part, je ne demande qu’une chose à une œuvre littéraire, soit d’être captivante, fascinante et vivante, qu’elle évite les sermons et les prêches qui lassent rapidement. 

 

«Et il me vient aussitôt cette question : à quoi rime d’écrire des romans en 2024 et d’en faire ton activité principale alors que nous avons tout lieu de soupçonner que la lecture de la page imprimée ou électronique, victime de l’atomisation des facultés cognitives, aura cessé d’exister en tant que loisir autour de 2050?» (p.208)

 

La littérature ne doit pas être reléguée au rang de loisir, mais demeurer une activité essentielle à la pensée et à la santé intellectuelle. Nier cette exigence nous pousse vers la catastrophe. Louis Hamelin a le droit de s’inquiéter de la bêtise que véhiculent les médias sociaux. Pire, cette absence de réflexions et de raisonnement, cette ignorance et cette médiocrité se retrouvent à la direction politique aux États-Unis. Les livres, le roman, l’essai, la poésie demeurent un rempart contre le crétinisme, surtout pendant les périodes d’obscurantisme et de régression. 

Louis Hamelin le sait. 

Peu importe les chemins qu’il emprunte, l’humain a besoin de se raconter et d’écouter des histoires. Nous continuerons d’inventer des fables pour nous secouer, nous ébranler, nous calmer ou nous effaroucher. La culture trouve toujours le moyen de se glisser dans l’ailleurs et la fiction échappe à toutes les tentatives d’étouffements. Donald Trump, encore lui, est certainement le plus grand mythomane de notre époque et le voilà président des États-Unis. Le hic, c’est que l’illusion, l’imagination, la chimère a quitté le champ de la littérature pour s'installer dans le politique et proclamer que c’est désormais la seule vérité. Tronquer la nature même de la fiction devient particulièrement dangereux. Trump est un menteur pathétique et sa doublure (il joue au président) occupe la première place aux États-Unis. Jamais la fable et l’utopie n’ont été si présentes dans notre quotidien, pour le pire. 

 

HAMELIN LOUIS : Les héritiers de Don Quichotte, Éditions du Boréal, Montréal, 216 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-heritiers-don-quichotte-4074.html