ANNE MICHAELS propose un roman qui étonne et subjugue. Étreintes nous plonge dans une période qui va de 1910 à 2024 et se déploie dans une douzaine de tableaux en France, en Angleterre et en Finlande. Des personnages intenses, fascinants et surtout, des moments où certains touchent l’être dans ce qu’il a de plus pur et de plus dense, quand les colères et les folies meurtrières s’apaisent. L’écriture d’Anne Michaels nous fait vivre un tremblement d’être qui transforme les regards sur le monde et secoue des certitudes. Une méditation sur les magnifiques et terribles pérégrinations de la vie malgré les horreurs et les épreuves. Personne ne sort indemne de ce grand tremblement d’intelligence, d’empathie et d’amour pour les autres que nous présente cette écrivaine exceptionnelle.
Des couples, des amoureux dans les affres de la guerre, au cœur de massacres qui marquent l’aventure humaine, et ce à toutes les époques. Des volontaires, au péril de leur vie, font tout pour aider sur les champs de bataille, dans des situations qu’ils ont du mal à comprendre. Face à l’absurdité, des femmes, de génération en génération, risquent tout pour les autres, plongent dans des heures terrifiantes, cherchent un sens à une action qui exige toutes leurs énergies, leur imagination dans des tueries programmées par les états. Et des questions, comme des lumières fulgurantes, secouent l’être quand on se retrouve devant la vie qui glisse dans la mort ou le contraire.
« Serait-il conscient du moment de sa mort ou serait-ce comme la tombée de la nuit. » (p.23)
Et l’amour aussi, toujours, nécessaire. Total. Fou, triomphant dans le geste désespéré qui sauve un enfant ou un soldat, dans une rencontre où tout fusionne. Pareil à des météorites qui se heurtent et n’arrivent plus à se déprendre. Alors, ils deviennent un nouvel être dans leurs désirs et leurs idées, même quand ils sont séparés par un continent ou encore la mort.
« Il avait insisté pour qu’elle reste. Surmontant à grand peine sa timidité, elle lui avait demandé s’il voulait se joindre à elle. Plus tard, elle lui raconterait le sentiment qu’il l’avait traversée, inexplicable, fugitif, pas même une pensée ; s’il s’asseyait, elle allait partager une table avec lui pour le reste de sa vie. » (p.17)
Des individus se retrouvent dans un état de surconscience, dans des moments où tout peut arriver et qui tentent, avec leur intelligence et leurs savoirs, de comprendre le fait d’être et de mourir. Sans ces grandes âmes, la vie serait désespérante et sans espoir. Je ne peux m’empêcher de me tourner vers Albert Camus et son magnifique roman La peste. Il suit un médecin qui soigne les autres malgré l’absurdité de la situation. Ses interventions semblent bien inutiles.
L’humain trouve un ancrage dans cette absurdité et cette présence auprès des éclopés. Bien plus : c’est ce qui le définit peut-être le mieux. Il y a la brute, l’être barbare, mais aussi l’ange, l’être éthéré qui réussit peut-être à s'imposer.
LEÇON
Y a-t-il une leçon à tirer de la violence qui paralyse les esprits et qui prolifère un peu partout, surtout au moment où des fous prennent le pouvoir et entendent régenter la planète ? Et il y a ceux et celles qui risquent leur peau en aidant les éclopés, comme nous le voyons en Ukraine et dans la bande de Gaza, où toute une population est réduite à l’errance et à la plus effroyable des misères. Qu’est la vie quand nul endroit ne permet le repos et qu’il n’y a plus de quoi nourrir son enfant, qu’un proche et un mari gisent sous les gravats ?
Quelles certitudes trouver dans un monde qui se dérobe sous vos pieds ? Pourquoi la bêtise suscite les gestes les plus généreux et les plus héroïques ? Pourquoi ce besoin d’aller au bout de soi et de risquer sa peau ? Pourquoi les folies destructrices et les déflagrations font ressortir le côté grandiose des humains ? Et les morts ont-ils des choses à régler avec les survivants ? Peut-il y avoir des rencontres et des contacts étonnants et imprévus ?
« Un homme pouvait-il recevoir un signe qu’il était incapable de comprendre ? Un esprit ne choisirait-il pas la manière exacte pour qu’un homme sache qu’il n’était pas le jouet d’un subterfuge ? Il n’était pas crédule, il savait que nos besoins trouvent leurs propres façons, mais aucun spectre ne lui était jamais venu dans les tranchées, aucune apparition, malgré le besoin qu’il en avait eu. Peut-être ne reçoit-on jamais précisément que le genre de preuve qu’on est prêt à croire. » (p.57)
Comment représenter ou décrire ces instants uniques ? Peindre ou arriver à surprendre l’invisible avec un appareil photo. Que reste-t-il dans un pays dévasté par les drones et les missiles, les bombes qui ont fait des villes des ruines jonchées de cadavres ? Que reste-t-il de l’amour et de son bonheur quand la vie ne tient qu’à un fil et que tout peut s’arrêter dans un battement des paupières ?
« Les morts ont tant de façons de nous montrer qu’ils sont avec nous. Parfois, ils restent délibérément absents afin de prouver leur présence en revenant. Parfois ils demeurent à proximité et puis ils disparaissent pour nous prouver qu’ils étaient avec nous. Parfois ils amènent un cheval jusqu’à un cimetière, un cardinal sur une clôture, une chanson à la radio TSF dès qu’on l’allume. Parfois ils amènent une chute de neige. » (p.59)
QUESTION
Anne Michaels interroge notre époque, et plus particulièrement le siècle dernier, l’un des plus meurtriers de l’histoire, avec des conflits qui s’engendrent et se répètent, et que personne n’arrive à neutraliser, malgré la bonne volonté de gens et de l’ONU muselée par les grandes puissances. Comment se manifeste le deuil et est-ce que les morts peuvent s’approcher pour nous souffler dans le cou d’une manière ou d’une autre ? Que peuvent nous apprendre et nous enseigner ceux et celles qui ont été les victimes de notre déraison ?
« Puis, alors qu’il développait la photographie d’une jeune veuve et de son nourrisson, un homme émana du fluide clair, lévitant au-dessus de la jeune mère, à moitié détourné, comme s’il avait été surpris en train de pleurer. Quand John montra la photographie à la jeune femme, elle chancela en apercevant son mari disparu, et tous les deux regardèrent le visage du mort avec une terrible joie. » (p.65)
La fascination troublante du danger et de la mort fait apparaître des forces insoupçonnées chez certains. Cela amène un homme et une femme à tout risquer pour sauver un enfant et apporter un peu de soulagement à la souffrance. Et peut-être aussi, en certaines circonstances, il peut y avoir des contacts avec des proches au-delà de la plus terrible des séparations. La question s’infiltre partout et hante les personnages d’Anne Michaels.
« L’expérience avait appris à Mara que le surnaturel était purement la présence du bien, l’amour qui flambe libéré de la dépouille ; toujours l’amour qui tente d’échapper à l’humaine épouvante. »(p.106)
C’est ça, Étreintes. Des moments et des événements qui soudent les vivants et les morts, qui abolissent le temps et créent des éclaircies où l’on peut espérer parce qu’une direction se dessine, qu’un lien impossible à défaire s’établit entre ceux qui ont succombé et les survivants. Des disparus rôdent pour que la vie reste une chaîne sans failles, malgré les horreurs et les folies.
« Peut-être la mémoire meurt-elle en même temps que nous. Peut-être s’évapore-t-elle, laissant derrière elle son sel. Quand une personne meurt, l’air lui-même change. » (p.145)
Les tableaux d’Étreintes questionnent l’aventure de l’être et de l’existence, les liens qui unissent les vivants dans une conscience élargie qui déborde les frontières du présent. Des discussions, des instants de fusion intense qui restent inoubliables, des rencontres où les êtres se retrouvent au-delà des déchirements. C’est ce qui fait que certains ne peuvent s’empêcher de courir vers les lieux de guerre, là où des femmes et des hommes souffrent et dépendent d’un geste qui va les sauver et peut-être aussi montrer une direction à cette aventure incompréhensible.
Une fresque sur la famille humaine qui émerge dans les périodes les plus sombres, qui donne du sens à la vie de ceux qui ont dû agir dans des moments d’horreur, qui se sont battus pour la paix, pour le plus beau et le plus réconfortant chez les êtres humains : la fraternité. Un grand questionnement sur la vie, la mort, la présence de la mémoire qui permet d’abolir les frontières et de toucher les humains dans leur état d’être. Tout simplement magnifique.
ANNE MICHAELS : Étreintes, Éditions Alto, Québec, 208 pages.