Nombre total de pages vues

vendredi 10 janvier 2025

DEUX FRÈRES S’AIDENT EN CORRESPONDANT

LES DEUX FRÈRES BOISVERT sont l’envers l’un de l’autre dans le roman de Nicolas F. Paquin. Malgré tout, ils restent très proches, même si leurs vies empruntent des chemins bien différents. Chénier, le plus âgé, aimerait poursuivre des études, devenir journaliste et, pourquoi pas, écrire un livre. Son père s’y oppose farouchement. Il a besoin d’aide au garage. Pour échapper à la malédiction familiale, il s’enrôle en prenant le nom de l’un de ses cousins. Il n’a pas dix-huit ans. Il se retrouvera sur le front en Europe, participera au grand débarquement sur les rives de Normandie. Ébène déteste l’école et cherche à se faufiler dans le monde du crime. On a les rêves que l’on peut. S’amorce alors une correspondance entre les deux frères que Chénier termine par une seule et même phrase : je t’écrirai encore. D’où le titre du roman. Le militaire est en verve, réfléchit à la nature humaine, à la férocité des combattants quand Ébène a du mal à aligner quelques mots.

 

Tout le récit de Nicolas F. Paquin est un échange épistolaire qui a aujourd’hui perdu la cote avec les médias sociaux. Il n’y a pas si longtemps pourtant, c’était l’unique moyen de garder des liens entre amis, des parents que la vie séparait ou encore de maintenir des contacts avec un amoureux forcé à l’exil par le travail ou d’autres raisons. Chénier y décrit son quotidien, ses rencontres, ses étonnements et les découvertes de l’aventure militaire, surtout ses rêves et ses aspirations malgré un horaire réglé au quart de tour, le débarquement en France et les combats contre les Allemands qui résistent avec acharnement. 

Ébène, le narrateur fait le point sur son parcours, raconte le chemin qu’il a emprunté grâce à son frère.

 

«Je venais d’une famille minable. Je me préparais à le devenir moi aussi. On dit que la vie est un long fleuve tranquille. Je pense que pour certains, c’est plutôt un ruisseau presque sec, fait d’eau qui croupit et qui pue. Mais il arrive que l’eau devienne torrent, puis que le torrent se fasse chute.» (p.8)

 

Bien sûr, Ébène cache alors à son aîné qu’il rêve d’une carrière de criminel en réalisant des exploits peu recommandables. Il veut surtout glaner de l’argent sans faire d’efforts et séduire Anastasia Bilodeau, la plus belle fille de Saint-Jean-d’Iberville qui étudie pour devenir enseignante. Naïf, il ne pense jamais que ses gestes peuvent le mener en prison. Une bien étrange façon de s’y prendre pour attirer le regard de celle qui le vire à l’envers.

 

«J’espérais le plus vite possible voler de mes propres ailes. En attendant, j’allais me contenter de voler tout court. Mon entrée dans le monde des grands avait donc commencé par quelques larcins. Je savais très bien ce que je faisais et je savais pourquoi j’agissais ainsi : j’avais une réputation à bâtir. Pour y parvenir, il fallait que je me fasse la main. La boutique de Roger Boulais était l’endroit tout désigné pour entreprendre ma carrière de criminel.» (p.23)

 

Deux frères unis et tellement différents. Chénier, droit, franc, ouvert, honnête et Ébène qui ne demande qu’à duper ses proches pour gravir les échelons. Un idéaliste qui combat le mal tandis que l’autre cherche à s’enfoncer dans les affaires louches. Faut dire que le père n’aide pas en fermant souvent les yeux sur la ligne qui démarque la légalité et le crime dans son garage. 

Le grand frère fait tout pour soutenir Ébène, lui permettre de sortir de sa coquille, pour qu’il fasse des choix éclairés et devienne quelqu’un de bien dans la vie. 

 

«Je sais que tu n’as jamais aimé l’école, mais ce n’est pas parce que tu n’y retourneras plus que tu dois cesser d’apprendre. Je te propose qu’on s’écrive régulièrement. Toi, tu pourras pratiquer ton français. Moi, je vais pouvoir me confier à quelqu’un. Ici, j’ai plein de bons camarades, mais toi, tu es mon frère, et je veux te revoir pleinement épanoui à mon retour de la guerre.» (p.33)

 

Peut-être que les frères ne sont pas si différents après tout. Les deux cherchent à fuir leur réalité et la fatalité familiale, à casser un moule qui les maintient dans la misère et un travail qui leur permet à peine de survivre.

Ébène finira par rencontrer un homme capable de tout, qui vole l’armée avec impunité. Son rêve peut enfin se concrétiser. Tous les deux opèrent sur la base militaire en dérobant les rations des pilotes d’abord et tout ce qu’ils peuvent trouver et revendre sur le marché noir. 

 

SURVIE

 

Bien sûr, on souhaite que Chénier survive à la guerre et aux affrontements de plus en plus violents alors qu’il pourchasse les résistants allemands sur les routes d’Europe. Il a beau être du côté des vainqueurs, c’est toujours sa peau qu’il risque en s’aventurant dans des villages où chaque maison peut être un piège mortel. Parce que les jeunes soldats allemands combattent avec l’acharnement du désespoir. 

 

«L’enfer existe, Ébène. L’enfer existe, et c’est l’humain qui la crée. Comme il a créé le Diable et Dieu. Mais j’ai la certitude que le paradis existe, mon frère. C’est notre terre et c’est notre cœur, quand on leur offre l’amour qu’on leur doit.

Je t’écrirai encore.

 

Chénier» (p.158)

 

Ébène et son comparse se font prendre dans une opération risquée et il se retrouve dans un cachot, seul, oublié de tous, en marge du monde. Il y vivra la plus terrible des solitudes et aura le temps de réfléchir. Son univers s’écroule. Il s’accroche alors aux lettres de son frère comme à des bouées de sauvetage.

 

ET APRÈS

 

Il y aura la fin de la guerre, la paix, l’amour pour Ébène et l’avenir avec la belle Anastasia. Une formidable résurrection pour lui et une mort tragique pour Chénier, qui ne reviendra jamais d’Europe. Le frère aîné s’est sacrifié en quelque sorte pour sauver Ébène et lui permettre de retrouver le droit chemin. 

 

«Chénier. Je pense encore à lui chaque jour. Je n’ai jamais fait les études qu’il aurait dû faire. Je n’ai jamais su écrire le livre dont il rêvait. Je ne suis pas devenu le grand journaliste que la vie promettait de faire de lui. J’ai cependant agi de mon mieux pour qu’à chaque geste posé, je rembourse à ceux et celles qui sont et qui viendront une dette dont la valeur représente l’homme d’exception qu’il a été.» (p.211)

 

Nicolas F. Paquin décrit admirablement une époque et les bouleversements qui bousculent les frères qui vont dans des directions différentes pour s’affirmer dans leurs désirs et leurs rêves, s’imposer dans un mode hostile et triompher de toutes les embûches.

Et, il y a ceux qui reviennent éclopés, un bras ou une jambe en moins, amoché dans leur être et leur esprit, mais capable de se relever et de faire un parcours enviable parce qu’un ami, un frère leur a sauvé la vie. 

Une page d’histoire que l’on commence à oublier avec tous les conflits qui secouent la planète. Il semble que les humains ne peuvent s’empêcher de commettre les mêmes bêtises, de répéter des folies meurtrières et de courir après des pouvoirs éphémères. 

Bien sûr, il y a des périodes où l’on rêve de paix, d’amour et de fraternité. Nous avons pu y croire dans ma jeunesse quand tout était possible et que beaucoup d’Américains refusaient d’aller se faire tuer au Vietnam. Un grand désir de calme et d’amour qui n’aura duré qu’un moment et qui a vite basculé dans les carnages et les massacres. Bien plus, il y a maintenant la planète qui hoquette et qui va nous obliger à changer des façons de voir et de penser. La civilisation que nous connaissons doit muter parce qu’elle est la source de catastrophes climatiques sans précédent. 

Une réflexion formidable avec Nicolas F. Paquin qui s’avère nécessaire et combien importante dans un monde qui a perdu l’entendement et qui cherche des solutions dans le discours de quelques illuminés particulièrement dangereux! Oui, l’histoire se répète, mais nous en sommes à un tournant où il faut couper avec la pensée belliqueuse pour modifier nos agissements. Il semble bien que ce n’est pas pour demain avec ce qui se dessine aux États-Unis.

 

PAQUIN NICOLAS F. : Je t’écrirai encore, Éditions Mains Libres, Montréal, 216 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/nicolas-f-paquin/je-t-ecrirai-encore.html 

Aucun commentaire:

Publier un commentaire