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vendredi 15 avril 2011

Arlette Fortin livre un dernier récit touchant

L’émotion est grande quand on se penche sur «Clara Tremblay chesseldéenne» d’Arlette Fortin. L’écrivaine décédait quelques mois après avoir terminé ce manuscrit, en août 2009.
Ce récit met un point final à une carrière trop courte, est donc l’ultime rencontre de l’auteure avec ses lecteurs.
 Une vieille dame navigue dans ses quatre-vingt-treize ans et vient d’emménager dans un CHLD. Sa famille lui a un peu forcé la main, il faut dire. Si elle possède toute sa lucidité, son corps connaît des ratés. Le temps est sans pitié. Clara a eu quinze enfants, vivant des joies. Comme les plus grands malheurs. La mort de son fils Bruno, assassiné, reste un moment qui la bouleverse encore, des années plus tard.
«Quand on a le corps en perdition comme je l’ai, les histoires se mélangent dans nos têtes. La vie tout autant que la mort s’emmêlent de nœuds pas défaisables». (p.14)
Clara, qui a toujours été fière et indépendante, se retrouve dans un milieu où tous ont rendez-vous avec la mort. Elle garde la tête haute, s’occupe de ses voisines, ne peut s’empêcher de voir ce qui se passe dans l’établissement.

Quotidien

La confusion, les pertes de mémoire, l’incontinence et la solitude sont le quotidien de tous. Clara partage une chambre avec une mourante.
Elle est chanceuse malgré tout parce que sa fille Julienne lui rend visite une fois par semaine, faisant le voyage depuis son lointain Chicoutimi jusqu’à Québec.
«Parce que nous autres aussi on est du vrai monde. Même dérinchés, maganés d’la voiture, égarés pour d’aucuns, pas capables de grouiller pour d’autres, on est du monde pareil. Du vieux vrai monde  presque fini, mais du vrai monde». (p.24)
Clara lutte pour la dignité et le respect. C’est tout ce qu’on peut revendiquer quand la vie ne tient qu’à un fil, quand le bonheur s’accroche à un sourire ou à un léger attouchement. La considération dans un établissement où le personnel est débordé et qu’il ne peut lui consacrer que quelques minutes par jour est un bien précieux.
«Y s’est passé ça pis y s’est passé aussi une très belle conversation avec la garde qui m’a aidée à me coucher. C’est bien pour dire qu’entre rien faire pour notre bien-être ou faire des presque riens de rien du tout, ça fait une différence très appréciable. Une grosse différence parce que c’est là, précisément dans cette différence-là, que la vie se reconnaît comme étant présente à soi pis aux autres. C’est pour ça que j’arrête pas de me chercher des petites activités de rien du tout.» (p.38)
Un témoignage incisif, une description minutieuse de la vieillesse, des lieux où des gens frappés par la maladie attendent le dernier virage. Clara voudrait bien bousculer les choses, avoir sa chambre et un peu d’intimité, mais avec le temps tout devient impossible. La femme vive et indépendante vivra son dernier jour en chesseldéenne bien malgré elle.
Un récit bouleversant. Arlette Fortin savait certainement qu’elle écrivait là son dernier ouvrage. Un regard sans complaisance sur le vieillissement. Un sujet que la littérature ne fréquente guère et que l’on refuse souvent de voir. Rappelons qu’Arlette Fortin a remporté le prix Robert-Cliche en 2001 avec «C’est la faute au bonheur».

«Clara Tremblay chesseldéenne» d’Arlette Fortin est paru aux Éditions de la Bagnole,

dimanche 10 avril 2011

Catherine Leroux fait une entrée fracassante

Photo Ivanoh Demers, La Presse
 «La marche en forêt» de Catherine Leroux se présente comme un album qui présente plusieurs générations de la famille Brûlé. À commencer par la lointaine ancêtre Alma, une Autochtone farouche qui a connu une vie qui sort de l’ordinaire. Ayant du mal à s’adapter à la sédentarité, elle quitte ses enfants à la mort de son mari, vit l’épopée de la construction du train dans l’Ouest et la guerre des Sécession aux États-Unis. Un personnage qui mériterait un roman à elle seule. Une femme qui vivait avec les hommes et comme les hommes. Certains de ses descendants ont peut-être hérité de son caractère farouche et de sa violence qui peut surgir sans prévenir. Qu’héritons-nous de nos ancêtres? Y aurait-il en nous des pulsions que nous avons du mal à expliquer et à comprendre?
Plus près de nous, les Brûlé s’étourdissent dans les dédales de la vie. Hubert est condamné pour le viol de plusieurs jeunes femmes. Il deviendra prédicateur après avoir connu «l’illumination» en prison. Un fils que son père renie. La rencontre de Normand et Hubert qui cherche le pardon est une scène forte, rare.
«- Le pire, c’est que t’as même pas essayé. T’as rien dit pour expliquer tes actes. Il y a peut-être du monde qui aurait aimé ça comprendre. Il y a peut-être des filles qui se demandent pourquoi ça leur est arrivé. Des gens qui veulent savoir ce qu’ils ont fait de croche pour transformer un bon petit gars en violeur de femmes. Mais au lieu d’expliquer, tu te jettes dans la religion comme si ça réglait tout. Et quand on te demande des comptes, tu réponds en récitant ton catéchisme. C’est pas ça, se racheter. C’est pas répondre à côté, ni laisser le bon Dieu s’en occuper.» (p.286)

Personnages

Les maladies, les décès et les séparations bousculent tout le monde. Cela n’empêche pas les embellies et les moments de grâce. La mort frappe même si on fait tout pour la déjouer. Fernand en remariant une femme beaucoup plus jeune semble défier le temps. Il sera touché dans sa tête et sa mémoire, capable de trahir des secrets refoulés.
Les fils ne sont pas épargnés par le cancer et les maladies du siècle. D’autres décrochent telle Justine qui déménage à Québec pour changer de vie. Elle prendra soin d’un autiste et vivra une relation trouble avec lui. Une autre devient artiste et connaîtra la célébrité en scrutant son passé. Des amours qui s’étiolent, des rencontres qui changent tout. La vie pousse le vivant d’un extrême à l’autre, dans la solitude comme dans la fusion amoureuse. Le lecteur passe d’un personnage à l’autre, tisse des liens et des recoupements en progressant dans une véritable forêt toujours semblable et différente.

Troublant

Plusieurs scènes restent inoubliables. Celle où Alma, après bien des aventures, revient à son lieu d’origine pour s’enterrer vivante.
«Elle s’arrête enfin, lance le bâton au loin et pose les pieds au fond du trou. Un mètre de profondeur, à peine. C’est tout ce qu’il faut. Elle s’y assied. Dans le ciel, des langues de nuages fins traversent les essaims d’étoiles. Le vent est plus doux et les animaux bruissent dans le lointain. Alma ouvre les bras et, d’un geste souple, elle ramène la terre vers elle. La boue tombe sur ses jambes comme une couverture glacée. Elle répète le mouvement avec patience, accueillant le poids du sol sur son corps. Lorsqu’elle se trouve ensevelie des pieds aux hanches, elle s’étend un peu plus et laisse glisser la boue sur son ventre et sa poitrine.» (p.299)
Une mort digne du personnage.
«La marche en forêt» exige que le lecteur se situe continuellement par rapport aux personnages. L’arbre généalogique, en début de l’ouvrage, s’avère indispensable.
Peu à peu on se familiarise avec ces femmes et ces hommes que l’on suit avec grand plaisir.
Catherine Leroux réussit une fresque qui bouscule le temps et l’espace. Une expérience de lecture qui devient une aventure américaine étonnante. Un texte où l’art visuel permet souvent d’apprivoiser le passé. Un roman étonnant et exigeant qui vaut l’effort. On y trouve de véritables perles. C’est peut-être le propre de l’existence. Il y a en chacun de nous des côtés sombres et dérangeants, des aspects que l’on a du mal à considérer.

«La marche en forêt» de Catherine Leroux est publié aux Éditions Alto.
http://www.editionsalto.com/catalogue/marche/

dimanche 3 avril 2011

Une sombre page de l’histoire de l’humanité

L’histoire des Africains vendus comme esclaves reste encore méconnue. Plusieurs dizaines de millions d’individus ont été capturés et réduits à l’état de bétail. 
Les colonies américaines, entre autres, ont utilisé cette main d’œuvre pour la culture du riz, de la canne à sucre et de l’indigo.
Aminata vit auprès de sa mère, une sage-femme, et de son père joaillier. Elle apprend le métier auprès de sa mère même si elle est encore une fillette. Tout serait bien s’il n’y avait cette menace qui plane sur le pays.
«C’était une époque troublée et, sans tous les bouleversements, le mariage entre un Peul et une Bambara n’aurait jamais été permis. Des personnes disparaissaient et les villageois, craignant de tomber aux mains des ravisseurs, formaient de nouvelles alliances avec des villages voisins. Chasseurs et pêcheurs se déplaçaient en groupes. Pendant des jours et des jours, des hommes construisaient des murailles autour des villes et des villages.» (p.25)
Aminata est capturée lors d’une rafle. Son père et sa mère sont égorgés.
S’amorce alors un périple qui durera des mois. Enchaînés, ils doivent marcher vers l’océan Atlantique malgré la pluie, la chaleur, la faim et la maladie. Enfants et femmes enceintes font partie de cette incroyable odyssée. L’une accouche pendant le périple et doit continuer. Animata croit vivre l’enfer, mais elle comprend vite que le pire est à venir. Ils sont entassés dans la cale des navires, enchaînés l’un à l’autre. La maladie, la mort frappe à tous les jours et les cadavres sont jetés à la mer. On leur sert un peu de nourriture dans des auges et des chaudières. Il faut imaginer la senteur des excréments et des cadavres qui colle aux flancs de ces navires. Plusieurs captifs perdent la raison.
La jeune fille s’en tire un peu mieux que les autres. Le médecin la prend sous sa protection et la garde dans son lit. La fillette assiste aux ébats de ce dernier avec les esclaves à tous les soirs ou presque. Elle réussit à se nourrir et aide les autres du mieux qu’elle peut.

Amérique

Elle survit à la traversé et est vendue à un producteur d’indigo qui exploite un domaine près de Charles Town ou Charleston en Caroline du Sud. Elle réussit à se faire une vie en aidant lors des accouchements. Les Noires et certaines Blanches. Elle pense connaître un certain bonheur en épousant un compagnon de traversée. C’est sans compter la convoitise des maîtres qui « aiment bien » les belles esclaves. Son fils lui sera enlevé et vendu. Animata sera achetée par un Juif avec qui elle apprendra la tenue des livres et la littérature. La lecture et l’écriture restant interdites aux esclaves. 
Lors de la guerre d’indépendance des Américains, beaucoup de Noirs ont pris le parti des Britanniques en échange de leur liberté. Ils se retrouvent en Nouvelle-Écosse où on leur a promis la liberté et des terres. Des promesses qui ne seront jamais tenues.
«Ils s’étaient servis de nous de toutes les façons pendant leur guerre. Cuisiniers. Prostituées. Sages-femmes. Soldats. Nous leur avions donné notre nourriture, notre lit, notre sang, nos vies. Et lorsque les propriétaires d’esclaves arrivaient avec leurs histoires et leurs papiers, les Britanniques nous tournaient le dos et les autorisaient à se saisir de nous comme de la marchandise. Notre humiliation ne voulait rien dire pour eux, ni nos vies.» (p. 363)
Animata garde espoir pourtant de retrouver son mari et sa fille May qu’on lui a enlevée. Elle embarque dans le rêve de fonder une colonie libre au Sierra Leone. Ce retour en Afrique la hante depuis toujours. Là encore, malgré la meilleure volonté de quelques Britanniques, les engagements ne seront pas tenus.

Abolitionnistes

Animata finira en Angleterre pour appuyer la lutte des abolitionnistes. Elle connaîtra la célébrité et rédigera ses mémoires tout en ayant la chance de retrouver sa fille.
Lawrence Hill a effectué un travail magistral, s’appuyant sur des faits historiques et des personnages réels pour ancrer l’histoire d’Animata. Une tache sur la mémoire de l’Occident où des millions de personnes ont trouvé la mort dans ce commerce ignoble. Un racisme qui va au-delà de l’entendement. « Animata » fait comprendre et voir l’horreur de l’esclavage. Une tache qui marque à jamais l’histoire de l’Occident. À lire absolument. 

« Animata » est paru aux Éditions de la Pleine lune.

dimanche 27 mars 2011

La douce et lente dérive de Mélissa Verreault

Une hésitation, une sorte de recul a marqué mon entrée dans «Voyage léger» de Mélissa Verreault. Comment expliquer? Question de rythme et de fluidité. Quelque chose grinçait.
C’est ce qui arrive quand on passe trop rapidement d’un livre à un autre. Je venais de refermer «Le seul instant» de Robert Lalonde et que j’en étais encore tout imbibé.
Plusieurs heures plus tard, je suis revenu au roman de Madame Verreault. Miracle: mes hésitations étaient tombées. Rapidement j’ai emboité le pas d’Ariane, une jeune femme qui voit son couple s’enliser et qui décide de secouer sa vie.
«Je suis venue ici pour avoir la paix, mais je me rends compte d’une chose : les lieux ne sont pas paisibles. Le calme est en nous ou n’est pas. J’ajuste la température du jet de la douche, que ce soit bouillant. De quoi faire fondre ce qui résiste. Mes vêtements glissent sur le sol. Il faudrait aller m’en acheter de nouveaux. Ceux-là ne me ressemblent plus. Le corps nu reflété par la glace ne me ressemble pas davantage.» (p.18)

Oublier

Oublier les maux de l’être, les amours qui usent et laissent un goût amer dans la bouche. Les séparations et les voyages dans les pays lointains témoignent de ce désir de casser la routine et de secouer la fadeur des jours.
Ariane oublie de monter dans l’avion et se réfugie dans un hôtel anonyme, un quartier inconnu de sa ville. Peut-elle devenir une autre? Peut-on être ailleurs dans une agglomération que l’on pense connaître? Parce qu’il y a plusieurs villes dans une grande cité. C’est connu, les gens habitent une rue, un quartier et ils ignorent souvent à peu près tout des différents secteurs d’une métropole. Parce qu’une ville reste un lieu connu et abstrait.
«La fuite en trois étapes faciles: j’ai rempli la valise rouge, appelé un taxi et atterri ici. Je n’ai pas fait la vaisselle, j’espère que tu ne m’en voudras pas. De toute façon, j’habitais chez papa depuis presque une semaine, ce n’est pas moi qui ai dû la salir. Prendre soin de ce qui ne m’appartient pas a toujours été ma manière d’éviter d’occuper de moi-même.» (p.83)

La mémoire

On n’abandonne pas sa mémoire en repoussant une porte derrière soi. Ariane plonge dans une forme d’hibernation. Peu à peu un monde se crée autour d’elle. Le surveillant de l’hôtel qui vit accroché à une émission de télévision; un itinérant qui a pris possession du parc. Elle est fascinée par cet individu qui a tout largué pour devenir un homme sans racines et sans liens.
Elle s’installe dans des habitudes, trouve des points d’ancrage. Un café, un bar et une librairie. Elle prend des photos et écrit des cartes postales. Geste que tous les touristes font en voyage.
«Ce n’est pas la fillette ni l’homme que je prendrai en photo, mais ces gens, assis au fond de l’autobus, qui demeurent insensibles à cette complicité touchante, qui se rendent volontairement aveugles à la beauté du moment. Le bonheur leur parle et ils continuent de regarder le rien devant eux, en faisant semblant de ne pas avoir entendu.» (p.164)

Voyage

Souvenirs d’enfance, un père aimant qui fréquente mal les mots, un amoureux de plus en plus lointain, ressurgissent. Il faut du temps pour mettre un peu d’ordre. Elle s’invente des circuits, se perd dans de longues promenades, vit une aventure avec un musicien, se rapproche de ce garçon qui semble séquestré dans le hall de l’hôtel.
«Voyage léger» est un blues, un mal de vivre et d’être, un désir de changer dans son corps et sa tête. Ce roman n’est pas sans rappeler l’atmosphère de Paul Auster où les personnages disparaissent dans leur ville pour se réinventer.
Cette dérive douce nous ramène aux gestes essentiels de la vie. Une plongée qui permet de refaire surface plus loin, plus tard et de retrouver sa vie en étant semblable et un autre. Un mal d’être qui nous emporte dans le labyrinthe des villes et de l’esprit.

«Voyage léger» de Mélissa Verreault est publié aux Éditions La Peuplade. 

mardi 15 mars 2011

Nicole Houde montre un nouveau visage

Nicole Houde, dans «Bancs publics», présente Pierrot le chat, Jean-Eudes, un ami trop tôt parti, Paul-Émile, l’inventeur de «la machine à réconforter» et sa mère qui a atteint «le bout de son âge».
L’écrivaine jongle avec la théorie de l’évolution des espèces, certaines idées de Karl Marx, la théorie du Big Bang et s’infiltre dans le jardin d’Éden où les pommiers «du Bien et du Mal, de la Connaissance et de la Putréfaction», trahissent les secrets. Madame Houde convoque sa Majesté le vent et les chats volants, les fées et les mages. Il n’en faut pas plus pour croire à la révolution ou l’évolution...
L’imaginaire oui, mais il cède devant la réflexion. Un banc au Jardin botanique de Montréal, un arbre perdu dans ses fleurs, un étang, des papillons et il est alors possible d’oublier la respiration difficile et le pas plus lourd.
Le lecteur qui fréquente l’oeuvre de cette écrivaine reconnaît des thèmes qui marquent une oeuvre romanesque très dense. Le passé surgit entre deux gestes, deux mots, un sourire ou un éclat de rire. Les disparus tournent sur la pointe des pieds et chuchotent à l’oreille des vivants.
«À cet instant, tu n’es plus seule sur la route. Tu sens sa présence. Il arrive parfois que des cailloux nous racontent une histoire et dépose le souffle chaud d’une ombre au creux de nos mains.» (p.124)

Gravité

Même en s’amusant, Nicole Houde ne s’éloigne guère de la gravité qui leste ses ouvrages.
«La mort, la vie et tous ces liens ténus qui nous rattachent aux autres ; il s’agit parfois d’un chapeau, d’une rose, d’un chat ou d’une rivière. Variations d’une partition musicale puisque le langage est, parmi ces liens, le plus fondamental.» (p.46)
Des surprises comme toujours, des bonheurs à lire et relire.

«La terre demeure l’ultime interlocutrice de nos conversations. Nous faisons semblant de ne pas l’entendre. Elle réplique en nous donnant de la neige, du soleil, des ancolies et des épervières. Quand nous l’avons suffisamment rendue abstraite, la terre nous regarde avec les yeux d’un homme ou ceux d’un chat.» (p.17)
Il suffit d’une phrase et Madame Houde fait prendre conscience que respirer est un miracle.
«Comme chaque être humain, je suis une histoire contenant beaucoup d’hiers et une foule de personnages ; les miens se frottent l’âme contre l’épais pelage d’un chat musicien. Il s’appelle Pierrot à cause des clairs de lune. Je lui parle de mon père, né et mort d’une soif sans bon sens, je lui parle de ma mère couchée dans une nuit dont elle ne reviendra pas.» (p.32)
Nicole Houde a l’art d’aborder les choses les plus amusantes et les plus graves avec des images qui figent. Il suffit de s’abandonner entre les rires et la réflexion pour saisir une autre facette de cette écrivaine incomparable. Un bonheur.

«Bancs publics» de Nicole Houde est paru aux Éditions de La Pleine lune.

lundi 14 mars 2011

Elena Botchorichvili nous laisse sur notre faim


C’est par « Le tiroir au papillon » que j’ai connu Elena Botchorichvili, une écrivaine née en Georgie, mais vivant à Montréal. Elle écrit en russe et ses ouvrages sont traduits en plusieurs langues. J’aime particulièrement cette romancière qui brosse des tableaux qui font souvent penser à l’univers de Marc Chagall.
« La tête de mon père » un texte « aussi court qu’un poème, avec seulement les moments les plus lumineux. Un roman sténographique » s’attarde au vécu de la famille du narrateur.
Mzia, la mère, a été actrice, ventriloque dans un cirque et reste une femme particulièrement originale. Une très belle femme qui piège tous les regards.
« Ma mère assumait avec légèreté sa gloire d’actrice, comme son chapeau blanc à large bord. « Je suis belle, disait toute sa personne, qu’y puis-je ? » Sa beauté ne s’éparpillait pas entre ses yeux, sa poitrine, ses jambes et ses robes décolletées. C’était tout cela à la fois, plus un je-ne-sais-quoi, tels des mots inexprimés. On ne voyait que le sommet d’un iceberg dont les huit neuvièmes étaient sous l’eau. » (p.18)
Une femme qui possède l’art de faire tourner le monde autour d’elle sans que rien n’y paraisse.

Couple

Le narrateur nous entraîne en Georgie avant la fin du régime communiste. Le père écrit des discours pour les dirigeants. Sa situation dépend de l’essor de ces politiciens ou de leur disgrâce. Toujours en train de noter, de découper des phrases et de préparer ces fameuses allocutions. Il vit aussi la passion malgré les querelles incessantes avec sa femme, les différences et les tensions quasi quotidiennes.
« Il l’imitait en se penchant en avant, vers un miroir invisible, il mettait sa bouche en cœur, il recouvrait ses lèvres d’un rouge invisible et déclarait d’une voix chantante :
- Mon Dieu, comme j’ai vieilli !
Mes parents ont vécu ensemble quarante ans, et mon père n’a jamais remarqué que ma mère boitait, que l’une de ses petites jambes était plus courte que l’autre. Moi non plus, et je fus terriblement surpris quand je dus traduire son entretien avec un médecin, ici, au Canada. Elle compensait ce défaut physique par une démarche chaloupée. » (p.41)
Des êtres qui se blessent et savent se réconcilier avant qu’une parole ou un geste ne provoquent la catastrophe.

Régime

Une belle manière de plonger dans un régime politique qui s’est défait.
« Mon père s’est retrouvé dans la nomenklatura, car il était un ancien combattant. Mais aussi parce qu’il savait écrire. J’ai déjà dit, en effet, que ça, il savait le faire ! Son chauffeur « personnel » nous conduisait à l’école, ma sœur et moi ; notre famille recevait des colis de provisions pour les fêtes ; nous avions nos entrées dans des magasins à accès restreint ; nous étions soignés dans une clinique réservée aux élites du parti ; nous passions nos vacances dans les stations balnéaires. Les postes qu’il avait occupés portaient des titres différents, mais son travail était toujours identique ; il écrivait. » (p.46)
La mer l’été jusqu’à ce que le père décide de déménager la datcha familiale à la montagne.
« C’est là que se trouvait jadis la datcha que nous avons construite, lui et moi, en nous disputant et en maudissant les rondins numérotés qui avaient séché et s’étaient détrempés durant des années, balayés par les vents du village de Tapla qui n’existe plus. Mon père avait démonté, rondin après rondin, sa maison natale au bord de la mer et avait écrit un chiffre au crayon à encre sur chacun d’eux. Oui, ça, il savait le faire : écrire. » (p.7)
Une entreprise qui s’éternise, à l’image de ce pays qui se défait et n’arrive plus à trouver une direction.

Trop court

Elena Botchorichvili évoque un monde qui s’efface peu à peu des mémoires et des récits de famille. Heureusement, les écrivains fouillent les souvenirs et les ramènent à la vie.
Nous ne pouvons que regretter que son récit soit si court. On en voudrait plus. On souhaiterait un « gros roman. Et lourd, pour qu’on puisse casser des noix avec », dit Mzia à son fils. Elle a bien raison, mais le narrateur n’en fait qu’à sa tête bien sûr.

« La tête de mon père » d’Elena Botchorichvili est paru aux Éditions du Boréal.http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/elena-botchorichvili-971.html