«Ils me disent que Georgie ne reviendra pas, que je suis fou, que je n’arriverai pas à recoller les morceaux. Mais ce n’est pas vrai. Ils me disent: «Regarde autour. Regarde. Il n’y a que la ville, les arbres, les gens et les chiens.» Ils me disent que je dois m’accrocher à ce qui est.» (p.13)
Un garçon, perdu dans sa tête, cherche sa soeur Georgie. Elle est disparue, on ne sait où ni comment. Voilà comment le lecteur plonge dans l’univers de «Joies», un court roman d’Anne Guilbault.
Le frère sillonne la ville, reconstitue les parcours que lui et sa sœur ont empruntés des centaines de fois. Si la vie n’est que circuits qui se croisent, il est possible peut-être de tout recommencer. Il marche, se débattant avec des images et des souvenirs après avoir fui l’institut psychiatrique où sa mère l’a enfermé. Peu à peu le lecteur identifie des moments de bonheur, des tragédies qui ont fait éclater l’enfance comme une boule de cristal.
«Tout ce que je vois m’avale. Je marche sans te chercher réellement. J’essaie seulement de retrouver un peu de toi dans ma mémoire. Car j’ai bien compris- il faut bien que je m’y fasse- tu n’es pas perdue dans la ville mais en moi. Voilà pourquoi je me suis arrêté ici, dans cette ruelle. Je dois me convaincre de la réalité, alors que mon instinct me dit que je me trompe. Je dois me faire violence contre tout ce qui bat en moi. Mon instinct me dit que tu ne peux pas disparaître alors que je sais bien que tu as disparu. Je n’ai plus d’instinct qui tienne quand il s’agit de toi. L’espoir est plus fort que la réalité. Mon instinct se moule à la forme de mon espoir.» (p.39)
Il finit par la cerner cette réalité après avoir plongé au plus creux de son existence et de ses souvenirs.
Puzzle
Peu à peu le lecteur découvre ce qui pousse ce garçon dans son délire. Sa vie est un puzzle à reconstituer avec patience. Il cherche à échapper à cette malédiction qui a emporté sa sœur bien-aimée. Pour empoigner les événements qui ont fait basculer son univers et celui de Georgie.
«Ils se tiennent par la main et tombent, font une étoile, forment une ligne droite, un cercle, Georgie rit, on regarde, on regarde, ils planent, la descente n’en finit plus… Puis les parachutes s’ouvrent: un bleu, un rouge, un jaune. On cherche le vert. Il n’est pas là, le vert ! Il n’y a que le bleu, le rouge et le jaune qui se déploient! Les applaudissements de la foule cessent. Puis: le silence… Le silence… le silence… Mère nous enfouit dans sa jupe. Elle tremble. On nous emmène loin d’elle. Pas assez vite. Son cri nous fait hurler aussi.» (p.80)
Georgie n’arrivera jamais à oublier la mort de son père, cette chute fatidique. Elle finira par tomber ou se jeter en bas d’un pont.
«C’est l’histoire d’un tout petit anéantissement personnel, dans la somme des anéantissements de l’humanité. Rien ne m’avait préparé à la chute de ma sœur, bien que je l’eusse attendue à tout moment. On pense se préparer, prévoir les coups… On se croit sans force et déjà anéanti à la seule idée de la catastrophe… mais quand soudain vient le grand craquement, le métal grince et le vacarme s’engouffre en nous. Nous devenons sourds. La parole s’éteint.» (p.88)
Le narrateur, après avoir épuisé l’errance, après avoir retrouvé Tomasz, l’amant de Georgie, recolle les fragments de sa vie par l’écriture. Il peut enfin s’approcher des drames qui ont soufflé sa vie, imaginer une forme de sérénité.
«Au commencement, je ne sais rien du son de ton corps qui éclate en touchant l’eau. Au commencement, il y a le soleil dans tes cheveux. Et ça fait un mal fou dans la tête, la joie.» (p.94)
Il est possible alors de donner une nouvelle direction à la vie. La fin devient un recommencement.
Une écriture d’une densité qui laisse muet. Un souffle qui vous tient à la limite du supportable, de la douleur et de la beauté. Un roman comme un frémissement, de la première à la dernière phrase.
«Joies» d’Anne Guilbault est paru chez XYZ Éditeur.