JE VOULAIS VIVRE QUELQUE CHOSE de particulier avec Les décalages contraires de Mylène
Bouchard, son premier recueil de poésie. Parce qu’un texte du genre échappe à la linéarité ou à l’horizontalité. Les mots se
dressent à la verticale, s’approchent et vous regardent souvent comme un intrus.
J’ai attendu la journée ni trop chaude, ni trop fraîche, pour partir avec le livre,
faire le tour du Parc de la Pointe-Taillon à bicyclette. Une randonnée de
quarante-cinq kilomètres avec des endroits pour se couper du monde, rêver en pleine
forêt. Amorcer la lecture d’un recueil de poésie, c’est se lancer dans une
forme de voyage. Il y a le point de départ, un certain itinéraire et l’arrivée
après des dizaines d’arrêts ou une course qui vous laisse en apnée. Parfois, on
vit la traversée en retenant son souffle, happé par la force du récit, souvent on se demande dans quoi on s’est aventuré et si on va terminer le parcours.
Le jour est juste ce qu’il faut avec des effilochures de brume
ici et là sur le lac, au large, entre Roberval et la gorge de l’Ashuapmushuan.
Sur la plage, près du pavillon d’accueil, une musique tonitruante. Jour de jeux
et de guitares agressantes, de hurlements et de cris. L’impression d’être
attaqué par une station de radio spécialisée dans les vociférations et la vente
de produits inutiles.
Après un kilomètre, le
murmure des vagues me calme, les froissements des feuilles me poussent vers l’arrêt
où des plantes carnivores vous attendent. Il s’agit de la sarracénie pourpre
qui gobe les insectes dans la tourbière, l’emblème floral de Terre-Neuve et du
Labrador.
Des marcheurs envahissent toute la largeur de la piste et je
dois les contourner, des cyclistes foncent, comme dans une étape du Tour de
France. Le soleil me souffle dans le dos et je marmonne le titre du livre de
Mylène Bouchard. Je pense au décalage horaire, quand on perd un morceau de
temps en changeant de pays. Le dictionnaire décrit une distance entre deux
véhicules lors d’une collision. Je ne connaissais pas. Ça me
laisse perplexe et je pédale plus lentement en longeant le lac des castors. Une
odeur de fumée flotte entre les trembles, tout
près. Les campeurs s’attardent derrière, à la lisière de l’eau.
Je pensais m’arrêter au kilomètre Six. Là où je surveille les
hirondelles des sables. Elles volent face au vent du matin au soir, sans répit.
Elles ont déjà pris la direction de l’Amérique du Sud. Cet oiseau effectue le
plus long parcours migratoire en Amérique, est en
déplacement pendant la moitié de l’année.
Je cherche un banc, la paix. Plein de cyclistes partout, même
au relais du Dix. Je continue, le soleil accroché aux guidons. Il semble
vouloir se laisser traîner pendant toute la randonnée.
HISTOIRE
Je m’arrête devant un panneau qui raconte la vie des gens de
Pointe à la Savane. C’était l’appellation du secteur avant Taillon, qu’on
décide d’effacer un pan d’histoire et d’imposer le nom d’un premier ministre. Qui
connaît Louis-Olivier Taillon qui a dirigé le Québec de 1892 à 1896 ? J’aime
Pointe à la Savane. Tellement plus porteur de sens et évocateur. Nous devons protéger
les patronymes d’origines. Serge Bouchard a raison avec Chicoutimi et il
faudrait redonner ses lettres de noblesse à ce parc unique.
Enfin une place libre après le douzième kilomètre, tout près du
site de l’ancien moulin de sciage à vapeur, un peu en retrait, sous
un énorme bouleau qui secoue discrètement ses feuilles. Le lac juste à droite,
en bas de la berge taillée à la hache par les grandes tempêtes d’automne. Mélange
d’épilobes devant et de verges d’or, de jargeau et d’immortelles. Quelques
libellules jouent à s’étourdir.
J’ouvre le recueil après une gorgée d’eau, lisse la page du
plat de la main. Mylène Bouchard a écrit une courte préface, une clef que
l’auteure offre avant la visite des lieux.
À mes yeux, le poète et le voyageur partagent un mode
d’être-dans-le-monde qui se ressemble : tous les deux assurent une
présence véritable, pour leur survie. Portés par une inlassable inspiration,
ils s’engagent pour capter, lire, sentir, mesurer, traduire le monde. (p.7)
Quand je pédale sur la piste du parc, que je disparais dans la
forêt, me réjouis des massifs de fougères qui s’étirent à perte de vue,
m’attarde devant l’entaille d’un castor au bas d’un tremble, je « mesure le
monde ». Le travail des rongeurs dure depuis des semaines et le grand tronc va
basculer dans un fracas de feuilles au milieu de la nuit, tard en septembre. Me
voilà dans mon corps et toutes mes dimensions, là en traversant le canal du
Plateau ou devant un panneau pour lire l’aventure de Joseph Larouche qui s’est
installé à Pointe à la Savane à plus de 80 ans. Un héros qui défrichait pieds
nus en été et qui a rangé sa hache à 95 ans.
Pour moi, voyager, c’est sentir. Écrire, c’est se taire. La poésie
est un art composé de silences, où l’on dit beaucoup avec du blanc. (p.8)
Dire avec « des silences », avec « du blanc ». Pédaler dans
l’espace et le temps, respirer le pays dans le mouvement, surprendre la forêt dans
ses odeurs et ses étonnements ; soupirer en basculant dans une éclaircie ou
devant le spectacle des brasénies qui dessinent des vitraux sur les étangs au
plus haut de l’été. Une plante que j’ai découverte ici, tout près du quinzième
kilomètre. Je m’y arrête à chaque sortie, m’attarde aux reflets sur l’eau, aux frémissements
qui s’inventent et changent de jour en jour. L’impression de flotter sur un grand vitrail d’Harold Bouchard, maître vitrier et de la lumière.
VOYAGE
Lire de la poésie, c’est oublier la tyrannie du récit et
s’imbiber d’un mot, de sa sonorité et de toutes ses rondeurs. Ce n’est plus se
tenir au milieu d’un sentier, mais s’arrêter pour trier des images, les faire
rouler dans sa bouche lentement, les caresser pour en saisir les multiples
facettes. Laisser le poème venir à soi. L’espace disparaît entre vous et ces
mots en équilibre. Tous vibrent comme des gongs, longuement, sans fin avec le
vol des hirondelles. Je me penche, fais signe au poème d’approcher, cherche sa
douceur, le creux qu’il fait dans le monde.
Comment aimer
Décalée
Dans la fin contraire
À tout ce que j’imagine (p.11)
Ces mots « décalés », accrochés au milieu de la page sans
jamais perdre l’équilibre. Je lis à haute voix devant les épilobes, les frottements
des feuilles du bouleau au-dessus de ma tête. Déshabiller le poème en demeurant immobile, ouvrir les strophes dans toute leur longueur et leur largeur. « Aimer,
décalée, fin contraire ». Je ne bouge plus et les mots approchent.
« Comment aimer ? » La parole de Mylène Bouchard tout près de ce carré de verges d’or, du lac qu’elle connaît si bien et qui fait la planche dans le matin. Son verbe de criquets et de sauterelles pince les cordes de l’air.
« Comment aimer ? » La parole de Mylène Bouchard tout près de ce carré de verges d’or, du lac qu’elle connaît si bien et qui fait la planche dans le matin. Son verbe de criquets et de sauterelles pince les cordes de l’air.
Je me presse dans le pré dupe l’élan
J’ai vu percer
Ta voix dans la brume aiguë
Derrière la porte (p.13)
Le texte dans le vol irrégulier de la libellule qui suit le
souffle du poème, le je et le toi. Le voyage sur l’horizon, tout près de
sa main. Le pré, la voix de l’autre, la brume derrière la porte. Je murmure jusqu’à ce la strophe se fende comme une noisette, laisse la place à
la musique. Juste « le bruit des choses vivantes » comme dit si bien Élise
Turcotte. La respiration des épilobes me porte et me berce. Un appel du huard m’avale.
J’ai l’impression d'effleurer des mots qui pèsent enfin de tout leur poids dans
le jour.
Je reprends la piste, lesté de quelques poèmes. Des
voix courent dans la forêt où les cyprès s’appuient les uns sur les autres. Je
roule dans un tunnel végétal, dans les racines de l’ombre, frôlant les murs de
la pinède. La mousse grimpe aux troncs des arbres et s’y fait les griffes. L’air
imbibé de résine, des mots de Mylène Bouchard m’attendent dans une courbe. Le
poème m’étourdit avec le frappe à bord qui ne me lâche plus.
TOURBIÈRE
Je débouche sur la savane, les étangs boueux à gauche et à
droite, les hautes herbes tressées serrées, les iris semés ici et là comme des tâches de couleur, les bosquets qui oscillent et dissimulent l’orignal peut-être. J’ai
eu la chance d’en surprendre un à quelques reprises juste un peu plus loin,
tout près de la pointe Chevrette. Je ne peux plus échapper au soleil. Il enfonce
ses ongles dans mes épaules et va faire la traversée avec moi. Des mots vibrent
avec les sauterelles qui rebondissent sur la poussière de pierre.
J’avais du temps
Pour aller nulle part
Je fuyais pour revenir
Trois fois mieux (p.26)
Avancé, recul, poussé et retour. Lire en zigzaguant, chercher avec
un geste de la main pour retenir une poignée de vent sur sa poitrine. Je
m’arrête et avale un peu d’eau, tends les doigts et effleurent les herbes pour
qu’elles existent, pour saluer les canards qui se dissimulent tout près. « Je
fuyais pour revenir ». « Du temps pour aller nulle part ». Partir et ne jamais
bouger, chanter et se taire, pédaler et être toujours devant le canal Adélard.
L’air chaud broute les étangs odoriférants, secoue les crinières qui se bercent
dans la patience du midi.
Ça va trop vite
Dans la tête de nos enfants
Qu’adviendra-t-il
Des choses lentes (p.33)
Parole de rêveur qui jongle et s’étourdit dans ses réponses.
Chant étouffé dans le creux d’une étroite calvette. Que reste-t-il « des choses
lentes », de ce temps qui s’étire sur la galerie ou brûle le sable ? Des jours
qui durent des années ? Pourquoi cette hâte de la mort ?
POINTE
CHEVRETTE
Je voulais surprendre le silence, près de la rivière
Péribonka, ouvrir le poème devant l’église qui luit comme une pierre tombale de
l’autre, m’allonger dans mon regard au bout du quai pour flotter sur une page.
Beaucoup de visiteurs, d’enfants qui sondent la plage. Je
m’installe en retrait, sur un banc à l’ombre. Une fillette blonde touche l’eau de
ses mains et rit. De l’autre côté, les camions se plaignent. Si bruyants. Sacrilège
des moteurs, casseurs de silence et de poésie.
Je retrouve mon vélo, m’attarde devant l’histoire des Boulianne
qui ont acheté la pointe au siècle dernier et qui accueillaient les voyageurs.
Il reste une île grugée par l’érosion qui rappelle leur existence. Deux grues
s’envolent en poussant des cris rauques. Je file et trouve un banc dans une
courbe de la Péribonka. Que des épinettes autour de moi, rêveuses et patientes.
L’eau lisse de la rivière avec des veines plus pâles au milieu. « Des chemins
sur le lac », répétait mon père, des fils qui vous tirent vers le grand large,
face à Roberval.
On va sous les étoiles
S’embrasser sur la montagne
On va faire des enfants
Sous le nord qui danse (p.76)
Je pense à Louis Hémon qui était peut-être ici il y a plus de
cent ans. Il fumait sa pipe devant la rivière patiente comme la vie et les mots
qui se bousculaient dans sa tête. Elle est là la grande rivière des Innus,
immuable et pourtant si changeante. J’effleure la page en évitant de toucher le
poème pour ne pas l’effaroucher.
Les décalages contraires
C’est vivre à l’envers
Marcher sur les mains
Ne pas arriver du même bord
Conjuguer les départs
Se rejoindre au centre du monde (p.50)
« Se rejoindre au centre du monde », au milieu de l’être, en
plein coeur de ses mains. Partir de tous les horizons pour se recroqueviller
dans un lieu où l’un devient un autre.
Des cyclistes approchent avec des surplus de rires et de cris. Parler
pour chasser sa peur du silence, pour éviter la poésie qui vous regarde dans
les yeux. Je m’éloigne, roule pendant un kilomètre et m’arrête devant une
affiche. Une femme y raconte que la maison voisine, tout près d’ici, était
hantée. Les meubles bougeaient dans la cuisine. Les murs geignaient. Cette demeure,
madame, était le refuge d’un poète qu’on refusait d’écouter.
Je veux danser marcher sur les crêtes
Être prisonnière de la neige
J’irai là-haut me réfugier. (p.122)
Je m’agenouille devant les fougères et me drape d’un foulard
de mousse. Je repars et suis peut-être ce tamia qui s’enfuit, cette forêt de
pins alignés comme un escadron de militaires. Il fait trop sombre, je veux la
lumière, le plein feu du soleil.
RETOUR
Je grimpe la plus forte pente, descends, m’étourdis sur le dos
des collines qui se faufilent entre les marais herbus. Je croise un couple. La femme
marche devant et l’homme traîne en arrière. Silencieux, égarés, si loin de
leurs mots. Je ralentis. Peut-être que je devrais revenir sur
mes pas et leur lire un poème.
Je ne demande pas grand-chose
De l’amour
Du sens
De l’amour et du sens désordonnés (p.141)
Peut-être, que la marcheuse exige de l’amour et lui n’arrive
pas à en trouver. Le soleil bascule maintenant. La journée s’écrase dans les
comptonies voyageuses. Je m’arrête au milieu de la tourbière. Les cyprès se
tordent devant et les longues herbes mordent l’ourlet de la piste. Ma gourde est
vide et je termine ma lecture assis sur la table du kiosque. Après, je suis étonné
d’être là, partout autour de moi. Comment bouger ou pédaler avec les poèmes qui
me possèdent ? Enfouir quelques images ici, dans le sol pour qu’elles germent
au printemps et surprennent les passants.
Je touche le livre de Mylène Bouchard et j’ai peur d’éparpiller
ses mots sur le gravier. Faudra le retrouver dans le soir, devant le jour qui s’enfonce
dans une lueur inquiétante au bout de la plage. La poésie s’apprivoise quand on
y revient souvent pour s’imbiber, chanter et écouter, se perdre dans un silence
de commencement du monde.
Je m’échappe de la tourbière et file sur la piste, le long du lac qui
prend feu dans ses vagues. Je roule et les mots m’étourdissent. Les fougères frémissent
et se plaignent de mon impatience. La poésie m’a jeté dans cette grande boucle, la forêt et revenir en moi comme quand on se laisse aller dans le sommeil. Tout
ce calme, ce recueillement dans un bel instant de vie, un livre qui ouvre le monde.
BOUCHARD MYLÈNE, LES DÉCALAGES
CONTRAIRES, Éditions MÉMOIRE D’ENCRIER,
2019, 160 pages, 17,00 $.
http://memoiredencrier.com/les-decalages-contraires/
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