GENEVIÈVE BOUDREAU PUBLIE vingt-huit nouvelles sous
un titre un peu intrigant : La vie au-dehors.
Vivre dehors, dans la nature dit-on, « aller dehors, jouer dehors »,
respirer au milieu d’un champ ou d’un boisé pour se dresser devant le soleil, le
vent et la pluie. En quatrième de couverture on peut surprendre cette
phrase : « La vie au-dehors, c’est celle qui se déroule loin de la ville,
loin de la protection qu’offrent les murs, la proximité des êtres. » Voilà qui
nous convie à la campagne, dans un espace de recommencements,
un monde parfois apaisant, souvent inquiétant. Un certain isolement aussi qui
permet d'apprivoiser le silence, de ne pas avoir à tout expliquer ou raconter.
C’est surtout des travaux qui se bousculent.
Les nouvelles de Geneviève Boudreau nous entraînent à la ferme,
autour des maisons, au bout d’un champ, dans une remise ou une grange, un
boisé, des lieux connus et familiers. J’ai eu l’impression de replonger dans le
monde de mon enfance, de retrouver les bêtes qui happaient nos journées, les
silences de mon père après un jour d’efforts, se berçant sur la galerie, dans
le soir qui se calmait.
La campagne, c’est confronter de grands et petits drames, des
animaux qu’il faut nourrir et guérir souvent, abattre quand la maladie s’impose.
Des rituels exigeants, le carcan des saisons qui emportent tout et broient les
rêves, font oublier nos rêves. Tout ce temps qui tourne autour de soi malgré
les promesses du matin, les poussées du soleil et les appels des corneilles intarissables.
Tout passe, tout s’use près de mots qui n’arrivent plus à toucher ses proches. Le
silence imbibe l’espace. Les personnages sont là, quasi immobiles, aux
aguets, incapables de se déprendre de soi. Ou encore, ils brassent des phrases
pour s’étourdir, s’éloignent pour éviter la réalité. Les saisons prennent les couples
par la taille, imposent des pas et des enfermements difficiles à secouer.
Sa femme pose les yeux sur lui longuement avant de les reporter
sur la fumée, le visage fermé. Elle lève la main comme pour lui faire une mise
en garde et la laisse retomber d’un geste las. C’est assez pour le convaincre
de sortir. (p.14)
Une vie à esquiver la parole tranchante qui prétend tout expliquer,
qui étourdit et anesthésie. Des mots comme une pommade sur une douleur
musculaire, un amour qui s’est éloigné sur la pointe des pieds, un rêve que
l’on surveille dans un trou de l’horizon en se mordant les lèvres.
SILENCE
Geneviève Boudreau traduit magnifiquement les forces
telluriques, les gestes idéalisés par nos yeux de vacanciers qui n’ont pas à se
préoccuper du lendemain. Cette paix qui masque les drames, les frustrations,
des colères qui saisissent à la gorge, des échecs qui laissent abasourdis. Les
hommes et les femmes de madame Boudreau sont souvent ligotés dans un mutisme étouffant,
incapables de toucher l’autre par peur de montrer sa vulnérabilité. Ils se
côtoient en étant presque des étrangers, répètent des gestes, se surveillent, s’isolent
et renoncent peut-être à ce monde qu’ils ne possèdent plus.
Dans le bois, l’enfant éprouve la lourdeur d’une pelle, la force
qu’il faut pour creuser. Le premier chien, celui des jeux et des confidences, y
pourrit sous l’humus léger du sol. À la brunante, on ne sait plus si c’est le
chien ou les coyotes qui appellent. On apprend l’ombre, l’indistinct,
l’innommé. On apprend à craindre ce qui ne peut être vu, ce qui parfois passe
dans le regard des hommes ; le sauvage, l’indompté. (p.50)
J’aime ce tremblement derrière un geste à peine esquissé, le
regard ou le mot anodin. Tout ce qui couve, étouffe et laisse un peu égaré dans
son corps. Terrible apprentissage qui fait abdiquer devant les jours où la vie
et la mort se tiennent les mains, côtoyer des drames sans s’effaroucher,
maîtriser la peur lorsqu’il faut abattre une bête. Vivre au-dehors, c’est l’obligation
de devenir stoïque, de s’abandonner à des jours qui vous emportent
imperceptiblement comme l’eau d’une rivière indomptable.
COMPRÉHENSION
Vivre à l’extérieur, c’est voir par le corps, se mesurer aux
saisons et aux intempéries, aux demandes des bêtes, satisfaire une routine
abrutissante, se confronter à la mort que tous prennent à bras le corps. Au
bout d’un rang, dans les collines d’une plaine tranquille, il faut se colletailler
avec tout ce qui respire et exige des gestes d’une cruauté terrible. C’est
peut-être aussi s’endurcir, masquer sa tendresse, se méfier des mots et des
phrases qui deviennent souvent trop lourdes. J’ai revécu ce moment où, encore
adolescent, j’ai dû tuer un mouton malade qui aurait pu contaminer le troupeau.
Le geste qu’il fallait, sans se dérober, sans protester même si ça me
retournait l’âme. Se montrer impitoyable devant les rires de mes frères,
apprendre à être maître de la mort. Est-ce cela devenir adulte ?
Dans la pénombre relative de la grange, les yeux de la fille et de
la bête unissent leur réprobation, revêtent un même noir, sans reflet. Un noir
où tu ne vois rien d’autre que toi-même. Tu n’aurais jamais cru si semblables
les yeux des enfants et des chevaux. Peut-être ta fille a-t-elle toujours eu ce
regard. (p.55)
Toutes ces présences qui vous cernent et vous happent, tous les
drames dans un champ où les animaux font leur devoir de bêtes, la lisière du
bois où les jeunes voisins s’exercent à la cruauté. Les saisons qui vous
poussent vers vous, apprennent à voir autrement, à vous résigner peut-être avec
la conscience d’être passé à côté d’une vie. La force de la nature
change tout, ne cesse de secouer votre propre fragilité. C’est surtout se recroqueviller
dans un regard qui laisse lourd de questions, s’attarder entre deux gestes
avant que la mort ne s’avance.
Lorsqu’on s’y arrête l’hiver, le village est une bête couchée qui
a froid, dont on entend claquer les os, les clous dans les vieilles planches de
bois de maisons devenues aveugles et sans lumière. Les bâtisses sont trop
proches pour rien dans l’infini des terres. On attend que la neige les étouffe,
tandis qu’au loin les fermes éclairées se saluent, bien droites. (p.78)
Ces textes ont fait surgir une foule de souvenirs, des moments
où je retrouvais mon père dans ses travaux, ma mère près de la fenêtre de la
cuisine pour savoir où en était le jour, les bêtes lourdes et patientes que
j’allais rassembler dans la rosée du matin avec le chant des merles, l’œil du
cheval qui réussissait toujours à s’évader de l’étable. Une grande leçon de vie
où l’homme et la femme habitent un espace, baissent la tête devant la nature qui
s’impose dans sa tranquillité et toute sa force.
Vivre hors les murs, c’est accepter le langage des bêtes et des
saisons, la cruauté et la douceur, désapprendre pour saisir le poids de sa
réalité qui peut tout révéler et dissimuler en même temps.
Mon grand-père passe ses journées adossé à la fenêtre, sans
trouver matière à s’y évader. Regarde dehors, c’est plutôt faire l’inventaire
des dernières fois : le dernier érable coupé, la dernière virée à
l’étable, la dernière tomate cueillie dans la dernière serre du dernier été où
il pouvait encore marcher. Le dernier été où il pouvait être un homme.
Bientôt : la dernière fois où il aura vu sa cour. Sa dernière semaine dans
sa maison. Surtout, parler température. Parler des visites : qui est venu,
qui viendra. Parler travail, obligations, horaire. Il ne m’écoute pas. (p.100)
J’ai pensé à mon père, recroquevillé dans la maladie de
Parkinson, n’étant plus qu’un regard devant la fenêtre où il usait ses jours,
surveillant les allées et les gestes des gens au garage, de l’autre côté de la
rue.
Marcher lentement dans la vieillesse, se retirer des tâches,
des jours qui vous étourdissaient en vous donnaient l’impression d’être indestructible.
Devenir un homme dans une chaise qui écrase les secondes de ses soupirs, n’entend
plus sa petite-fille qui tente de le retenir avec des banalités.
Ces nouvelles touchent l’essentiel, la mort, l’amour, la perte
de soi, l’amitié qui s’exprime dans un regard ou le drame qui arrive dans un
éclatement, à cause d’une négligence et qui laisse dans une solitude étouffante.
Surtout, Geneviève Boudreau, nous apprend à voir et à écouter,
à saisir le moment qui se défile, qui secoue les choses et les émotions. Des
textes vibrants où le non-dit devient une présence troublante. Une écriture belle
de simplicité, de mots qui pèsent de tout leur poids. Encore une fois, la magie
et la force de la littérature, des nouvelles qui me font lever la tête devant les
premières outardes à s'aventurer dans le ciel de ce matin frisquet, me demander où j’en
suis dans cette course qui n’a jamais arrêté de me bousculer. Vivre, c’est
peut-être jongler avec une petite question sans jamais trouver de réponse.
BOUDREAU GENEVIÈVE, LA VIE AU-DEHORS, Éditions BORÉAL, 2019, 168 pages, 19,95 $.
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