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jeudi 13 juin 2019

L’UTOPIE RESTE BIEN VIVANTE

Photo Journal Métro
JE NE SAIS TROP comment aborder le roman de Simon Leduc, une fresque au titre un peu étrange : L’évasion d’Arthur ou la commune d’Hochelaga. Un ouvrage qui déstabilise, fascine, peut éloigner certains lecteurs avec ses multiples personnages qui vont dans toutes les directions et qui s’expriment souvent dans une langue rugeuse. Des enfants, des éclopés, des perdus, des marginaux, des déviants qui bousculent un quotidien qui étouffe. Tous demandent une autre manière de respirer et tentent de s’en sortir. Nous voici dans une société réelle et merveilleuse qui m’a fait songer aux exclus et aux sans-abri qui se regroupaient au Moyen Âge pour vivre selon leur volonté et leurs propres lois.
  
Tout tourne autour d’Arthur (le même prénom que le fameux chevalier de la Table ronde), un petit garçon qui subit l’intimidation à l’école, vit la séparation de ses parents qui se disputent à son sujet et qui ont des idées bien différentes en ce qui concerne son éducation et son avenir. Il a l’impression d’être une boule de billard qui rebondit partout et qui ne contrôle rien de sa jeune vie. Il ne lui reste qu’à prendre la fuite dans son monde personnel. Autrement dit à se réfugier dans sa bulle.
Le père, préposé aux patients dans un hôpital, roule à vélo hiver comme été. Un écologiste avant l’heure qui recycle tout ce qu’il trouve sur les trottoirs, refuse la société de consommation et ne se préoccupe pas trop des écarts de conduite de son fils. Sa mère Anne, une intervenante de rue, est anxieuse et craintive parce qu’elle a vécu avec les éclopés et ces jeunes qui ont décroché. Elle a un emploi plus stable, mais doit affronter le stress et se sent terriblement seule devant un garçon qu’elle a du mal à comprendre. Elle finira par accepter qu’Arthur prenne le fameux Ritalin (la panacée de tous les malaises) pour le calmer et mieux l’intégrer à l’école. Les médicaments, il faudrait lire les drogues, sont la solution maintenant pour faire disparaître toutes les difficultés que l’on rencontre. Anne elle-même utilisera certaines petites pilules pour triompher de la fatigue qu’elle transporte d’un jour à l’autre. Il y a toujours une dragée de couleur vive pour combattre le stress ou encore endormir ses craintes devant une vie de plus en plus exigeante.

Rien pour arranger les affaires avec Arthur. Il s’enfonce en lui-même. Ni Pierre ni elle n’arrivent à autre chose que de lui pousser davantage le crâne entre les épaules. Regarde le marcher, voûté comme un punk qui a DROP OUT tatoué en grosses lettres sur le front. C’est certainement pas son père qui va le sortir de cette attitude-là. Mais elle, est-elle capable de mieux ? Est-elle un modèle positif pour lui ? (p.25)

Simon Leduc brasse toutes les cartes dans un secteur de la ville de Montréal, le quartier Hochelaga, où des éclopés s’affrontent et survivent en prenant souvent des décisions qui étonnent. Tout se cristallise autour d’une école désaffectée qui devient peu à peu un refuge pour les sans-abri, ceux qui souffrent de problèmes de santé mentale, n’arrivent pas à avoir le pas que la société impose. Arthur y trouve un milieu où respirer, rêver et être soi, y retrouve son père qui travaille avec certains décrocheurs. Tous imaginent une autre manière de dompter les jours, de faire face à leurs difficultés. Arthur s’épanouit dans ce groupe de marginaux où on lui demande juste d’être lui tout comme Pierre qui peut enfin croire qu’il peut aider ses semblables en les écoutant et les faisant écrire. Tout ces survivants transforment l’école, améliorent leurs conditions de vie et inventent une forteresse dans la ville. C’est le meilleur des mondes.

JEUNESSE

Je n’ai pu m’empêcher de penser aux communes qui avaient la cote dans les années 70 et qui fleurissaient le temps d’une saison pour disparaître presque aussi rapidement qu’elles étaient nées. Le roman de Simon Leduc n’est pas daté, mais on retrouve des idées qui circulaient au Québec et qui fascinaient des hommes et des femmes, souvent des scolarisés qui sortaient des facultés de philosophie ou de sociologie, des enseignants qui voulaient culbuter la société en s’accrochant à des théories politiques connues. J’ai côtoyé ces « missionnaires » qui jonglaient avec des slogans quand j’ai milité à la CSN comme président de mon syndicat. Des marxistes, des léninistes et des trotskystes. Il y en avait pour tous les goûts. Ces obsédés prenaient un malin plaisir à mettre des grains de sable dans les engrenages de notre organisme. Des gens qui vivaient dans une autre réalité et qui rêvaient d’un grand soir où tout basculerait. Ils étaient tellement prévisibles. Tous savaient exactement ce qu’ils allaient dire avant même qu’ils ne se lèvent et « partent leur cassette ».

Il faut lutter, décrète le gars du Comité du fuck toute est politique. Son nom, c’est Olivier Martel. Le poing levé, il repart sa cassette : il faut détruire ce monde de marde, foutre le bordel solide. Peut-être bien, lui répond-on, mais on n’est pas prêts à lancer une offensive frontale non plus. Faut s’intégrer davantage au milieu, en faire le noyau solide et indispensable de la communauté. (p.154)

Ce genre de discours, je l’ai entendu des centaines de fois et ces croisés avaient souvent l’art de faire perdre patience à bien des militants. Je me souviens des envolées de Michel Chartrand contre ces convertis de la dernière heure qui tentaient de se servir du mouvement syndical pour arriver à leur fin.

MONDE PARALLÈLE

Ces marginaux se débrouillent avec les moyens du bord, deviennent inventifs et créatifs. Et si une communauté différente était possible, si une autre façon de faire permettait de bousculer les choses. Je suis incorrigible. J’aime le rêve et peut-être l’utopie, croire que le poids de la vie n’est pas immuable. La littérature est là pour secouer cette réalité, ouvrir des portes et des fenêtres, faire entrevoir autre chose. Alors, pourquoi ne pas suivre ces éclopés qui cherchent par tous les moyens à transformer leur sort et à se dessiner une nouvelle existence ?

Tout le monde n’a-t-il pas envie d’appartenir à une histoire ? Arthur ne connaît pas encore la cruauté des histoires que racontent les autres. Histoires de docteurs, de psychiatres, de travailleurs sociaux, histoires de malades, de fous, d’immigrants, de musulmans, de journalistes, de chauffeurs d’autobus et de taxi. Histoires de cellules, de pilules, histoires de vie et de mort. Barbe bleue en a assez des histoires. Mais quand un enfant lui en conte une, il essayer de changer de ton. (p.130)

La commune d’Hochelaga devient un refuge pour Arthur et un endroit où il peut oublier le  poids de sa vie, l’intimidation et les exigences des dominants. Le rêve est beau pour lui et plusieurs autres. Demain peut prendre une couleur différente. Même Barbe bleue qui faisait si peur à Arthur au début se transforme en une sorte de guide dans sa folie et ses obsessions, ses fantasmes et ses visions. Tous peuvent espérer dans ce milieu où l’entraide, le partage, l’amitié imposent ses lois. Tout pourrait aller, mais la nouvelle société repose sur des bases gangrenées, les purs et durs, les militants aveugles refusent tous les compromis et cherchent la confrontation qui ne peut que se retourner contre eux.
 
UTOPIE

Notre société est capable de tout absorber, même la belle colère qui a fait sortir les carrés rouges. Le gouvernement de Jean Charest a su les manipuler et est parvenu à les épuiser. Un refus s’est transformé peu à peu en défoulement collectif qui se grisait au son des casseroles. L’étincelle du départ a vite été oubliée. Comment survivre à toutes ces tentatives de récupération ?

La bourgeoisie essaye de nous contrôler pis de nous neutraliser depuis des siècles. Elle assomme le prolétariat avec le travail, pis ceux qui arrivent pas à se trouver de job, elle les endort avec de la télé, de la bière pis des pilules. Pendant que le bourge moyen fait son frais en mangeant bio pis en se payant des psys pour se plaindre du vide de son existence, nous autres, ici, on souffre pour de vrai. (p.195)

L’affrontement est inévitable. Une véritable guerre de tranchées, sans pitié, une insurrection où le quartier Hochelaga devient une forteresse dans la ville. On sait qui va l’emporter, mais j’ai aimé croire que tout pouvait être autrement. Des péripéties, des hommes et des femmes qui se révèlent, des preuves d’amitié qui donnent des frissons. Il est si rare qu’un écrivain confronte ces sujets, décrive une expérience de vie différente et mette en scène nos tares et nos claudications. Les auteurs ont plutôt tendance à s’enfermer dans l’individuel et se contentent de suivre un gars ou une fille en abordant la dimension politique et sociale par ricochet.
Simon Leduc présente des personnages attachants, joue de tous les accords de la langue pour nous entraîner dans un milieu qui ne fait que des victimes. L’écrivain plonge dans des fresques, des mouvements de foule et arrive fort habilement à nous emporter. Une épopée qui vous sort de votre confort et qui m’a rappelé ma volonté de changer le monde par l’écriture, il y a si longtemps. C’est ce qui m’avait poussé à m’installer dans une grande maison de ferme à La Doré, mon village d’origine, au bout d’un rang quasi abandonné après mes études universitaires. Nous étions quelques-uns à secouer les obligations quotidiennes et à transformer nos jours en fête continue. Certains se prenaient pour des missionnaires et d’autres, comme moi, voulaient juste la paix, la nature tout autour, digérer cette enfance que j’avais perdu en m’exilant en ville pour l’amour des livres. Le petit groupe s’est vite disloqué, parce que nous étions tous contaminés par la société. C’est ce qui arrive dans la fresque de Leduc.
Un vrai bonheur que cette histoire qui repose sur une tornade langagière et idéologique. Parce qu’on le sait, la langue est un outil formidable de domination et d’exploitation. Chacun doit s’installer dans son propre vocabulaire pour survivre. 
Simon Leduc m’a fait connaître des moments magiques et surtout m’a rappelé que l’utopie, malgré tous les échecs, reste bien vivante. Il faut y croire et la littérature est là pour nous l’illustrer. L’impossible est toujours possible. Un roman à lire, une aventure qui ne nous laisse pas indemne. Un souffle inquiétant et fascinant.


L’ÉVASION D’ARTHUR OU LA COMMUNE D’HOCHELAGA de SIMON LEDUC vient de paraître aux ÉDITIONS LE QUARTANIER, 2019, 342 pages, 26,95 $.




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