JACK KEROUAC A SOUVENT mentionné ses origines
bretonnes, répétant que ses ancêtres étaient des nobles écossais qui avaient
migré en Bretagne pour y prospérer. Il a tenté plusieurs fois de retrouver celui
(surtout lors d’un bref séjour en Bretagne) qui serait venu en Nouvelle-France
pour combattre aux côtés du marquis de Montcalm. Tout comme les Kérouac
d’Amérique, l’écrivain a entretenu une légende où il était question d’un trésor
caché ou perdu qui appartenait à sa famille. C’est cela que Léo, le père de
Jack, racontait à son fils quand il était encore un tout petit garçon qui
s’émerveillait du monde à Lowell. Était-ce un fantasme ou un mythe que le temps
avait magnifié après bien des versions ? La verve des conteurs, on le sait, transforme
la réalité et permet d’inventer les plus belles fables.
Comme dans toutes les familles francophones d’Amérique, il a
fallu qu’un ancêtre s’embarque dans un bateau pour traverser l’Atlantique pour s’installer sur les rives du Saint-Laurent, épouser une femme et s'occuper de
nombreux enfants comme le voulait l’époque. Patricia Dagier et Hervé Quéméner
ont eu la bonne idée, pour souligner le cinquantième anniversaire de la mort de
Jack Kerouac, de réactualiser leur ouvrage qui révèle les origines bretonnes de
cet écrivain mondialement célébré. Une enquête difficile et patiente qui devient
rapidement une aventure singulière en Nouvelle-France. La première mouture de
ce livre remonte à 1999 et une version enrichie paraît en 2009. C’est cette recherche
que les deux auteurs ont choisi de rééditer.
Lors de fouilles minutieuses et que l’on devine ardues, ces limiers
se sont transformés en Sherlock Holmes pour réussir à retrouver l’ancêtre de
Jack Kerouac dans les archives et reconstituer si l’on veut les tribulations de
Urbain-François le Bivouac, le jeune garçon qui a traversé l’océan pour
s’installer au Canada où il laissera une descendance.
La famille d’Urbain-François vivait à Huelgoat en Bretagne et pratiquait
le métier de notaire depuis plusieurs générations. Le père, plutôt ambitieux,
entendait faire sa place dans la bonne société de son époque et ne dédaignait
pas les marques de reconnaissance de son milieu.
J’adore ces personnages qui font la grande et surtout la petite
histoire. Et comme je m’intéresse à Jack Kerouac depuis fort longtemps, je ne
pouvais rater cette recherche, même en retard. Qui n’a pas rêvé au Québec,
pendant les années soixante-dix, de prendre la route comme le célèbre romancier
et d’aller au jour le jour sans se soucier de l’avenir ? Un idéal qui nous
faisait voir un seul aspect des choses, masquant une réalité que l’on découvre
quand on se penche un tant soit peu sur l’œuvre et les tribulations de Kerouac.
Son alcoolisme, son incapacité à gagner sa vie, sa relation trouble avec Gabrielle,
sa mère, son irresponsabilité et sa fuite de tout engagement sauf envers sa
passion des mots. Devenue veuve, sa mère travaillera dans une manufacture de
chaussures à New York pendant que Ti-Jean malmenait une machine à écrire pour
inventer ses histoires. On pourrait aussi s’attarder longtemps à son ambiguïté
sexuelle, ses beuveries quotidiennes même quand la popularité a fini par le
rattraper.
NOTABLES
La famille des origines était constituée de notables bien
établis dans leur ville, et le père François-Joachim Le Bihan de Keroac cherche
par tous les moyens à faire sa place dans la société de son époque. Ses fils
doivent suivre ses traces et avoir une conduite irréprochable. Nous sommes en
1720, quarante ans avant la Conquête ou la Défaite qui fera basculer la Nouvelle-France
dans le giron de l’Angleterre.
Urbain-François sera notaire comme son père et son grand-père
et doit faire des études en droit. Il reçoit une éducation stricte avec ses
frères plus âgés et tous doivent travailler dans l’entreprise familiale, faire
un long apprentissage avant de pouvoir parapher les contrats et autres
documents, acquérir du prestige dans le milieu et devenir de bons bourgeois qui
courtisent les gens d’influences, les nobles et le clergé. Rien qui ne destine
le plus jeune des Le Bihan de Keroac à partir sur un bateau et à aller
s’installer en Amérique, ce pays de forêts et de moustiques où un homme de loi
a très peu à faire.
ACCUSATIONS
Tout va comme dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où Urbain-François
est accusé de vol par des proches. Il a dix-huit ans. C’est là la pire des
infamies pour le notaire et pour ceux qui doivent œuvrer dans une entreprise
qui doit être irréprochable. Pour laver sa réputation, François-Joachim, plutôt
orgueilleux et têtu, intente un procès
qui se terminera mal.
Le scandale du 23 septembre 1720 vient contrecarrer toutes les
ambitions que le père d’Urbain-François nourrissait pour lui. Défrayer ainsi la
chronique n’est pas chose commune pour un jeune homme de bonne famille. Surtout
dans une petite ville comme Huelgoat où il convient de filer droit. (p.25)
Les Le Bihan de Keroac sont éclaboussés même si les témoignages
restent un peu flous et peu précis en ce qui concerne les délits qu’aurait pu
commettre le garçon. La réputation des gens de loi est entachée et la carrière
du jeune homme est compromise. Il faut faire quelque chose et frapper un grand
coup pour rétablir la bonne renommée de la famille.
Pourquoi ne pas envoyer Urbain-François au Canada et mettre un
terme à toutes ses frasques ? Cap sur la Nouvelle-France ! Contraint à l’exil,
forcé de prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat,
« Monsieur Urbain » a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique. (p.61)
On le retrouve en Nouvelle-France en 1727. Dès son arrivée au
Canada, le nouvel arrivant se comporte de façon plutôt étrange. Le jeune homme fait
tout pour se perdre dans la nature en quelque sorte. Comme s’il voulait effacer
au fur et à mesure ses déplacements sur les rives du Saint-Laurent. Autrement
dit, il prend un malin plaisir à multiplier les identités pour brouiller les
pistes et se faire oublier. On peut le retracer dans certains actes notariés de
l’époque où il signe différemment chaque fois. Il change de noms selon les endroits
et les circonstances.
Il se fera coureur des bois et voyageur d’abord pour s’adonner
au commerce des fourrures et s’enrichir le plus rapidement possible comme
nombre d’arrivants cherchaient à le faire. Il apprend les langues indiennes et
se déplace souvent pour ses affaires, ne semble vouloir s’installer nulle part
jusqu’à ce qu’il croise Louise Bernier.
Mais il n’était pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que
la famille de Louise finirait bien par le retrouver et le ramener sur les lieux
de son crime. C’est en effet un crime que d’engrosser une jeune mineure. Et
c’est traité comme tel par les autorités judiciaires qui donnent le choix aux
criminels soit d’épouser les pauvres filles qui se sont laissées prendre soit
de servir à perpétuité comme forçat dans les galères du Roi. Lorsque les
victimes sont très jeunes et disent avoir été abusées sous promesse de mariage,
le fautif se voit jugé pour crime de rapt. Il peut être condamné à mort. (p.90)
Un mariage forcé avec cette jeune fille qui sort à peine de
l’adolescence. Urbain-François a l’art de se mettre les pieds dans les plats si
on peut dire et il n’a guère le choix s’il veut calmer son nouvel entourage.
Nous sommes à Cap-Saint-Ignace. Il aura trois garçons avec Louise et disparaîtra
au début de la trentaine, de mort naturelle à ce qu’il semble.
Il laisse sa veuve et ses enfants dans la misère.
Urbain-François est cousu de dettes, a filouté un peu tout le monde et dépensé
l’argent des autres. La pauvre Louise ne peut rien faire, surtout pas garder la
propriété que son mari avait acquise et jamais payée. Elle doit retourner chez
ses parents et les orphelins vivront chichement.
PARODIE
Pourquoi cette parodie et cette kyrielle d’identités qu’emprunte
le Breton ? Comme s’il cherchait à semer tous ceux qui auraient eu l’intention
de le retrouver. Il voulait brouiller les pistes et faire en sorte que son
passé ne puisse le rattraper en Nouvelle-France, certainement. Il avait peut-être
aussi l’idée de faire fortune rapidement et après avoir accumulé un bon
magot, de disparaître pour retourner en Bretagne et prendre sa revanche sur une
société qui l’avait banni. Avec ses multiples patronymes, il pensait échapper à
toutes les poursuites et son épouse Louise ne pourrait jamais le retracer. Sauf
que la mort lui a joué un vilain tour.
Les fils de Louise et d’Urbain-François donneront la grande lignée
des Kérouac d’Amérique. Le frère Marie Victorin, très connu au Québec pour ses
travaux scientifiques et ses écrits, est l’un des descendants de ce personnage singulier.
Les Kérouac entretiendront des légendes autour d’un héritage et
d’un trésor, faisant plusieurs voyages en Bretagne pour mettre la main sur ce
qui leur est dû, ciblant des Bretons qui n’a rien à voir avec eux.
Les descendants d’Urbain-François Le Bihan de Kervoac ne vont
désormais avoir de cesse de se pencher sur leurs origines, leur but étant
évidemment de pouvoir accrocher leurs branches généalogiques à celles des
illustres familles bretonnes desquelles ils sont présumés descendre… … Et comme
il n’y a évidemment pas de famille « Le Brice de Kéroack » dans les nombreux
nobiliaires, ils vont faire le grand écart et jeter leur dévolu sur une famille
portant à leur goût un nom suffisamment ressemblant, susceptible de faire
illusions : la famille de Kerouartz. Un second mythe est né. (p.137)
Urbain-François a tellement bien brouillé les pistes que les chercheurs
n’arriveront jamais à faire des liens. Même les Le Bihan de Kervoac s’arrangeront
avec la loi lors du décès de celui-ci, établissant des documents pour le rayer
de la liste des héritiers et usurper les orphelins et la veuve du Canada. Tout
pour garder la fortune entre les mains de la branche bretonne et ne rien
partager. Pour des notaires, on aurait pu attendre beaucoup mieux que ces
manœuvres indécentes et discutables. Il semble bien que tous dans la famille avaient
un appétit démesuré pour l’argent.
ENQUÊTE
Le travail de Dagier et Quéméner est jumelé aux grandes étapes
de la courte vie de Jack Kerouac en Amérique. Les auteurs s’attardent à son
comportement, ses agissements et on peut presque faire des parallèles entre
l’ancêtre lointain et l’écrivain qui refusait toutes responsabilités. Je pense
à Yan, sa fille, qui aurait bien eu besoin de son attention quand il a commencé
à avoir du succès parce qu’elle a connu des moments difficiles. Jamais il n’a
voulu la reconnaître malgré toutes les preuves de sa paternité. Il fera en
sorte qu’elle ne touche pas un sou et que tout revienne à Stella qui gérera l’oeuvre
de Jack qui reste bien vivante.
La fortune de Kerouac, les droits sur toute sa production
littéraire qui continue de se vendre dans le monde entier, est entre les mains
de la famille Sampas puisque Gabrielle Lévesque, qui a hérité de son fils, a
elle-même légué l’héritage à Stella Sampas, la dernière épouse. (p.172)
La seule descendante de Jack a été privée de son héritage, de
son trésor, par l’entêtement de son père tout comme ses lointains ancêtres, les
garçons de Louise et Urbain-François l’ont été par la famille bretonne. L’histoire
se répète. Quand on sait que le manuscrit original de Sur la route a été vendu plus de deux millions de dollars, on reste
dubitatif.
Une recherche fascinante que Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne qui complète la
biographie de Gerald Nicosia, Memory Babe
qui s’attarde à la vie de l’écrivain au jour le jour, tout comme le Jack Kérouac de Victor-Lévy Beaulieu qui
tente de rapatrier le fils de Gabrielle et Léo pour le mettre bien au chaud dans le corpus de
la littérature québécoise par ses thèmes, sa pensée et ses croyances
religieuses. Voilà qui permet de mieux comprendre les légendes que Jack entretenait
sur ses ancêtres et qui prouve qu’il touchait un certain fond de vérité. À lire
pour ceux qui s’intéressent au père de la Beat Generation.
JACK KEROUAC, DE L’AMÉRIQUE À LA
BRETAGNE de PATRICIA DAGIER
ET HERVÉ QUÉMÉNER vient de paraître aux ÉDITIONS LE MOT ET LE RESTE, 2019, 186 pages, 29,95 $.
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