J’AI AMORCÉ MA LECTURE d’Un lien familial de Nadine Bismuth, tout doucement, sur la pointe
des pieds, me laissant emporter par une histoire où les couples se défont. Les héritiers
sont ballottés entre les parents qui se perdent, se détestent, doivent se voir
parce qu’ils partagent la garde de leur progéniture. Des problématiques
quotidiennes, des gestes qui remplissent le jour du matin au soir. Soins aux petits,
l’école, le gardiennage, les lunchs, les maladies, les mensonges, le travail
qui vous aspire, la grisaille que l’on accepte au nom de l’enfant et peut-être
aussi par lâcheté. Il reste à se stimuler dans une aventure avec une collègue
ou un proche quand on n’a pas le courage de prendre la situation par les cornes
et de tout bousculer. Et puis après
une centaine de pages, j’ai décroché, un peu par lassitude, n’arrivant pas à m’émouvoir
avec Magalie, Mathieu, Sophie, Guillaume et les enfants. Même si Monique, la
mère de Magalie, se met de la partie avec un nouvel amoureux après des années
de veuvage.
Des semaines plus tard, j’ai recommencé
ma lecture, me disant que j’avais peut-être raté un grand moment. Un peu
partout dans les médias on parlait de ce roman avec des qualificatifs qui prenaient
des proportions inquiétantes. Une histoire toute simple pourtant, banale qui
aurait pu être la mienne ou celle d’un proche. On le sait, maintenant, les
couples sont faits d’argile et il suffit d’une bourrasque pour que tout vole en
morceaux.
Peut-être aussi parce que les joies
du quotidien, les cachotteries, les mensonges pour vivre une double existence,
les exigences de la nouvelle flamme qui demande toute l’attention me poussaient
dans en terrain mille fois exploré en littérature. Et cette Magalie qui fait
comme si de rien n’était, qui se tait par lâcheté, qui trouve toutes les
raisons du monde de ne rien dire. Bien sûr, il y a sa fille Charlotte, mais
elle tient surtout à protéger sa vie bien douillette. C’est gentil,
sympathique, que je me répétais, mais il me semble qu’il faut plus quand on
décide de s’aventurer dans une fiction. Un roman est-il une copie collée de la
réalité ?
Nadine Bismuth ne lève jamais
la tête, prend plaisir on dirait à noter minutieusement ce qui arrive à ses
personnages, en se collant à eux pour leur souffler dans le cou. Une sorte de
roman-réalité comme on le fait à la télévision. En général, ce genre de prose m’ennuie.
J’aime un espace où me faufiler, me perdre, rêver, réinventer le monde en
suivant une écriture qui s’aventure hors des sentiers battus. Un texte qui vous
accroche comme ma chatte qui enfonce ses griffes dans l’écorce d’un arbre.
J’ai recommencé ma lecture, mettant
les pieds dans les empreintes de ma première tentative, pas trop convaincu, essayant
de trouver un élan et ce plaisir si précieux que je vis souvent avec les romanciers
et les poètes.
Les cent premières pages sont
grises et monotones comme les sanglots
longs d’un certain monsieur Verlaine. C’est peut-être la fausseté que je déteste
par-dessus tout, la duperie dans laquelle les personnages de Nadine Bismuth baignent
pour protéger leur petit confort et leur carrière. Les enfants ont le dos large
dans cette couardise. Elle aurait pu choisir comme titre : Les lâchetés au quotidien.
Je n’en peux plus des cachotteries, des mensonges, des noms de
code ésotériques sur nos écrans de cellulaire, quand on se texte ou qu’on
s’appelle. C’était excitant au début, mais plus maintenant. Je veux être avec
toi tout le temps, Mathieu, devant tout le monde, et c’est ce que tu dois
vouloir toi aussi puisque tu dis que tu m’aimes. (p.11)
Cet ultimatum est lancé par
Sophie qui présente l’intrigue du roman dans une sorte de préface. La maîtresse
de Mathieu, un personnage secondaire qui restera toujours dans les coulisses et
à qui l’écrivaine ne s’intéresse guère. Une drôle de manière de nous pousser
dans ces histoires. Et puis j’ai commencé à aller de l’un à l’autre, comme dans
ces soirées mondaines où l’on trinque sans jamais pouvoir amorcer une
conversation, comme si chacun donnait sa version des faits et plaidait sa cause
devant un conseiller matrimonial qui est là pour aider à voir clair, à réparer
les pots sans qu’il y ait trop de dommages collatéraux.
ANNABELLE
Et il y a une femme qui fait
les manchettes. Une certaine Annabelle Juneau disparaît. Des gens l’ont vue
avec un homme et tous imaginent le pire. On connaît le dénouement de ce genre de
catastrophe. La télévision est friande de ces tragédies et nous matraque de
témoignages et de larmes pendant des jours quand un drame intime devient
national. Agression, meurtre, viol, l’actualité nous a habitués à de tels
scénarios. Cette femme, grâce aux médias, hante un peu tout le monde.
Pendant ce temps, Monique la
mère de Magalie vit un nouvel amour avec André. Mathieu trompe Magalie avec
Sophie et Magalie en fait autant avec son partenaire de travail. Dans une
rencontre familiale, Guillaume, le fils d’André, policier de son état, séparé de
Karine est attiré par la belle Magalie. Il est facile d’imaginer le reste.
La fille de Monique, Magalie, est une grande brune, mince et jolie.
Elle porte une robe noire dont elle a roulé les manches jusqu’aux coudes et des
ballerines léopard. Ses joues sont parsemées de taches de rousseur et elle a
les traits un peu fatigués, mais derrière ses cernes bleutés, son regard gris
perle est vif et intelligent. (p.41)
Un chassé-croisé d’aventures,
d’attirances, de ruptures, de retrouvailles, de duperies, tout va dans le même
sens et tous cherchent une forme de bonheur tranquille qui semble avoir la queue bien glissante pour reprendre
la belle formule d’Abla Farhoud.
PIÈGE
J’ai fini par me prendre au
jeu de Nadine Bismuth. À suivre les turpitudes de la vie de ces couples qui font
jour de partout. Pas de grandes surprises. Guillaume fait tout pour revoir
Magalie, faisant même rénover sa cuisine en y laissant des dizaines de milliers
de dollars.
Et puis tout s’effrite, comme
si tous se donnaient le mot. Monique rompt avec André en apprenant un bout de
son passé, Magalie va en faire autant avec Mathieu, vivra un moment torride avec Guillaume, mais rien ne peut plus
arriver. Comme dans un jeu où toutes les quilles finissent par se retrouver par
terre. On a beau vouloir s’accrocher, rien ne peut arrêter cette glissade.
Bref, les signes d’un pardon me semblaient s’être manifestés, et
c’est pourquoi lorsque Mathieu, une fois
de retour à l’appartement, avait poursuivi le remplissage de sa valise, ma
confusion avait été encore plus grande. Après tout, ne prétendait-il pas
m’avoir choisie, moi, et non elle, et cela pas plus tard qu’avant hier ?
Pourquoi ne voulait-il donc pas me pardonner un comportement semblable au sien
? (p.239)
Et me voilà empêtré dans le
tricot de ces couples qui pourraient être mes voisins. Tout se défait,
s’écroule, même l’entreprise où travaille Magalie parce qu’ils n’ont pas pris au
sérieux le message désespéré d’Annabelle Juneau qui a inventé tout un scénario
pour masquer son suicide. Étrange comme manipulation, comme mensonge, mais elle
devient une héroïne et un symbole… On peut faire ça maintenant avec les réseaux
sociaux.
Et me voilà à souhaiter que
tout clique entre Guillaume et Magalie, mais ce serait trop simple. Nadine
Bismuth tape sur le clou de l’effritement des couples et pas question d’avoir
une embellie, un nouvel amour qui lève la tête. Tous foncent à des vitesses
variables dans le mur.
Comment dire ? L’écrivaine ne m’a
guère secoué, mais elle est parvenue à me retenir avec tous les petits
rebondissements de cette histoire qui se donne une portée sociale avec la
détresse d’Annabelle Juneau.
Plusieurs femmes n’ont pas tardé à s’identifier au drame
d’Annabelle Juneau ; en quelques heures, celle-ci a cessé d’être l’illuminée du
Carrefour Laval qui avait mis en scène sa disparition pour devenir le symbole
de toutes ces mères épuisées et écrasées par les idéaux auxquels il est
impossible de se conformer. (p.296)
Il faut dire que Nadine
Bismuth possède l’art des aquarelles et qu’elle vous emporte avec ces petites
doses qui finissent par créer une forme de dépendance. C’est un travail
particulier, certainement, une pratique d’écriture difficile que je n’aurais
pas l’habileté de mener à terme. J’ai aimé somme toute m’étourdir dans les
affres de la vie ordinaire avec Magalie et les autres, dans les turbulences de
ces couples qui posent le genou au sol. Et puis, il faut le dire, ce n’est pas
le genre de roman qui vous bouleverse et vous remue. On partage les jours des
personnages et on passe à autre chose, en espérant connaître de grands moments
de lecture, un peu comme Magalie peut-être quand elle part en vacances avec sa
mère pour tout mettre derrière elle… Nadine Bismuth est une habile tricoteuse
du quotidien et elle finit par vous happer avec tous les petits drames de la
vie ordinaire.
UN LIEN FAMILIAL, roman de NADINE BISMUTH, publié chez BORÉAL
ÉDITEUR, 2018, 329 pages, 27,95 $.
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