LES RÊVES FONT PARTIE de nos nuits et s'aventurent parfois en plein jour. Certains nous titillent longtemps
et nous permettent de réaliser des choses étonnantes. Ils peuvent être à
l’origine d’œuvres littéraires fascinantes. Je connais des écrivains qui rêvent
leurs histoires avant d’en faire des livres. Je pense aussi à ce cauchemar que
j’ai placé au début de mon carnet L’enfant
qui ne voulait plus dormir. Une histoire de destruction qui m’a suivi pendant
des jours et que j’ai exorcisée par l’écriture. Heureusement, à peu près tous
les rêves se diluent dans les premières gorgées de son café. On dit qu’ils sont
là pour « nettoyer l’esprit » et calmer certaines angoisses. Chose certaine,
cela permet de comprendre le fonctionnement complexe du cerveau qui possède des
dimensions ignorées. Il me semble téméraire cependant de vouloir leur trouver
une signification précise, de chercher à les classer pour en faire une science
exacte.
J’ai hésité sur les premières pages du roman de
Louis-Philippe Hébert. Je ne sais trop, un certain vague, un flou, une réalité
qui nous échappe. Et ce James, animateur vedette d’une émission scientifique à
la télévision, rêveur obsédé qui note ses cauchemars et tente de les analyser. Il
suit une thérapie, participe à des rencontres avec un groupe qui se
débat avec des phobies. La narration nous déroute souvent et nous ne savons
plus qui raconte l’histoire. Mais qui dit que le monde des rêves est linéaire
et rassurant comme la physique quantique ?
Et il est arrivé ce qui arrive souvent : je me suis laissé prendre
par ce texte qui ne cesse de nous bousculer et de se dérober. Louis-Philippe
Hébert possède ce talent de nous faire perdre pied et de nous étourdir.
James Cook ne veut plus fermer
l’oeil. Est-ce possible ? Il semblerait que l’on ne peut résister qu’une
douzaine de jours sans dormir. Il s’ensuit après de graves problèmes de santé,
d’équilibre et de perceptions. Toutes les fonctions normales du corps sont
altérées.
Et comment ne pas penser encore à mon carnet, à l’enfant que
j’ai été et qui ne voulait plus dormir par peur de la mort ? Décidément,
Louis-Philippe Hébert touchait des peurs et des obsessions que j’ai
soigneusement camouflées par l’écriture.
COMPRENDRE
James glisse peu à peu dans une sorte d’état second où il
dérive entre la veille et le sommeil. Il bascule dans des cauchemars où il est écrasé,
étouffe et n’arrive plus à respirer. Le pire des supplices. Et puis cela m’a
frappé. Le personnage d’Hébert porte le même nom que l’explorateur, celui qui a
été le premier Européen à aborder l’Australie, la nouvelle Calédonie et Hawaï.
Ce navigateur a été aussi le premier à faire le tour de l’Antarctique.
Peut-être que l’écrivain veut nous faire comprendre que le rêve est un
continent à découvrir et qu’un explorateur doit être un grand rêveur. Jacques
Cartier et Samuel de Champlain avaient certainement un bel imaginaire. Il faut
rêver longtemps pour penser marcher sur la Lune ou les planètes de notre
voisinage. Jules Verne ne s’en est pas privé.
Plusieurs
fois, tu as vécu cet étrange passage entre le rêve et la réalité. Colportant du
rêve à la réalité des préoccupations qui ne la concernaient pas. Il y a
vraiment deux mondes qui ne doivent pas emprunter l’un à l’autre, car ils ont
leurs propres exigences, leurs extravagances et leur matière capricieuse. Nous
nous imaginons durant toute une vie que l’un de ces deux mondes triomphera. Que
la mort décidera pour le rêve, et qu’il faudra laisser derrière nous la
réalité. Alors que, de toute évidence, un état n’est pas possible sans l’autre.
Et le fait de combattre l’un ou l’autre n’entraînera jamais d’issue
victorieuse. (p.17)
Il y a des dimensions de l’esprit que nous ne pouvons appréhender
que par le rêve. Une sorte de monde secret que nous avons du mal à comprendre
et qui peut effaroucher par certains aspects.
Pourtant, de grandes découvertes, les théories de l’univers
par exemple, des concepts qui ont changé notre vision du monde, même si nous
avons du mal à les assimiler, viennent d’abord du rêve. Il faut imaginer le
monde pour le comprendre et percer certains de ses secrets. Que serait la
connaissance sans ces chercheurs ? Einstein a répété que l’important était l’imaginaire.
Mais le rêve éveillé a-t-il un lien avec celui du sommeil qui nous fait glisser
dans des dimensions qui deviennent souvent cauchemardesques ?
RÉFLEXION
Le roman de Louis-Philippe Hébert est une véritable exploration
du réel ou ce que nous pensons être la réalité. Qui sommes-nous dans l’univers
et à quoi correspondent nos rêves ? Avons-nous en nous des dimensions que nous ignorons
? James entraîne son réalisateur dans ses obsessions, tente de voir clair, de
trouver une façon de comprendre ce qui se passe en lui.
C’est
le docteur Mortier qui, le premier, te suggéra de les transcrire et de noter
l’heure de tes cauchemars. N’importe quel psy t’aurait dit la même chose. Et
toi, tu as vu dans cette suggestion une démarche qui pouvait te plaire. Une
solution scientifique. Tu t’es appliqué. Tu as voulu vérifier les occurrences à
ton cadran même avec tes yeux de presbyte. Prendre conscience du moment de la
nuit où tes ennemis intérieurs te hantaient. Je crois que le psychanalyste
voulait ainsi créer une distance, disons objective, entre tes cauchemars et la
réalité. Mais toi, tu as voulu mesurer l’immesurable. (p.29)
Un événement perturbe le narrateur. Sa servante, en voulant se
faufiler d’une pièce à l’autre, reste coincée entre deux cheminées. On la
retrouve quelques jours plus tard et elle ne s’en remettra jamais. Elle a perdu
l’esprit. C’est certainement ce qui attend le narrateur. On ne peut se glisser
dans une autre dimension sans tout risquer, sans perdre ce que l’on appelle notre
bon sens.
Le
rêve : voilà donc un théâtre sans critique, sans analyste véritable. C’est
pourtant le théâtre le plus répandu : un théâtre universel où chaque nuit
des milliards de spectateurs et d’acteurs à la fois se retrouvent, créant leur
décor, dirigeant la mise en scène, pour qu’il se produise quelque chose qu’ils
seront les seuls à voir. Pour qu’un ange transmette un message, combien de
nuits d’orgie devaient avoir lieu… (p.79)
Comme de raison, tout cela finit par la mort. Le fameux boa
qui a poursuivi James pendant son combat finit par l’emporter. La mort est-elle
un rêve ou un cauchemar ? Pourquoi l’esprit nous entraîne-t-il dans des
dimensions où nous perdons tout ? Pourquoi rêver la mort ?
Le
rêveur n’a plus qu’à descendre plus profondément dans la mine. Parce que, dans
les couches les plus profondes, là où le rêveur n’a plus aucun contrôle sur le
film qui se déroule, là où il n’y a même plus de projecteur, là, dans
l’obscurité complète, là n’importe quel intrus peut agir à sa guise, là réside
la vérité. Pas d’effort à fournir. Pourquoi se forcer ? La bonne vieille
routine devrait suffire. Celle du tunnel, du couloir, de la grotte dont
l’animateur n’arrive plus à s’extirper, l’endroit où James étouffe. Même plus
besoin d’inventer une astuce pour le faire entrer là-dedans. Le prendre au piège.
Il y va de lui-même maintenant. Mais il faut creuser la mine, et c’est leur
travail. Chaque jour, chaque nuit, ils recommencent. Car les couloirs de la
mine se remplissent aussitôt après le réveil…(p.129)
Un livre menaçant, étonnant, qui est venu me chercher dans
mes peurs et mes obsessions. Une narration qui bascule dans des raccourcis
fréquents, où l’on n’est plus certain d’être ce que nous sommes. Hébert m’a
souvent dérouté et, en même temps, m’a fait parcourir un territoire qui me semblait
connu. Tous les grands rêveurs sont peut-être passagers d’un même navire.
Nous ne sommes pas plus rassurés après les 101 fiches de
James ou du réalisateur. Comme nous n’en savons guère plus sur la mécanique du
rêve et son rôle. Tout est toujours à recommencer dans cette aventure. J’avoue
avoir eu un peu peur d’aller au lit en lisant ce roman qui vous pousse dans des
territoires que vous n’aimez guère fréquenter.
Oui, il y a encore des continents à découvrir, mais ils sont
dans notre cerveau. Et il semble que l’on ne peut s’aventurer dans ces
dimensions qu’en risquant sa peau ou en s’abandonnant à tous les rêves.
JAMES
OU LES HABITS TROP AMPLES DU BOA CONSTRICTOR de LOUIS-PHILIPPE
HÉBERT est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 290 pages, 30,00 $.
PROCHAINE CHRONIQUE :
DOUX DÉMENT de GILLES
ARCHAMBAULT
publié chez BORÉAL ÉDITEUR.
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