QUE RESTE-T-IL DE ceux qui
ont quitté la France en 1642 pour venir à Montréal, où « tous les arbres pouvaient
dissimuler son Iroquois sanguinaire ». Jeanne Mance et Maisonneuve voulaient partager
leur foi avec les peuples autochtones et fonder une colonie où tous vivraient
en harmonie. Les fondateurs avaient la certitude d’avoir la vérité dans leurs
bagages et manifestaient une ouverture d’esprit peu fréquente à l’époque. Une
attitude bien différente de celle des Espagnols qui, obnubilés par l’or, ont
massacré des populations.
Montréal est maintenant une
ville cosmopolite où plusieurs groupes d’origines différentes cohabitent.
Plusieurs quartiers sont des territoires fermés. Il suffit d’une rue ou d’un
trottoir pour tracer une frontière. Je pense à certaines communautés qui
s’installent dans des lieux circonscrits pour vivre en autarcie. Cela n’est pas
sans inquiéter les Québécois francophones qui sentent le caractère de leur
ville s’étioler. Beaucoup se plaignent aussi de la poussée de la langue
anglaise depuis des années. Les arrivants deviennent ainsi le sujet de tensions
entre les groupes et sont souvent un enjeu politique.
Comment cerner le Montréal de
maintenant ? L’Ouest anglophone coupé de l’Est francophone par la rue
Saint-Laurent, une véritable frontière entre les nantis et les plus démunis. La
barrière linguistique accentue encore le phénomène. Il en est ainsi depuis fort
longtemps même si les bornes se déplacent dans la ville. Certains quartiers
font la renommée de la grande cité ou sa désespérance. Pensons au
Plateau-Mont-Royal où j’ai vécu longtemps parce que les loyers y étaient
abordables. Ce n’est plus le cas.
Partout, des populations
vivent dans une certaine autarcie et sont peu portées à aller vers l’autre.
C’est le propre de toutes les grandes villes du monde. Cette problématique a
fait l’objet de fictions où Montréal se coupe du Québec pour devenir une
forteresse moyenâgeuse où différentes ethnies s’affrontent. Je pense à Jean
Basile et son admirable Piano-trompette
et Michel Vézina qui, dans Zone 5,
fait de la ville une citadelle.
C’est
vers 2017 que les premières guérites seront érigées entre les quartiers
d’Outremont et du Mille-End, puis aux entrées, un peu plus tard la même année,
des autres quartiers chics de Montréal. Petit à petit, la ville, puis la région
métropolitaine au complet, seront divisées en quatre catégories de zones
distinctes… (p.13)
Aurélien Boivin qui a publié
un ouvrage important sur les Contes,
légendes et récits touchant l’île de Montréal fait une remarque
intéressante dans sa préface.
Il est toutefois un constat certes étonnant, du
moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un ou
l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire
Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants.
Francine Noël et Gabrielle
Roy ont décrit formidablement des quartiers de cette ville.
Francophones, hassidiques,
musulmans, populations d’origines grecques italiennes et haïtiennes tentent de
vivre en harmonie. Cette diversité en fait applaudir certains et en inquiète
d’autres. Est-ce que l’esprit des fondateurs a marqué Montréal ? Qu’en est-il
de l’utopie de Jeanne Mance et Maisonneuve ?
Elle s’en vient
apporter l’éternité à des êtres qui ne la connaissent pas. Accessoirement, elle
s’en vient aussi soigner les corps, puisqu’elle est infirmière et chargée de
fonder un hôpital dans une ville qui n’existe pas encore. Mais c’est d’être
passeur d’éternité, surtout, qui la fait vibrer. (p.10)
Une mission qui fait
peut-être sourire maintenant. Les fondateurs rêvaient pourtant d’apporter l’éternité à des peuples qui avaient été
oubliés dans les terreurs et les aberrations d’une pensée qui n’avait pas connu
le rachat et le sacrifice du Christ. Ces missionnaires se savaient des porteurs
de lumière et agissaient au nom d’un idéal qui exigeait tout de leur vie.
MISSION
Certains plus que d’autres
sont attirés par l’étranger et le différent. C’est le cas de Markus Kohen, un
jeune hassidique qui fréquente Françoise Bouchard, une francophone plutôt
hostile à cette communauté. Sa famille ignore tout de ce jeune homme et
apprendra sa présence après le décès de leur mère.
La fille enseigne le français
aux arrivants et le fils est scripteur pour le cinéma et la télévision. Son
petit-fils cherche une forme de spiritualité et un sens à sa vie. Comme bien
des jeunes, il part vers l’ailleurs, vivra un long séjour en Inde pour trouver
peut-être. Pour certains, la vérité se cache dans le plus lointain du monde et
pour d’autres, il suffit de traverser la rue.
Un curé pratique des
exorcismes et chasse les démons, Virginie Hébert, une ancienne religieuse en
révolte contre l’église, s’occupe des itinérants, particulièrement des
autochtones, souvent dépendants de l’alcool et de la drogue. Elle est la Jeanne
Mance de maintenant avec son idéal de justice et de partage.
RENCONTRE
Nous vivons les premiers
temps de la colonie où la peur, la faim et le froid hantent les migrants. La
guerre contre l’Iroquois prend fin avec la Grande Paix de Montréal en 1701 et
la colonie peut respirer. Il y a aussi les embûches que le clergé de Québec ne
cesse de multiplier pour contrecarrer ce projet, les mesquineries et les
entêtements des gouverneurs. La rivalité entre Québec et Montréal remonte à
l’arrivée de Jeanne Mance et Maisonneuve.
Dès le début,
il ne vient que misères et vexations de Kebecq et de ses gouverneurs, irrités
des ambitions démesurées de ce qu’ils ont baptisé avec dérision la Folle Entreprise. Emprisonnement du
canonnier de Paul, qui a osé lancer une salve en l’honneur de son anniversaire,
tentatives d’extorsion sur les sommes et les recrues destinées à Montréal,
retranchement brutal de ses appointements, imposition des denrées, menaces
diverses, mesquinerie générale qui trouvera des formes sans cesse inédites à la
faveur des gouverneurs qui se succèdent à Kebecq : Monsieur de Montmagny,
Monsieur de Lauson, Monsieur d’Argenson, Monsieur de Mésy, Monsieur de Tracy…
Plus les officiels changent, plus l’hostilité reste la même, quand elle ne
s’accroît pas. (p.84)
Pour retrouver l’esprit des
fondateurs, il faut descendre dans les rues, s’arrêter devant Charlie l’itinérant
inuit ou Tobi le Mohawk, croiser un curé en rupture, suivre un réfugié
soupçonné de terrorisme qui trouve refuge dans une église. Ou encore le jeune
Markus Kohen qui rejette le carcan de sa communauté pour découvrir les autres.
On se retrouve même dans une grande messe télévisuelle où il est possible de
fraterniser. Le lien avec Tout le monde
en parle est évident. C’est peut-être la nouvelle manière de toucher
l’autre et de le connaître.
L’esprit de Françoise, de
Jeanne Mance et de Maisonneuve plane sur la ville et va où bon lui semble.
L’esprit est là et le partage, la compréhension se retrouvent avec ceux qui
savent ouvrir les yeux.
Le cœur de
Jeanne n’en a cure, il continue de battre indifféremment pour tous, ceux qui
rient ou ceux qui pleurent, les Mohawks comme les pures laines comme les venus
d’ailleurs, tous ceux-là susceptibles d’être allumés par ses pulsions
clandestines. (p.402)
FASCINATION
Je pense à Khaled le
restaurateur qui se confie à Gabrielle ou à
la mère de Markus Kohen, le jeune hassidique, qui décide d’aller sur le
mont Royal pour peut-être le ramener dans sa communauté. Un monologue à couper
le souffle.
Oui, il est exigeant d’être un véritable être humain, oui, les
codes sont nombreux pour aider le corps à ne pas oublier sa vraie nature. Mais
quel autre choix est plus valable que celui d’assumer sa propre grandeur ?
Rappelle-toi, Markus, la joie profonde de voir sacralisé ce qui pour le reste
du monde n’est que gestes et déplacements insignifiants. Et rappelle-toi,
surtout, toutes les autres joies si fréquentes dans nos vies, tant de fêtes,
tant de chants auxquels tu excelles, et les danses et les jeux, et les
nourritures délicieuses, tant d’émotions exaltantes. (p.370)
Montréal, dans
sa diversité et sa beauté, sa démesure et ses misères, ses folies et ses
espoirs, fascine. Une ville pas tout à fait comme les autres par sa géographie,
ses populations, ses institutions qui doivent beaucoup à l’esprit de ces fous
de dieu qui cherchaient à réinventer le monde. Les utopies religieuses ont
souvent échoué, particulièrement aux États-Unis où elles ont donné naissance à
des sociétés fermées et butées. Il reste des manières pourtant à Montréal, des
élans ou une fibre qui fait en sorte que l'intelligence des fondateurs n’est
pas perdue.
Ce qu’il reste de moi, c’est l’esprit de Jeanne Mance, l’amour des autres,
le dévouement, le désir de connaître l’éclopé, le démuni pour l’aider à être
mieux dans sa vie.
Ce roman
vous hante longtemps, comme l’âme peut-être de ces fondateurs qui se
distinguaient des aventuriers venus au Nouveau Monde pour faire fortune.
Monique Proulx nous donne un ancrage et nous réconcilie avec l’utopie qui
permet d’influer sur les agissements des humains. J’aime à le croire. Jeanne
Mance et Maisonneuve pensaient faire autrement et ils y ont consacré leur vie,
nous laissant un formidable héritage. Les fondateurs ne sont pas que des noms
de rues, de parcs ou d’institutions. Il faut s’en souvenir.
Ce qu’il reste de moi de Monique
Proulx est paru aux Éditions du Boréal, 432 pages, 29,95 $.
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