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mardi 3 septembre 2024

LA TRAVERSÉE DE DOMINIQUE FORTIER

IL Y A DES LIVRES que je voudrais garder avec moi. Peut-être un roman sans fin, celui qui nous enveloppe dans un cocon de bien-être et de bonheur. Un voyage dans un univers étonnant, des personnages qui nous accompagnent dans la longue traversée d’une journée et de quelques arpents de nuit. C’est ce que j’ai ressenti dès les premières lignes de LA PART DE L’OCÉAN de Dominique Fortier. Je me suis attardé au début, y revenant une fois, deux fois pour me mettre en état de lecture, comme avant un marathon où l’on réveille les muscles avant l’effort. Pour m’imbiber de sa prose, de sa cadence avant de m’aventurer dans les éclaircies lumineuses, avec l’impression de me faufiler dans des mondes qui n’existent que pour moi. J’ai parcouru la page sept à voix haute à plusieurs reprises, pour la musique, son souffle et sa respiration qui vient, pareille à la courte vague qui monte sur le sable et bat en retraite. Je m’y suis senti chez moi, à l’aise, comme si l’écriture me portait et pouvait être la mienne. Un moment rare avec cette écrivaine que je lis depuis sa première parution en 2008, soit son étonnant DU BON USAGE DES ÉTOILES.

 

Dominique Fortier nous ouvre le monde de Nathaniel Hawthorne et d’Herman Melville, dans les années 1850, l’Ouest des États du Massachusetts et du Connecticut aux États-Unis. Il fallait un certain courage, pour ne pas dire une grande témérité pour s’aventurer dans les terres de Melville après la somme de Victor-Lévy Beaulieu. Son MONSIEUR MELVILLE, une épiphanie de mon ami, a paru en 1978, soit il y a 46 ans, bien longtemps avant le terrible silence qui fige maintenant l’écrivain des Trois-Pistoles. Dominique Fortier était alors une fillette qui s’amusait peut-être déjà à inventer des histoires.

Nathaniel Hawthorne est né en 1804 et Herman Melville en 1819. Les deux se sont croisés, surtout pendant que Melville était en train de rédiger MOBY DICK. On dit qu’il y travailla pendant plus d’un an et demi, ce qui me semble bien peu étant donné l’ampleur de l’ouvrage. L’édition de Penguin Books, édition de 2002, fait plus de 700 pages bien tassées. 

Melville a du mal à terminer ce roman qui l’obnubile et demande toutes ses énergies, comme s’il avait été avalé par le grand cachalot blanc qui obsède le capitaine Achab qui sillonne les océans sur le Pequod pour le retrouver.

Dominique Fortier garde la prose de Melville à l’œil, bien sûr, mais ce qui l’intéresse, ce sont les liens entre les deux écrivains qui habitent tout près l’un de l’autre pendant cette période. 

Et il ne faut pas avoir peur des mots. Les deux sont fortement attirés physiquement, surtout Melville qui ressent une véritable passion pour l’auteur de LA LETTRE ÉCARLATE qui est publié un an avant MOBY DICK. Pour Melville, c’est l’amour qu’il éprouve pour Hawthorne. Il est hanté par l’homme et ami, tout autant qu’Achab est obsédé par la baleine blanche. 

 

DIMENSIONS

 

Dominique Fortier ne se contente pas de raconter les émois de Melville devant son collègue, mais se tourne aussi vers une aventure qu’elle vit avec Simon, une péripétie littéraire (comment pourrait-il en être autrement), un désir qui restera au niveau du fantasme comme celui des deux Américains. Un jeu de miroir entre les personnages que deviennent Melville et Hawthorne, Fortier et Simon, un poète et la rédaction de son livre.

 

«Simon est apparu dans ma vie en hiver.

Il avait attendu que nous soyons séparés par l’océan Atlantique pour m’écrire : Cette nuit, j’ai rêvé à toi.

La table était mise. C’était à ce rêve qu’il écrivait. Et pendant des semaines, j’allais répondre à une voix sans visage s’élevant au milieu de la nuit comme la fumée d’une cheminée, la trace d’une présence, une chose qui dit : là, il y a quelqu’un, de la lumière, du feu.» (p.31)

 

Pour faire le tour de l’acte de création, Dominique Fortier fait appel à Lizzie, l’épouse de Melville qui transcrit les feuillets de son mari. Sa main d’écriture est parfaite, tellement, que l’on croirait qu’il s’agit d’une page imprimée. Des phrases qu’elle ne comprend pas toujours. Et quand elle intervient dans l’histoire, elle y va d’une écriture lisse, sans heurts, pareille à ce qu’elle est dans la vie. Une prose sans points ni virgules, sans lettres majuscules. Une coulée qui dérive avec l’eau de la rivière Saco. 

 

«… je ne serai jamais écrivaine non seulement je n’arrive pas à trouver les images mais même les mots m’échappent tout ce que j’arrive à tenir c’est ce que je peux sentir entre mes doigts cette plume une cuiller en bois les petits doigts de malcolm quand il s’endort comment fait-il herman pour ne jamais se laisser distraire quand il écrit…» (p.43)

 

Le cœur de cette aventure : l’amour de Melville pour Hawthorne et peut-être aussi l’attirance de ce dernier pour l’auteur de MOI ET MA CHEMINÉE. Cet attrait n’arrivera jamais à aboutir, tout comme Achab ne parviendra pas à tuer la baleine qui le hante. 

Une passion refoulée, un désir impossible. En plus, Lizzie est subjuguée par le ténébreux Nathaniel. Là, Dominique Fortier laisse aller son imagination.

 

«… c’est que cet enfant qui n’existe pas encore me fait peur pour une autre raison et s’il allait naître avec une paire d’ailes ou une paire de cornes la vérité c’est que j’ignore qui en est le père — la vérité c’est que je ne suis plus certaine d’en reconnaître la mère…» (p.304)

 

FRAGMENTATION

 


Ça peut sembler emberlificoté avec la fragmentation du récit qui se partage entre l’histoire de Melville et Hawthorne, les propos de Lizzie au je avec celle de l’écrivaine en train de bâtir son livre et des notations, comme des fiches épinglées ici et là pour nous informer sur le monde marin et les océans.

 

«Les méduses n’ont ni poumons ni branchies. Elles sont dépourvues de cerveau comme de cœur. Qu’est-ce que donc qui est essentiel à l’existence si elles peuvent tout de même naître, vivre, se reproduire et mourir? Peut-être simplement l’eau salée dont elles sont composées à près de quatre-vingt-dix-huit pour cent. Il n’est de nécessaire que l’océan en nous.» (p.97)

 

Bien sûr, il ne faut jamais oublier que nous sommes dans un roman et que Dominique Fortier exprime dans LA PART DE L’OCÉAN sa fascination pour la fiction, la lecture et tout ce qui fait qu’un livre apparaît, autant la vie et le temps que le romancier passe à rédiger son texte, le milieu qu’il arpente et qui le hante, avec ce lecteur anonyme et obsédant qui donne une figure autre aux personnages quand ils sont confiés à un éditeur. 

On s’en doute, Dominique Fortier s’appuie sur une correspondance entre les deux auteurs dont on ne peut lire que les missives de Melville. Toutes celles de Hawthorne ont été détruites, on ne sait pas qui. Tout comme on ne peut se pencher que sur les lettres de Kafka à Milena Jesenskà que Danielle Dussault tente de retracer dans L’EXPÉRIENCE MILENA. Les messages enflammés de cette journaliste et admiratrice du grand écrivain ont disparu. Dans les deux cas, personne ne peut dire qui a pris la décision de les brûler.

 

FICTION

 

Nous nous avançons dans des histoires où Dominique Fortier comble les trous avec son imaginaire et aussi la connaissance de son sujet qu’elle ne cesse de ressasser comme tous les écrivains qui travaillent à un roman ou un récit. Madame Fortier met les choses en perspectives à la toute fin de l’ouvrage.

 

«Toute ressemblance avec des personnes réelles ou ayant déjà vécu n’est évidemment pas que le fruit du hasard. Herman Melville et Nathaniel Hawthorne ont réellement existé, de même que leurs proches, et je me suis inspirée d’événements véridiques de leurs vies pour écrire les pages qui précèdent, tout en prenant quelques libertés avec la stricte chronologie. Pareillement, les pensées, les paroles et la plupart des actes que je leur prête sont le fruit de mon imagination et répondent à un désir de justesse plutôt qu’à un souci d’exactitude. De Lizzie, j’ai gardé le nom et le fait qu’elle a pendant un certain temps transcrit les manuscrits de son mari, et j’ai inventé le reste. Bref, avec tout ce que cela suppose de fidélité, de trahisons et de pas de côté, j’ai voulu faire de leur histoire — et de la mienne — une fiction.» (p.323)

 

Je me suis laissé bercer par la prose de Dominique Fortier, comme lorsque je m’assoupis par les jours calmes et chauds au bord du grand lac, quand la vague, toujours défaite et reprise, me pousse dans les cercles du sommeil ou encore dans la rêverie. 

C’est ce qui importe. 

Dominique Fortier présente une formidable lecture de MOBY DICK, ce roman si mal reçu à sa parution en 1851 et boudé par la critique. Il aura fallu la patience de l’eau et de la mer pour trouver la place que cette œuvre monumentale devait avoir dans la littérature mondiale.

La passion, un amour rêvé et inatteignable, certainement la quête de l’écrivain qui va en aveugle imaginant sa destination quand il sent le port s’éloigner et qu’il s’enfonce dans la brume où tous les chemins s’abîment. Le désir de Melville pour Hawthorne ne se concrétisera jamais dans des gestes, des mots, des bouts de phrases, le plaisir et la douleur, mais restera une poussée vers l’inaccessible, une forme d’idéal et de perfection qui peuvent vous détruire ou vous abandonner comme un spectre après avoir été propulsé hors de vous et des frontières connues. Personne ne sort indemne d’une telle aventure. 

La passion refoulée de Melville pour Hawthorne se moule à l’obsession du capitaine Achab qui vend son âme au diable pour retrouver le cachalot qui lui a volé un membre. Il est condamné à claudiquer sur le pont, avec sa jambe de bois qui marque le temps et qui va l’emporter corps et bien avec son équipage. 

C’est magnifique et hypnotisant ce roman de Dominique Fortier. Je m’en suis réchappé un peu croche, me retenant à tous les passages que j’ai soulignées en jaune, me laissant étourdir, soulever par la puissante écriture de l’auteure, tout comme Ismaël qui, après toutes les aventures, s’accroche au cercueil de Queegueg qui flotte dans les vagues comme un bouchon. La tombe, le dernier lit, devient la nacelle de vie et d’espoir. Un roman magnifique où Dominique Fortier donne sa pleine mesure encore une fois. Étonnant et subjuguant.

 

FORTIER DOMINIQUE : La part de l’océan, Éditions Alto, Québec, 328 pages.

https://editionsalto.com/livres/la-part-de-locean/

mercredi 28 août 2024

UNE PLONGÉE DANS L’ŒUVRE D’HAMELIN

J’ADMIRE ceux et celles qui passent des années à scruter les livres d’un écrivain pour en faire ressortir la quintessence et les forces gravitationnelles. Sous leur regard, l’écriture devient une matière à soupeser et à ausculter pour en extirper les composantes et les obsessions de l’auteur. Il faut beaucoup d’attention, de recoupements et de réflexions, pour parvenir à dégager l’ossature d’une œuvre, les directions qu’emprunte l’écrivain. Il y a les histoires, bien sûr, mais c’est comme un paysage de montagne que l’on survole. Nous découvrons la surface sans pour autant nous aventurer dans les saignées ou encore les tranchées creusées par un ruisseau ou une rivière. Ces chercheurs deviennent alors des explorateurs et ils s’enfoncent dans les gorges, les vallées et tous les replis du terrain pour nous en montrer la texture et les composantes. Quelles heures formidables j’ai passées dans Brandir le poing de Julien Desrochers qui s’est transformé en arpenteur pour analyser et décortiquer plusieurs romans de Louis Hamelin. Son essai substantiel permet de nous faufiler dans plusieurs ouvrages de cet auteur que je fréquente depuis ses premiers pas.

 

Julien Desrochers amorce son périple avec La rage paru en 1989 pour terminer son parcours avec Autour d’Éva qui voyait le jour en 2016. Un cheminement d’une trentaine d’années. C’est suffisant pour en dégager des forces, des thèmes et les directions qu’emprunte volontairement ou instinctivement l'écrivain.

J’ai lu la première histoire d’Hamelin peu de temps après sa sortie. J’ai suivi alors Édouard Mallarmé, ce révolté qui ne sait comment canaliser sa colère dans une prose qui se démarquait par son efflorescence et nous poussait dans une autre dimension. Nouveau, étonnant et surtout d’une originalité qui m’a happé. J’ai compris tout de suite que je serais un fidèle et que j’attendrais sa prochaine publication avec impatience. Il y a quelques auteurs qui m’ont touché comme ça dès leurs premiers pas et qui font partie de ma garde rapprochée. Louis Hamelin, Lise Tremblay, Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu, Dominique Fortier, Élise Turcotte, Alain Gagnon et Hervé Bouchard. Je pense également à Martine Desjardins, Suzanne Jacob, Francine Noël et Monique Proulx. Il y a aussi Louise Desjardins, Jocelyne Saucier et mon incomparable et inoubliable amie Nicole Houde que je relis de temps en temps avec recueillement, comme si je me penchais sur un psaume.

J’ai eu le bonheur de rencontrer Louis Hamelin à quelques reprises et ce fut toujours des moments agréables et particuliers, comme si je croisais quelqu’un de ma famille malgré notre différence d’âge. Peut-être que je partage avec lui une certaine histoire et des bouts de vie, je ne sais pas. 

J’ai même eu l’occasion de lui servir de chauffeur lors de l’une de ses visites au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean où je l’ai conduit à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il était l’invité d’un groupe d’étudiants. Des instants privilégiés où l’on a pu faire connaissance. J’ai eu la chance de passer de précieux moments en accueillant dans ma petite Toyota Marie-Claire Blais, Sergio Kokis, Élise Turcotte, Louise Desjardins, Victor-Lévy Beaulieu et quelques autres. 

 

PROXIMITÉ

 


J’ai toujours ressenti une proximité avec l’univers de Louis Hamelin. Ses histoires d’abord qui me ramenaient souvent dans des territoires que j’ai fréquentés en tant que travailleur forestier. Particulièrement en Abitibi, avec ses marginaux révoltés et surtout la présence de la forêt qui devient un personnage dans plusieurs de ses romans. Je me répétais à la lecture de Cowboy, en 1992, que j’aurais pu écrire cette histoire parce que j’avais l’impression d’avoir arpenté le milieu que décrit Hamelin et surtout, je retrouvais les autochtones. Un monde, des moments qui sont demeurés gravés dans ma mémoire et qui me remuent encore quand je prends la peine de regarder derrière mon épaule comme on le fait tous en s’avançant dans l’aventure de la vie. Comment oublier ces moments de racisme pur et d’exploitation dont les Cris étaient les victimes
? Certains travailleurs se permettaient tout avec les autochtones qui avaient un village pas très loin du camp forestier, allant jusqu’à violer leurs femmes. J’ai effleuré le sujet dans La mort d’Alexandre sans trop insister.

 

FORCES

 

Julien Desrochers dégage les forces que portent les ouvrages d’Hamelin, suit les courants telluriques qui s’opposent et se confrontent pour constituer l’ossature des romans et des nouvelles de l’écrivain. La verticalité qui incarne le pouvoir qui opprime le peuple et la population s’impose dès la première publication de l’auteur. Une puissance qui écrase et étouffe les révoltés de Louis Hamelin. Enfermés dans une horizontalité dont ils ne peuvent échapper, ils doivent combattre pour tenter de se libérer même si cela s’avère impossible pour tout dire. Brandir le poing, s’en prendre aux dominants avec les mots comme seule arme, une force maléfique qui broie les héros hameliens.

 

«Partant, l’objectif principal du présent travail est d’offrir une étude d’ensemble de la figure du héros chez Hamelin, et ce, à partir de la manière dont il négocie cette situation de l’entre-deux. Il s’agira de montrer par quels moyens et par quelles stratégies discursives il s’échine, en tant que personnage lésé et subordonné, à opérer un processus de réappropriation lui permettant de s’inscrire dans l’intrigue en tant qu’acteur dynamique et véritable moteur du récit.» (p.13)

 

Bien sûr, c’est inévitable, il y a beaucoup de courbes et de méandres dans un essai de plus de 400 pages avant de parvenir à cerner les personnages de Hamelin. Parce que rien n’est simple et évident. L’auteur de Ces spectres agités prend bien des détours pour arriver à ses fins. Malicieux parfois, presque toujours, son narrateur, malgré les apparences, n’est jamais celui que l’on pense et il y a comme des doubles qui s’imposent et qui soufflent à l’oreille du héros. 

 

«En effet, le personnage-narrateur de Cowboy n’est pas en contrôle de ses actions langagières, lesquelles lui sont dictées par une entité altière, quasi surnaturelle. S’il finit par provoquer des bouleversements à Grande-Ourse, ce n’est pas tant parce qu’il a choisi de le faire que parce qu’il a été choisi par un individu qui préside ultimement à l’ensemble de ses actes de parole sur ce territoire.» (p.275)

 

Ce que je retiens surtout, c’est que Louis Hamelin tente la plupart du temps d’ancrer ses personnages dans la réalité québécoise avec ses déchirements, ses luttes de résistance sur un continent qui leur a été enlevé par la force des armes. Hamelin revendique tout le territoire de l’Amérique, surtout dans ses plus récentes publications. 

Des populations dépossédées, chassées de leurs terres comme les gens de Mirabel qui ont dû céder leurs fermes pour y construire un aéroport qui est devenu un éléphant blanc. Un gâchis sans nom qui ne sera jamais réparé et qui a détruit tout un milieu de vie. Tout comme les autochtones de Cowboy qui ont été privés de leurs territoires et que Boisvert exploite sans vergogne. C’est là une lutte constante dans les œuvres d’Hamelin, sans compter la tentative des membres du FLQ lors de la crise d’Octobre de 1970. 

 

CONSCIENCE

 

Les héros d’Hamelin ont conscience qu’ils sont des vaincus, des conquis et des dominés qui subissent les diktats des possédants qui occupent toujours le sommet de la tour ou de la ligne verticale. Même les Québécois qui réussissent à s’élever dans la hiérarchie du pouvoir restent les serviteurs de dirigeants invisibles qui ne leur laissent guère de marge de manœuvre. L’horizontalité est ce territoire incertain où des hommes et des femmes s’agitent, se perdent et arrivent plutôt mal à être entièrement dans leur corps et leur âme. Ils sont poussés par des forces aveugles qui les entraînent dans des combats qui ne peuvent que se retourner contre eux et qui devient suicidaire dans le cas d’Édouard Mallarmé de La rage. Ils ont beau brandir le poing dans des moments de colère, menacer le possédant, ils restent des pions qui sont broyés par le pouvoir qui s’impose toujours d’une manière ou d’une autre. 

 

«François Ouellet suggère avec raison que dans l’écriture d’Hamelin, mais aussi dans celle de plusieurs écrivains québécois, “la frontière marque un échec, une difficulté de passer à l’âge d’homme et que ce n’est, dans certains cas, qu’en sombrant dans la folie (pensons à Malarmé) que le héros est capable de “sauter les clôtures et de donner enfin libre cours à son instinct” ». (p.185)

 

Un essai solide, fouillé et détaillé, ancré dans le territoire des récits d’Hamelin. Je mentionne bien sûr La constellation du Lynx où l’auteur revient sur les événements d’Octobre 1970 et tente de mettre des mots sur la trame qui entoure cette révolte avortée. Étrangement, les acteurs de ces drames ont choisi de demeurer muets sur la mort de Pierre Laporte par exemple. Ils ont gardé un silence obstiné pour masquer leur échec certainement. Décision curieuse pour des révolutionnaires qui avaient commencé par l’action avant de rédiger un manifeste qui a été lu à la télévision de Radio-Canada.

Même si je suis un fidèle de Louis Hamelin, le travail de Julien Desrochers m’a permis de m’enfoncer plus profondément dans l’œuvre de cet écrivain marquant et important au Québec de maintenant. L’essayiste m’a surtout fait voir les grandes énergies telluriques que Louis Hamelin ne cesse de secouer en passant d’un roman à un autre. Un regard précis également sur la réception critique des ouvrages de ce romancier très révélateur.

Brandir le poing est passionnant, étonnant et sous l’étendue des mots et de l’histoire, il y a un univers qui se déploie et des forces qui s’affrontent. Comme quoi il faut aller plus loin, plus profondément pour découvrir le monde d’un écrivain. J’ai souvent répété dans mes chroniques que la trame narrative d’un roman ou d’un récit est la partie visible de l’iceberg qui dissimule la portion la plus importante de ce continent de glace qui dérive à la surface de l’océan et qui reste caché au spectateur. Et si Louis Hamelin plaît beaucoup au public et aux critiques, c’est qu’il confronte directement dans toutes ses publications le mal qui ronge les Québécois dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays» comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu.

 

DESROCHES JULIEN : Brandir le poing, Éditions Nota Bene, Montréal, 432 pages.

 https://www.groupenotabene.com/publication/brandir-le-poing-pouvoir-et-sujet-romanesque-dans-les-fictions-de-louis-hamelin

mardi 20 août 2024

LE VERTIGE DU RÉEL ET DE L’IMAGINAIRE

QUE DE TEMPS j’ai pris avant d’ouvrir le roman Vierge folle de Daniel Guénette! C’est peut-être parce que je reçois beaucoup de livres. Et, pareil à un enfant, devant une montagne de bonbons, je ne sais lequel choisir. Heureusement, les écrits sont patients et ne connaissent pas ou si peu l’usure du temps. Vierge folle est paru en 2021, en pleine crise de la COVID, au moment où tout s’est figé au Québec. Tout est devenu dangereux alors et nous avons dû nous éloigner de nos voisins, des membres de notre famille et du monde entier. Il a fallu se réfugier en soi et dans sa maison transformée en forteresse. Un moment qui a remis en question certaines habitudes. Daniel Guénette pendant ce temps tentait d’attraper un fantôme, un personnage qui a pris possession de sa vie et de ses rêves.

 

Marcel, un érudit, écoule ses vacances dans un chalet un peu isolé. Il garde la forme en pédalant sur des kilomètres comme je le fais lorsque le soleil le permet et que je ne peux résister aux forêts de cyprès, de trembles, de bouleaux et aux massifs de fougères du parc de la pointe Taillon. J’y fais des rencontres particulières, des familles de gélinottes, des grues du Canada qui lancent leurs cris gutturaux et quand je suis chanceux et que les touristes ne sont plus trop nombreux, je peux surprendre un orignal qui s’offre un repas dans l’étang des brasénies de Schreber. Je n’ai qu’à m’installer discrètement, qu’à le regarder enfoncer la tête sous l’eau pour dénicher les pousses tendres qu’il déguste sans sel ni poivre.

Je vais vous raconter une histoire un peu étrange et anachronique. Le narrateur enseigne le latin dans un établissement universitaire. Je croyais cette discipline disparue depuis longtemps pour faire place à une certaine modernité, à des matières dites essentielles et... futiles. 

Ça me rassure de penser que la langue latine et le grec se conjuguent encore de nos jours dans certaines académies. Et l’invraisemblable ne me rebute pas, au contraire. L’insolite et l’originalité m’attirent plutôt. Je dois avoir l’esprit tordu ou déformé par la vie pour être comme ça. Pourtant, en faisant des recherches, je trouve qu’en 2024 on peut toujours suivre des cours de latin et de grec. 

Le passé n’est pas tout à fait mort.

Un homme seul, donc, qui chérit la tranquillité et la paix. Il accueille son amoureuse de temps en temps, une journaliste. Ce n’est pas la folle passion, pas trop, mais il faut que la chair exulte comme l’affirmait le grand Jacques quand on est encore du côté de la jeunesse. 

Des repas, de bons vins et le vélo pour brûler les toxines dans une campagne toujours invitante, sur une piste cyclable comme il y en a partout maintenant au Québec.

 

RENCONTE

 

Un matin, lors de sa sortie, il trouve un vélo abandonné sur l’herbe, en bordure de la piste. Il s’arrête et cherche autour de lui, s’avance dans une clairière tout près. Là, c’est la révélation comme le répète Christian Bégin dans Y a du monde à messe. Ce n’est pas François d’Assise qu’il surprend, mais presque. Notre professeur en perd son latin, fasciné. Il vit un émerveillement, un moment de grâce, la beauté et l’harmonie.

 

«J’ai regardé partout. Devant, derrière, à gauche, à droite. Nulle âme qui vive. Puis, j’ai perçu un babil enchanteur. Pour la première fois, j’ai entendu sa voix. Marie parlait. À personne. Elle parlait toute seule. Elle était près d’un talus, à l’ombre des arbres, et semblait monologuer. En fait, elle s’adressait aux oiseaux. Dans sa main, elle leur présentait des graines. Des mésanges, cinq ou six autour d’elle, venaient tout doucement picorer dans sa paume. Elle disait des choses comme : Petits oiseaux du bon Dieu, venez mes amours, j’en ai pour tout le monde. Des choses comme ça. J’étais derrière elle, à environ quatre ou cinq mètres. Je ne bougeais pas.» (p.18)

 

Une apparition peut-être, un fantasme, on ne sait trop, mais qu’importe. J’étais prêt à suivre le romancier dans son éblouissement. Marcel retrouve cette Marie-des-Oiseaux et ils vivent une amitié particulière.

La jeune femme est là pour s’occuper de sa vieille tante, juste avant d’entrer au couvent pour se faire nonne et se couper de toutes les tentations du monde comme on l’affirmait il n’y a pas si longtemps. Elle croit en Dieu et vénère Marie, la Vierge, la mère de Jésus. 

 

«Elle parlait d’abondance. De Dieu, de Jésus, du don de soi, de la pureté. Plus souvent encore de la Vierge et, ce qui ne manquait jamais de m’étonner, de sa virginité, non pas celle de la sainte, mais plutôt de la sienne. Une jeune femme de trente-deux ans. Elle l’a dit et répété à maintes reprises : vierge depuis toujours. Cette troublante confidence, elle ne me l’a pas faite ce jour-là, mais plus tard.» (p.20)

 

Marcel cherchera à la convaincre de renoncer à sa vocation, au couvent, de faire le sacrifice de sa beauté. On n’abandonne pas la grâce sans certains efforts, j’en conviens. Qui resterait de marbre devant le charme et la perfection?

 

RÉCIT

 


Pourtant, il y a quelque chose qui claudique dans l’histoire de Marcel. Ça clopine, je dirais. Je m’en suis rendu compte après une douzaine de pages. Le narrateur subit une sorte d’interrogatoire. J’ai pensé tout de suite à la police et au pire. Marcel, dans un moment de folie et de désespoir, a assassiné la belle Marie pour l’empêcher de quitter le monde des oiseaux. 

Il devient de plus en plus confus dans son témoignage et le tableau idyllique qu’il essaie de brosser, s’embrouille peu à peu. Il revient sur ses pas, reprend le cours de son histoire, tente de préciser un point, un mot, une réplique, de se justifier, de se convaincre qu’il n’a pas rêvé. Il ne parvient qu’à nous étourdir et à nous mélanger. Le fil de l’enchantement se rompt. 

 

«Si Marie n’avait pas été Marie, je ne serais pas ici aujourd’hui. Elle n’aurait été qu’une simple d’esprit et moi, tout érudit que je sois, je serais resté bêtement un petit prof insignifiant, ce que je ne suis plus. Non, je suis devenu autre chose. Je commence à comprendre les énigmes que les autres tentent de comprendre, je parle de vous et de vos enquêteurs. Quoi qu’il en soit, je me suis engagé dans un processus de transformation radicale. Ma propre identité est à jamais bouleversée.» (p.46)

 

Bien sûr, j’ai été un peu déçu parce que j’étais prêt à bondir dans la fable et à suivre Marie-des-Oiseaux jusqu’à l’extase et l’élévation. Une forme de communion peut-être. Je suis un romantique et un idéaliste, vous le savez.

Tout se précipite quand il voit la photo de sa Marie dans le journal. Elle a disparu, mais elle ne porte plus le même nom. Quelque chose ne va plus. Marcel déraille. Et si le pire se confirmait. La passion, le meurtre, l’enlèvement, tout devient possible. J’ai glissé sur les phrases en retenant mon souffle et mon émerveillement a cédé à la peur, à la confusion et au sordide. 

 

«Le visage de la Dumontier, pour moi une étrangère, pourtant si familière, sœur jumelle de Marie, vraiment j’ai tout de suite pensé que cela ne pouvait être que ça. Mais vite, j’ai réalisé que non. Ou peut-être oui. C’était tout à fait elle et ce ne l’était pas. Un transfert de personnalité, une substitution, allez savoir! D’autant qu’il y avait eu, comment l’oublier, une dernière scène, dans mon salon, au chalet, avec la musique de Schubert, pour être plus précis, l’andante de La Jeune fille et la Mort. Il y a eu cette Marie ondoyante, illuminée, sortie d’elle-même, émergeant d’un espace insoupçonné, la musique la métamorphosant du tout au tout et m’entraînant à sa suite dans les volutes de sa rêverie.» (p.53)

 

Bon, vous allez m’en vouloir. Pour savoir comment tout ça se termine, il faudra faire comme moi et tourner toutes les pages du roman. 

Un texte d’une certaine époque je dirais avec Marcel, ce latiniste qui prend plaisir à relire ses classiques, s’abandonne à un amour platonique, à des croyances religieuses, au désir de se sacrifier pour Marie et Jésus. C’est d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent connaître, certainement. Mais pourquoi pas, j’aime les contes et les fables. 

Bien sûr que j’en ai voulu un peu à Daniel Guénette quand il nous raccroche à la banalité du quotidien. J’avais tellement envie de suivre Marie dans son délire et son amour de Dieu, à l’écouter parler de sa virginité et de son abnégation. L’atterrissage dans le rationnel est toujours ardu après avoir plané dans un univers où tout «est calme, luxe et volupté». N’est-ce pas le propre de la fiction que de tout transformer pour nous libérer du réel et flotter avec les âmes qui communiquent et s’apprivoisent?

J’aime le croire.

Daniel Guénette nous pousse dans un monde idyllique pour nous en priver dans la dernière partie. On le sait, l’idéal et la perfection cachent souvent le pire, nous l’avons constaté dans des histoires d’horreur qui ont été perpétrées au nom de la religion et de Dieu. 

L’écrivain raccommode tout ça et nous permet de penser que tout est possible même si son héros s’est cassé les ailes et blessé à l’âme et à l’esprit. Un récit onirique, je dirais, un fantasme de sainteté, de tendresse, de communication des cœurs et des âmes. Tout ça ne peut se faire qu’en se brûlant au feu de l’amour et de la pureté. L’utopie, la perfection existent encore pour Daniel Guénette. J’adore. Il faut rêver dans un monde devenu tellement matériel et fragile. 

 

GUÉNETTE DANIEL : Vierge folle, Éditions de la Grenouillère, Bromont, 248 pages.

jeudi 15 août 2024

UN ROMAN QUI SORT DES SENTIERS BATTUS

SÉBASTIEN DULUDE se risque dans l’enfance avec Amiante, un premier roman troublant. Steve, un jeune garçon a vu le jour à Thetford Mines à l’époque où toute la population vivait de l’extraction de l’amiante, avant que ce minerai ne soit déclaré dangereux et cancérigène. Un interdit a mis fin à cette industrie dont dépendait toute la ville en 1990. Un drame pour tous. L’écrivain renoue avec un lieu qui est passé à l’histoire en 1949 avec une grève qui a secoué tout le Québec. Maurice Duplessis, premier ministre alors, appuyait la compagnie (est-ce étonnant) au lieu de soutenir les travailleurs. Le tout a dégénéré en des affrontements d’une rare violence. Un tournant pour le monde syndical et le Québec. 

 

Je n’ai pu m’empêcher de penser à Poussière sur la ville d’André Langevin paru en 1953 qui nous plonge dans une ville où l’amiante pollue l’air et les esprits. Un classique québécois adapté au cinéma en 1968 par Arthur Lamothe, avec Michèle Rossignol et Guy Sanche, notre célèbre Bobino. 

Dans le roman de Sébastien Dulude, les enfants s’amusent dans un environnement pourri et respirent des poussières qui n’ont rien de bon pour leur santé. Ils s’aventurent dans les résidus de la mine et se faufilent dans des lieux où ils n’ont pas le droit d’aller en principe. Et à heure régulière, un dynamitage se produit au fond du cratère, une déflagration qui secoue le secteur pour rappeler à tous que leur destinée est liée à jamais à l’entreprise. 

Le père de Steve travaille à la mine comme tous les hommes et conduit un énorme camion qui s’enfonce au cœur d’un trou béant près de Thetford Mines pour aller de plus en plus profondément dans la terre chercher le métal maudit. Le mastodonte emprunte des chemins sinueux le long des parois et plonge dans la cuve gigantesque pour en remonter le minerai qui est traité par de grosses machines qui permettent d’isoler l’amiante. Comme si le paternel de Steve descendait au plus profond de l’enfer chaque jour pour tisonner les forces du mal qui empoisonne la ville. 

Les garçons, comme tous les enfants, sillonnent le territoire sur leur vélo et s’aventurent dans des lieux qui leur sont défendus. Il y a toujours un trou dans une clôture par où se faufiler et les terrains interdits séduisent tous les jeunes du monde. Un dépotoir par exemple où s’entassent des montagnes de vieux pneus ou dans la cabane qu’ils construisent dans le pin le plus gros des environs. Les deux amis s’y installent pour fuir la réalité, partir dans leur tête et leur imaginaire, vivre des découvertes qui les troublent et les fascinent. 

Pourquoi la cabane hante tous les garçons? Il y aurait une étude à faire sur le sujet. L’arbre, la structure en hauteur, l’impression d’échapper aux diktats des adultes, de s’élever au-dessus de tout pour s’aventurer dans un autre destin. J’ai connu cette envie de grimper dans un peuplier faux-tremble centenaire et de construire avec des planches trouvées ici et là, à la croisée des grosses branches, un plateau plus ou moins solide qui servait de base à mon refuge où je pouvais surveiller le monde sans être vu, inventer toutes les histoires qui frissonnaient dans la feuillaison.

 

MENACE

 

Un environnement pollué par la poussière qui recouvre la ville. Tous sont touchés, mais il faut gagner sa vie même si on y laisse sa santé, un peu plus chaque jour en s’enfonçant dans l’immense cratère. 

 

«Les mines, nous les nommons dompes. Des tailings, des terrils, disaient encore les vieux; des haldes, enseignaient nos enseignantes. Le monsieur français qui habite près de la source dit les crassiers. Des montagnes de résidu rocheux, des collines de poudre grise et de gravier fin et doux, bien qu’étonnamment coupant. Du sable anthracite avec des arêtes de verre, toujours chaud. Il paraît que l’amiante boit le soleil. Le gris varie selon le temps écoulé depuis la dernière pluie. Leur escalade est interdite — mais nous avons gravi toutes les dompes qui nous étaient de près et de loin accessibles. Ça prend des souliers, des pantalons.»  (p.15)

 

Les rumeurs circulent. La compagnie pourrait fermer et tout le monde se retrouverait sans emplois. Qu’arrivera-t-il de la ville alors? Une catastrophe pour tous, on le sait, on le devine. On connaît les colères et les craintes que ce genre de décision soulève et les entreprises en profitent toujours pour continuer à empoisonner les gens. Les citoyens vivent ce lent calvaire près de la fonderie Horne à Rouyn-Noranda qui pollue depuis des décennies et qui met la santé de tous en danger. Tout ça à cause de la mollesse et la complicité du gouvernement du Québec.

C’est surtout l’histoire d’une belle amitié entre Steve et le petit Poulin qui nous entraîne dans Amiante

 

«À peine plus tard, sur le patio, calé dans une grande chaise Adirondack brune, j’avais une boîte de jus de pomme doux dans la main et Charlélie Poulin à ma droite, dans une chaise identique. Je partageais ce moment simple avec lui intensément, notre proximité était d’une plénitude à la fois nonchalante et immense, à la manière dont se rencontrent les cachalots, les cumulus, les nébuleuses.» (p.51)

 

Nous avons tous eu un meilleur ami que l’on imaginait toujours à nos côtés, se promettant une fidélité éternelle.

 

PÈRE

 


Steve craint son père autoritaire, violent même, un homme charmant dans les réunions sociales pourtant. Il ne lui laisse pas beaucoup de marges de manœuvre et sa mère dépressive n’arrange guère les choses. Steve est un enfant nerveux et un peu troublé qui trouve refuge chez Charlélie.

 

«Figé, j’attendais la suite avec angoisse, les yeux rivés au sol, suppliant intérieurement qu’il ne passe pas à l’acte; les tapes venaient généralement par paire, atterrissaient à peu près sur les fesses, mais me faisaient crisper l’échine de frayeur, de douleur et de honte pendant des heures, parfois des jours. Le plus affligeant était peut-être sa manière de saisir mon trapèze de sa grande main afin de m’asseoir de force ou encore de m’immobiliser pour m’administrer quelques tapes, avant de me relâcher de sa prise, comme une bête inutile, avec une légère poussée de mépris.» (p.68)

 

Ils ne vivent que pour ces instants précieux à l’école comme pendant les vacances où les deux peuvent partir en excursion, s’aventurer dans des lieux qui gardent leur mystère. Ils vivent des expériences qui ressemblent peut-être à de l’amour avec les premiers signes d’une certaine sexualité. Et surtout, ils se retrouvent dans leur refuge qu’ils peaufinent pour qu’il soit le plus beau avec des matériaux qu’ils glanent ici et là. Des moments d’intimité où les amis échangent des confidences et partagent tout. La lecture de bandes dessinées occupe beaucoup les deux inséparables.

 

«Il y avait aussi de très hauts pissenlits, touffus de mousse ces jours-là. L’air était endormi, presque lourd avant que le soleil ne l’aspire entièrement vers onze heures, heure à laquelle nous serions assis entre les bras de notre grand pin en train de mordre de nos incisives branlantes dans le blanc moelleux de nos sandwichs, au frais. Des parfums légers de poivre rose s’échappaient de l’étendue.» (p.81)

 

Des moments de pur bonheur où les garçons ont l’impression que le monde est parfait et harmonieux. 

 

DRAME

 

Et arrive le moment terrible, horrible qui broie le cœur et l’âme. Steve ne se remettra jamais de la perte du petit Poulin, de ce jour qui a tué la plus belle et la plus grande des amitiés. Il se sent aussi coupable et responsable. Comme s’il l’avait abandonné dans les mains de la mort. Et le malheur qui emporte son père tout de suite après. 

Tout s’écroule. 

Si j’ai hésité un peu au début du roman, trouvant que les garçons tournaient en rond et que l’intrigue risquait de s’étouffer dans la banalité, j’ai vite été comblé par la suite. Le drame couvait et allait frapper de façon inattendue et terrible. 

J’aurais dû le prévoir. 

La mort colle à tout dans la ville, s’étend dans les collines environnantes, dans l’air que tous respirent. Il ne pouvait y avoir de fin heureuse pour le livre de Sébastien Dulude. La mine, les résidus partout, le cratère où le mal croupit aspirent tout le monde.

Une plongée dans l’inconscient du Québec, une époque qui a marqué notre histoire et ouvert pour ainsi dire les portes de la Révolution tranquille. Des figures de jeunes garçons inoubliables, une écriture qui secoue et fascine. Du bel ouvrage comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. 

Sébastien Dulude raconte un drame personnel, mais aussi celui d’une population qui s’enfonce dans la mort avec ce cratère qui tue toute vie dans les environs. Ça vous laisse avec un goût amer dans la bouche, une larme que l’on dissimule discrètement, bien sûr.

 

DULUDE SÉBASTIEN : Amiante, Éditions La Peuplade, Saguenay, 224 pages.

https://lapeuplade.com/archives/livres/amiante 

mercredi 7 août 2024

MADAME JULIE GARDE LE GOÛT DE LA VIE

ÇA ME RASSURE que des écrivains et écrivaines continuent d’écrire quand la vieillesse leur met la main sur l’épaule. Bravo à celles et ceux, très peu nombreux, qui publient encore même si on ignore leurs livres dans les médias. Les chroniqueurs et les critiques ne s’attardent guère aux gens âgés malgré des parcours impressionnants et exemplaires. Il y a heureusement Madame Jeannette Bertrand et Monsieur Archambault. J’aime cette nécessité du dire et cette volonté de bousculer les mots avec une plume qui tremble et le souffle un peu court. J’adore surtout la sincérité et la lucidité de ces héros de la vie ordinaire. Monsieur Archambault parle de son grand âge avec une justesse et une franchise exceptionnelle. Madame Julie emboîte le pas et continue envers et contre tous à secouer des images, à les polir jusqu’à ce qu’elles soient lisses et douces comme des cailloux.

 

J’ai commencé par survoler l’ouvrage, il y a quelques semaines. Une sorte de repérage pour me familiariser avec la morphologie du recueil et deviner les chemins que l’auteure emprunte. Et je suis passé à autre chose, lisant quelques romans et un essai touffu de Julien Desrochers qui nous entraîne dans l’œuvre de Louis Hamelin : Brandir le poing. J’y reviendrai parce que ce livre est un continent avec ses creux, ses vallées et ses montagnes.

Je fais toujours ça avec la poésie. Un premier contact pour savoir si on va s’entendre et partager la petite musique que les mots portent, la pensée vigoureuse qui me pousse dans les remous et les cascades. 

Il me fallait juste du temps pour retrouver Dans le blanc des âges, pour y secouer chacune des strophes et en effleurer toutes les facettes. Un poème est un vitrail que nous devons parcourir des dizaines de fois pour en découvrir tous les aspects et les dimensions, les jeux de lumière et les transparences.

Je sais que Julie Stanton me permettra de l’appeler Madame Julie comme je l’ai fait avec Monsieur Archambault. Parce que je l’ai croisée à quelques reprises et que nous avons eu la chance de partager notre passion pour l’écriture et la poésie. Elle vient de publier Dans le blanc des âges, un dix-septième livre. Elle y exprime avec une formidable lucidité son désir de vivre et le temps qui s’est montré généreux avec elle. Une fois de plus, Madame Julie me touche et m’émeut, trouve les mots qui effleurent l’âme, qui permettent de regarder avec un autre œil tout ce qui frémit et palpite autour de nous.

 

DIRECT

 

La poète n’emprunte pas les chemins de traverse si chers à Serge Bouchard. Dès l’élan du premier poème, elle fait face à la vieillesse et la fixe droit dans les yeux. Inutile de faire des manières, le temps lui est compté. Une approche franche, directe, sans hésitation. Madame Julie n’a plus la forme pour les longs détours et les circonvolutions, les méandres qui finissent par nous faire oublier la direction que l’on voulait suivre. 

 

«Te voici

    avec ton cortège.

    Les tempes les paupières le front

    sculptés par les petits cratères

    de la vie

    des cicatrices sur l’âme

    du velours et des baumes.

    Quatre-vingt-six vingt-six janvier.

    Tu as mis Vieillesse

    des décennies à me trouver.

    Combien de temps

    encore?

    Rien ne presse

    ni l’ultime ni le vide.» (p.13)

 

Ce sera sa manière dans tous les poèmes de La Mémoire des Émois, la première partie du recueil. 

Pas de facéties. 

Le moment est venu pour Madame Julie de secouer un peu les années qui lui restent, d’affronter ce qui l’a toujours poussé à aller de l’avant. Et regarder derrière elle aussi avec un sourire, un peu de nostalgie bien sûr. Parce que tout file si vite quand on pratique le métier de vivre intensément.  

Ce sera comme ça dans les vingt-neuf poèmes de la section. Un monologue avec le vieil âge qui ne s’éloigne guère. Son corps le lui rappelle chaque fois qu’elle pense s’évader dans la ville ou un chemin ombragé par l’été. Parce que la vie se recroqueville et l’horizon se ferme de plus en plus. Comme si après le terrible marathon qu’elle a entrepris il y a si longtemps, après tous les efforts, les émotions, les rires et les larmes, Madame Julie apercevait le fil d’arrivée au loin. Encore quelques foulées pour franchir la ligne dans un dernier soupir.

 

«Et moi,

   aurai-je le loisir

   de regarnir les plates-bandes?

   Revoir

   les marées de la baie du mont Saint-Michel

    les falaises de Capri

    le rocher Percé?

    Ralentis la cadence.

    Il me reste quelques fulgurances

    à apprivoiser.

     L’immortalité par exemple.» (p.33)

 

Ou cette réflexion qui m’émeut et me trouble. Je ferme les yeux, ne bouge plus et m’attarde sur chaque mot pour les sentir et les palper. Je reprends le poème à voix haute pour en épouser le souffle et la musique.

 

«Bientôt

   la Terre me sera de plus en plus brève.

   La suite n’est qu’hypothèse.

   J’ouvre

    grand la bouche. L’Univers

    pénètre en moi.» (p.34)

 

Et le doute, toujours là, impossible à chasser. Toutes les incertitudes qui n’ont jamais manqué de surgir et qui ne s’éloignent jamais. C’est que l’on devient fragile et vulnérable dans son corps qui ralentit chaque jour et qui a du mal avec l’espace. Prudent aussi et beaucoup moins osé dans ses extravagances. 

Moins téméraire, Madame Julie. 

 


DOUTE

 

Tous les refus et les audaces de la jeunesse, l’envie de bondir devant pour mettre la main sur le bonheur, pour le pur plaisir de respirer et de découvrir les merveilles olfactives des champs que le vent poussait discrètement dans l’ouverture des fenêtres. Et là des certitudes qui, subitement, chambranlent. Un flottement, un léger arrêt avant de hausser les épaules et de reprendre la tâche de se pencher sur un carnet pour y dessiner un mot sur une feuille de papier vaste comme un pays. 

 

«Le passé à marée basse

   dévoile les défaites et les triomphes

   les secrets

   les récoltes de la Grande Faucheuse

   Venise et mes poèmes inachevés.

            Ce qui s’en est allé s’en ira de nouveau.

          J’hésite.

    Le néant ou la possibilité de Dieu?» (p.40)

 

Tout ce que l’on croyait oublié sur la tablette du haut de la plus grande armoire revient à l’esprit. Tout ce qui était certain et immuable chambranle tout à coup. C’est que l’heure de vérité approche. La cloche tinte au loin. Madame Julie le sait en ouvrant les yeux sur le matin ou encore en allant dormir le soir.

 

PASSÉ

 

Dans le deuxième volet, Le chant des Origines, Madame Julie prend le temps de regarder derrière son épaule. Pas un pèlerinage, mais quelques souvenirs, comme des photos que l’on retrouve après des décennies. Tout ce qui a été l’aventure de sa vie, ses passions, ses amours, ses découvertes, la maternité et une certitude, un espoir plutôt de respirer pour toujours. 

 

«Douleurs

   qui m’ont tatouée.

   Joies

    terribles des enfantements.

    Quelqu’un qui n’existait pas existe.

    La poursuite de l’humanité

    contre mon flanc.

    Puis le futur est devenu nébuleux.

    J’ai exigé

    qu’on me fournisse des preuves.» (p.35)

 

Que c’est beau, poignant et touchant! «Quelqu’un qui n’existait pas existe.»

Et il est si vaste ce passé, plein de petites routes, de sentiers, de relais à l’ombre où reprendre son souffle devant une plaine folle de collines, une rivière qui coule jusque de l’autre côté de l’horizon avec tous les arbres que le vent épouille. Les rêves aussi oubliés sur le bout d’un banc à l’ombre d’un érable centenaire, ou l’amour, l’homme, le compagnon, ces enfants venus de soi qui finissent par vous regarder dans les yeux, à être des adultes, des étrangers presque. Tout ce temps, qui fait un gros volume avec l’épilogue qui reste à rédiger? Une dernière page peut-être ou deux, un long chapitre, comment savoir?

 

«Au moment où mon corps déclarera forfait qu’on me dépouille de mon bouclier pour que l’âme s’envole.» (p.88)

 

Et il y a encore et toujours l’écriture, les phrases qui ont tant compté dans la vie de Madame Julie. Des images qu’elle caresse jour après jour comme un gros chat qui n’a jamais son contentement de ronronnements. Un mot qui permet d’échafauder un poème et de bâtir un recueil avec plein de fenêtres qui s’ouvrent sur le temps, des rires, des amours et des regrets parfois.

 

PRÉSENT

 

Il y a aussi ce présent, toujours là, un peu inquiétant. Ce monde que Madame Julie a sillonné et qui tremble dans tous les fondements de son être. Les monstruosités que sont les guerres et les massacres qui se répètent de saison en saison, de dictature en dictature. Les folies narcissiques et les catastrophes qui marquent les jours et ne cessent de venir secouer notre quiétude. Madame Julie sourit, hausse les épaules. Elle sait, elle le voit, on lui a dit. Tout va mal ici comme ailleurs. La Terre tressaille, malade de fièvre et de rages qui deviennent des feux qui soufflent des forêts et tout un bord de continent ou encore ces pluies qui emportent les plaines et les flancs des montagnes. 

 

«Dans ma poitrine

   frémissent

    des souhaits de réveil et de verdeur

    malgré la planète qui chancelle. 

    Déchiffre-les déchiffre ce qui s’y déploie

   ma Lucide mon Acolyte.

   Toi qui as vu passer tant de cyclones.

 

    Tu as Vieillesse kamikaze l’obligation hasardeuse et magnifique de

     rappeler que l’humanité en est là depuis l’exode du Paradis et

     pourtant nous voici.» (p.95)

 

Madame Julie reste courageuse malgré tout ce qui tremble et fléchit dans ce monde éreinté. Vivre pleinement dans son corps de plus en plus lent, jusqu’au souffle dernier, là où le présent s’effiloche.

Recueil remarquable de justesse, d’optimisme, de clairvoyance, de détermination et d’amour. J’admire Madame Julie qui s’aventure dans le jour avec un désir d’être qui habite la poète, avive sa passion des mots et leurs cadences. 

Oui, j’espère que vous allez me bercer encore longtemps avec vos poésies qui sont comme des miniatures qui captent mon regard et m’indiquent la route que j’emprunte sans trop y prendre attention, celle que vous avez tracée pour moi avec Monsieur Archambault. Ce recueil en quatre temps, quatre saisons, me réchauffe le cœur et l’âme. 

Rien d’autre. 

 

STANTON JULIE : Dans le blanc des âges, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 108 pages.

https://www.ecritsdesforges.com/produit/a-ciel-perdu-copie/