Nombre total de pages vues

jeudi 24 janvier 2019

LYNE RICHARD VOIT AUTREMENT

J’AIME LE TITRE de ce recueil de nouvelles de Lyne Richard qui évoque la vie de quartier dans ses gestes les plus simples. Les cordes à linge de la Basse-Ville permet de redécouvrir le quotidien dans ses grandeurs et aussi, peut-être, dans ses misères. Vingt-huit courts textes qui poussent le lecteur dans le quartier Saint-Sauveur, un secteur de la ville de Québec, de suivre des personnages qui vont et viennent du matin au soir. L’écrivaine sait voir le milieu qui l’entoure avec une précision singulière. Madame Richard décrit sa ville, un quartier où les gens se croisent, se saluent parfois, doivent combattre des peines et vivre bien des ruptures. Voilà une observatrice hors pair des hommes et des femmes, des enfants aussi, qui sont tous à la recherche d’un peu de bonheur et de paix.

J’aime qu’une écrivaine s’attarde aux occupations quotidiennes pour en surprendre la beauté et une forme de grandeur. Bien sûr, on se heurte à l’amour, la maladie, la mort, les chagrins et la peur qui traversent toutes les vies. Lyne Richard possède cependant ce don précieux de faire voir, comme si elle vous prêtait ses yeux. Le territoire familier devient alors un espace d’explorations et de découvertes.
Madame Richard consacre aussi son temps à la création d’œuvres visuelles, ce qui aiguise certainement sa manière de montrer le monde dans ses agitations. Et ce qui me touche plus que tout, c’est cette empathie que l’on ressent, disons le mot lourd de sens, cet amour pour les gens qui vaquent à leurs activités, jonglent avec des drames qu’il est impossible d’éviter.

C’est là, dans le sous-sol du bungalow de tante Charlotte, que j’ai pris un livre dans mes mains pour la première fois. Chez nous, il n’y avait pas de livres. Je l’ai ouvert et je l’ai senti. Ça sentait la vie rêvée, les voyages d’aventures, ça sentait l’inconnu. Je me suis dit que dans les livres, on pouvait avoir une mère heureuse et un père doux comme oncle Andrew. Ça m’a tout de suite émue, alors j’ai décidé de devenir écrivaine. (p.23)

Il faut retenir ce que dit ici la jeune narratrice. L’écriture permet de s’inventer une vie, de transformer les gens, de trouver le bonheur et d’oublier la cruauté ou les malheurs. Un roman peut changer les parents au contact des mots et des phrases. Peut-être est-ce là le rêve un peu naïf d’une enfant, mais en suivant Lyne Richard, on comprend qu’elle ne dévie pas tellement de ce credo.
J’aime que l’on délaisse les drames qui tapissent les activités des médias et déambuler dans une ville avec le sourire. Ce n’est pas facile le métier de lecteur quand les écrivains s’acharnent à ressasser la misère, la violence, l’exploitation sexuelle et psychologique. Que ça fait du bien de s’avancer dans une éclaircie, de sentir la chaleur du soleil sur sa peau et de s’abandonner au plaisir de vivre un beau matin d’été.

REGARD

Tout arrive à celui qui prend le temps d’observer les gens qu’il côtoie tous les jours. Tout peut s’imaginer quand on étudie la danse des cordes à linge dans le souffle du matin, les chemises, les pantalons qui se gonflent, mais aussi les dessous intimes. C’est terrible tout ce que cet étalage peut raconter sur ceux qui se livrent sans gêne aux regards des passants.

Étendre des sous-vêtements féminins tient du grand art qui consiste à révéler le corps qui ose s’afficher ainsi sur la corde. J’ai toujours pensé que celles qui le faisaient bien étaient des femmes très sensuelles, libres dans ce geste d’une grande beauté qui est de montrer le plus intime de toutes les brassées. (p.42)

Je n’y avais jamais réfléchi avant. Il y a un art de la corde à linge. Avec Lyne Richard, ce ne sont pas seulement des vêtements que l’on place les uns à côté des autres, mais un message que l’on envoie aux gens. C’est certainement ce que j’imaginais quand j’ai écrit La légende de Mémots en 1984, une sorte de conte pour le premier collectif de la nouvelle maison d’édition Sagamie-Québec que nous venions de fonder. Mon héros pratiquait le métier très envié d’accordeur de cordes à linge. Son art permettait de faire entendre une musique harmonieuse les jours de grandes agitations.
Rêver devant cet étalage de vêtements qui danse sous les applaudissements du vent, inventer des personnages, capter des signaux, créer un monde de fantasmes et de désirs peut-être.

VIE

L’art de la photographie permet à un personnage de Lyne Richard de voir bien des choses dans une ville qui semble ne receler aucune surprise quand on y vit depuis longtemps.

Je commence par la rue Arago et je descends jusqu’à la rivière Saint-Charles. Rue par rue. La Basse-Ville est magnifique le matin. Rue par rue le nez en l’air à regarder les corniches, les arbres et les oiseaux. Les vieilles portes aussi. Les jardinières et les perrons. J’ai une fascination pour les perrons, car l’été, quand j’étais petit, après le souper, mon père et moi allions nous asseoir sur le perron. Mon père fumait sa pipe et me racontait sa journée. Papa travaillait au cimetière Saint-Charles et il disait que c’était l’endroit le plus beau du quartier. Parce que, mon garçon, il s’y passe des choses vraies. (p.37)

L’art de voir autrement ce qui nous entoure et surtout de le montrer de manière juste et inspirante n’est pas fréquent. Ces balcons où les familles se retrouvent l’été, une jeune fille qui court dans le parc et qui ne peut retenir ses larmes. Un chien, patient comme tous les animaux, témoin de l’agitation humaine. Des enfants qui s’amusent, un sculpteur amoureux d’une femme qu’il a croisée une seule fois et qui ne peut s’empêcher de l’imaginer dans tout ce qu’il touche.
Impossible non plus d’éviter les cruautés de l’existence. Une jeune fille agressée sexuellement par son grand-père. L’horreur se faufile partout. La vie, même quand on se tourne vers le beau, possède son lot de laideurs. Et il y a ceux qui n’arrivent plus à rêver, qui glissent dans la déprime et qui ont la certitude de sombrer dans un grand trou sans fond. Certains textes m’ont rappelé l’approche de Marie Ouellet qui se livre au même patient travail d’observation dans son recueil Courtes scènes fugitives. Tout comme André Carpentier dans Ruelles, jours ouvrables.

LA VILLE

Ce que j’aime surtout, c’est cette vie communautaire où j’ai eu l’impression de plonger dans une fresque de Jérome Bosch. Ces toiles immenses où les petites histoires individuelles se nouent pour faire partie de la grande représentation. C’est vivant, grouillant, souvent émouvant. Le quartier vibre, comme si la ville respirait et poussait tout le monde dans une chorégraphie qui se fait et se défait selon les heures du jour.

Elle peint cet homme encore et toujours, depuis des semaines, elle peint cet homme qu’elle ne connaît pas. Toujours elle l’enferme dans des racines, elle ne sait pas peindre autre chose que son corps et des racines, même quand il se tient près d’un lac, on ne voit pas le lac sur la toile, on ne voit que l’homme et les racines. Elle, elle dit que le lac est dans ses yeux à lui, elle dit qu’il est le monde à lui seul. Tout un monde dans un corps seul. (p.60)

L’art de vivre dans la plus belle simplicité et dans sa grandeur émouvante. L’imaginaire aussi qui transforme tout.

ORFÈVRE

L’auteure trouve un rythme en ciselant sa phrase qui devient effilée comme un couteau à pain. Un travail d’orfèvre qui s’appuie sur la patience et ne prend fin que quand l’artiste a touché ce qu’elle imaginait avant de se lancer dans sa tâche.
La belle impression de circuler tout doucement dans une suite de tableaux qui m’ont rappelé mon ami Jean-Guy Barbeau qui savait si bien peindre la solitude des femmes, leurs craintes et leurs effarouchements. Combien de fois j’ai rêvé devant ces personnages qui cherchaient à échapper à leur vie étouffante ?
Lyne Richard pratique l’art du regard. Quel plaisir de l’accompagner dans son quartier, de s’attarder dans un parc les jours de soleil et de canicule, de marcher sur des trottoirs usés, de s’arrêter devant une corde à linge après avoir bifurqué dans une ruelle ! 
Une belle dose d’humanité que ce recueil. Une écriture qui tient du carnet, de l’aquarelle et peut-être tout simplement de la manière de prendre son temps pour voir un lieu habité dans toutes ses dimensions. Des textes qui font du bien à l’âme et réchauffent comme une tasse de café noir très tôt le matin, quand le jour n’est encore qu’une promesse.  


LES CORDES À LINGE DE LA BASSE-VILLE, nouvelles de LYNE RICHARD, publiées chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 2018, 134 pages, 23,00 $.

  
http://www.levesqueediteur.com/les_cordes_a_linge_de_la_basse_ville.php

vendredi 18 janvier 2019

ALEXIE MORIN, MON ÂME SŒUR

JE DOIS M'EXCUSER auprès d’Alexie Morin. Je n’aurai réussi qu’à parler de moi dans cette chronique, partageant ses efforts pour trouver l’amitié et l’amour. Toutes les phrases d’Ouvrir son cœur ont été comme une aiguille qui s’enfonçait dans ma peau. Et puis je tente de me rassurer en me disant et me répétant que je n’ai fait qu’« ouvrir mon cœur », tout comme cette écrivaine pleine de générosité et de franchise. Et un livre, quand il vient vous chercher dans vos émotions, quand il devient un miroir, ne peut que sortir de l’ordinaire. Les meilleurs récits sont ceux qui vous retournent l’âme et le corps.
  
Alexie Morin, dans son récit, nous entraîne dans les remous qui ont secoué ses premiers pas, partage ses peurs, son mal-être avec les autres. S’arracher à l’enfance n’est pas une mince affaire et traverser les ponts de l’adolescence demande souvent des efforts inouïs. L’écrivaine et éditrice ne dissimule rien et ses confidences m’ont replongé dans un passé que je croyais loin derrière moi. Elle prouve encore une fois que la lecture se moque du temps et peut faire revivre des événements que vous avez cherché à oublier de toutes les manières possibles.
Jamais je n’ai rencontré une âme sœur en parcourant un roman ou un récit, me suis retrouvé devant quelqu’un qui a semblé vivre tout ce que j’ai pu connaître. Ce mal-être qui donne l’impression de n’avoir jamais le pas, de ne pouvoir trouver sa place. En lisant Alexie Morin, j’ai suis retourné dans mon enfance et mon adolescence, j'ai mis les pieds aux mêmes endroits qu’elle, mais à des époques différentes. 
Alexie Morin a fait ses études primaires à Windsor et le cégep avant de s’installer à l’université. Bien avant elle, j’ai connu l’école de rang tout près de la maison familiale, la septième et huitième année au village. Il me restait à monter dans l’autobus jaune pour terminer mon secondaire à Saint-Félicien. Après, ce fut l’exil, le milieu urbain, la perte de repères, le refuge dans la lecture et l’écriture pour m’empêcher de sombrer. Une libération pour la jeune femme, l’apprentissage de la solitude pour moi. Deux époques, une même sensation d’être de trop, de ne pas avoir sa place à cause de certaines tares.
Deux manières de vivre ces périodes d’hésitations et de découragements, mais une terrible volonté de bousculer tout ce qui nous empêchait de respirer.

IMAGES

Les premiers souvenirs de ma vie sont presque tous faits de lumière. C’est la fête de mon frère, fin mars, printemps hâtif, je vois des rubans de papier jaune pâle qui brillent au soleil et des silhouettes à contre-jour devant la porte-fenêtre. Quand ils s’éloignent, les gens se consument, à commencer par leurs contours, puis leur cœur disparaît aussi, dans une petite flamme blanche. (p.11)

De mon côté, c’est un jour de ciel bleu, quasi transparent. Avec mon père sur un traîneau. Je tiens les cordeaux du cheval qui avance dans le champ sans fin, coupé par de petites falaises qui forment des vagues. Les grosses pattes de la bête permettent de garder un certain équilibre dans cette blancheur. La lenteur aussi, la présence de mon père dans cette neige qui pouvait nous avaler. Mes souvenirs les plus lointains se faufilent entre l’ombre et la lumière.
Pourtant, j’étais moins seul qu’Alexie Morin à l’école. J’avais des amis qui sont encore des amis, mais j’étais fragile. Ma mère m’a donné la méfiance et la crainte des autres, le doute et la suspicion. Une hésitation devant le monde qui me coupait le souffle quand je devais me rendre à la grande église pour la messe obligatoire. Tous me surveillaient derrière les rideaux, j’en étais convaincu, se moquaient de mes vêtements usés, de ma façon de marcher.
Alexie Morin m’a ramené l’angoisse qui m’empêchait de dormir et faisait de moi un guetteur accroché à la fenêtre de sa chambre, celui qui voulait voir la mort approcher sur le chemin de terre, courir sur la pointe des pieds comme un renard qui se faufile dans les hautes herbes.

J’ai très peur des autres. Les autres me sont étrangers. Je ne sais pas comment me faire des amis. Je ne fais jamais le premier pas. Je ne me souviens pas d’une époque où faire le premier pas était en mon pouvoir. Les autres ont dû venir me chercher. (p.21) 

À l’université, je ne suis jamais allé vers mes collègues. J’étais le discret, le lointain, n’intervenais jamais dans les cours. Et que dire des filles ? Comment oser le geste, un sourire, tenter un rapprochement ? Je tremblais dans tout mon être et mon âme seulement à y penser.

ALCOOL

À peine échappé de l’adolescence, j’ai commencé à boire pour m’arracher à moi. Une façon de défaire les nœuds qui m’empêchaient d’amorcer des discussions, d’inviter une fille à bouger sur la piste de danse sans penser m’évanouir, sans imaginer qu’elle allait éclater de rire et me repousser.

La boisson m’aide à tenir le coup dans les fêtes. À tolérer la proximité des autres en si grand nombre. À parler aux autres. À leur parler avec un minimum de confiance en ce que j’ai à dire, ou plutôt, à ne pas craindre leur réaction. À avoir confiance en eux. (p.18)

Cette certitude aussi de ne jamais trouver les mots, de cacher mon sourire à cause de mes dents, de mes deux palettes d’écureuil à l’avant. Comment réussir à capter l’attention d’une fille qui me retournait l’âme et le cœur ? Je devais anesthésier mes peurs pour devenir un être social qui pouvait rire et raconter des histoires, habiter l’espace au même titre que les autres.

REGARD

Tout comme Alexie Morin, j’avais un œil récalcitrant, le gauche, celui qui regardait bien où il le voulait. Je me savais condamné avec un pareil handicap. J’en ai souvent parlé dans mes écrits, particulièrement dans Le souffleur de mots et L’Orpheline de visage. J’étais un coq-l’œil et le monde que je surprenais le matin n’était pas celui des autres. Avec Alexie Morin, j’ai connu le bandeau du pirate, mais j’étais trop orgueilleux ou timide pour le porter à l’école. Je faisais travailler mon œil égaré en cachette, le soir, m’adonnant à la lecture comme à un vice. Si les parents de l’écrivaine ont tout fait pour corriger ce strabisme foudroyant, ce ne fut pas mon cas. Ma mère a refusé catégoriquement l’intervention chirurgicale. J’ai dû dompter mon œil rebelle tout seul.
 
On m’avait opérée pour me permettre, peut-être, d’avoir une vie sociale digne de ce nom. On m’a opéré les yeux. J’avais les yeux croches, comme on disait. Dans les faits, j’en avais un - j’avais un œil croche. J’avais exactement une amie, j’aurais fait n’importe quoi pour elle, et j’aurais fait n’importe quoi pour la garder, y compris raconter, à qui ne l’aurait pas remarquée en me voyant, l’histoire de ma tare génétique. (p.71)

Cette singularité physique provoquait les moqueries à la moindre escarmouche. Les enfants sont cruels, souvent barbares et savent d’instinct les mots qui blessent et laissent des cicatrices.
Et je me suis mis à lire en oubliant de respirer parfois. C’était la seule manière que j’avais trouvée pour redresser mon œil gauche. Et j’avais enfin un refuge où je pouvais devenir le héros qui captait tous les regards. De là mon désir de me faire écrivain, certainement,  de rêver ma vie et de la changer par les mots. Si je suis accroc à la lecture maintenant, c’est à cause de mon œil croche. La littérature m’a sauvé. Je le répète depuis, les livres peuvent faire des miracles et guérir.

DESSINS

Tout comme Alexie Morin, j’ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence à dessiner. Je crayonnais partout, tout le temps, sur toutes les feuilles ou les morceaux de carton que je trouvais. Pour apprendre le monde, montrer que malgré ma tare, je voyais ce qu’eux ne remarquaient pas. Je pouvais m’approprier l’univers dans toutes ses nuances.
Le corps n’oublie rien, le cerveau non plus. Il suffit d’un mot et tout remonte à la surface comme si le temps se débobinait et qu’il vous emportait dans la peur et l’hésitation. Quel voyage j’ai fait en m’attardant aux pages de cette femme courageuse et franche !

Cette trace, je peux la suivre. Tout ce que j’écris, si je suis cette trace, si je lui suis fidèle, sera vrai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent est vrai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent et conforme à mon souvenir. Quand le souvenir auquel me conformer n’existe pas, il me reste le fil des émotions. (p.315)

Vous l’aurez compris, j’ai lu le livre d’Alexie Morin sur le bout de ma chaise, revivant des émotions que je pensais avoir enfouies sous des milliers de phrases.
Un témoignage senti, vibrant, bouleversant, qui permet de croire encore à l’humanité malgré toutes les embûches qui se dressent devant nous. Les manieurs de mots s’attardent souvent à cette terrible tâche. Comment accepter une enfance qui vous a cloué au sol et aurait pu faire de vous un déviant ? Ils reviennent sans cesse sur ce qui les a fait claudiquer, au temps où l’univers se refermait sur eux pour les écraser.
Récit saisissant que celui d’Alexie Morin, une vie qui aurait pu basculer dans les pires excès. Une sorte de miracle s’est produit dans nos enfances et certainement que les livres nous ont maintenus à la surface, nous ont permis de nous tenir debout et de marcher vers cette petite lueur qui ne s’éteignait jamais. Je m’excuse encore, madame Morin, de n’avoir su parler que de moi en parcourant votre témoignage si juste et si touchant. 


OUVRIR SON CŒUR, ROMAN d’ALEXIE MORIN, publié aux Éditions LE QUARTANIER, 2018, 376 pages, 26,95 $.


vendredi 11 janvier 2019

MARIE-HÉLÈNE VOYER SECOUE


ÉCRIRE DE LA POÉSIE de nos jours et publier est pratiquement un geste héroïque. Les tirages sont minces et les lecteurs se comptent sur les doigts d’une main. De plus, la lecture de poèmes a ses exigences et bouscule toujours un peu. Souvent, j’ai l’impression de m’égarer et je dois m’accrocher aux mots pour les sentir dans leur largeur et toute leur longueur. Ce fut le cas dès le premier poème d’Expo Habitat. (Quel titre étrange pour un recueil de poésie.) Marie-Hélène Voyer m’a happé avec sa volonté de nommer les choses pour les faire exister. Un souffle qui m’a poussé dans mon enfance, sur la ferme familiale où j’ai appris le monde et les humains. Ce n’est pas fréquent dans une exploration poétique. Madame Voyer se livre à une sorte de danse qui secoue la terrible aventure de la vie.

Un texte tout simple, un peu naïf même, une sorte de comptine pour la jeune fille qui apprend à respirer et à voir l’envers et l’endroit du monde.

Tombée du fenil
tu te réveilles sur le ciment
sonnée le front léché
par une vache
et tu découvres
quelque chose
comme la tendresse. (p.11)

Nous touchons l’élan sourd qui porte la poésie d’Expo Habitat. Un contact brutal avec la matière qui fait prendre conscience des dimensions de la vie et de l’appartenance à ce grand tout. Ça m’a touché, peut-être parce que j’ai vécu le début de ma vie sur une ferme, au milieu des vaches et des poules, effarouché par les dindons et le taureau qui fonçait sur tout ce qui bouge dans le champ de pacage. Une époque lointaine où j’ouvrais l’œil le matin pour surprendre les champs à perte de vue derrière la grange, les ondulations du trèfle sous les inventions du vent, l’avoine qui blondissait au milieu de l’été. Et je partais dans « les promesses de l’aube » pour aller chercher les vaches qu’il fallait rassembler et diriger vers l’étable pour la traite. Il y avait aussi tant d’oiseaux dans les peupliers qui sentaient si bon au printemps, ces chanteurs qui accrochaient des notes de musique au creux des feuilles et au bord du toit de la grange.
C’était une autre époque, parce que, semble-t-il, la ferme est devenue une usine où les bêtes sont surveillées par ordinateur et la fenêtre d’un téléphone intelligent. Même que certaines bêtes ne connaissent plus le bonheur de déambuler dans les champs, prisonnières de l’étable, condamnées à produire du lait au son d’un quatuor de Beethoven. Oui, la musique classique aide à atteindre les quotas maintenant. Vous avez lu Alessandro Baricco, L’âme de Hegel et les Vaches du Wisconsin ? Vous comprendrez tout après.

SIMPLICITÉ

Voyage dans mon enfance je disais, sur la terre comme nous disions où j’ai inventé toutes les fictions dans les écores de la rivière aux Dorés, sous les aulnes que je prenais pour des baobabs géants, les pentes abruptes derrière le caveau à patates que nous dévalions sur la neige en hurlant de peur et de rire. Les saisons dictaient les travaux et sonnaient l’heure des grandes boucheries d’automne qui se transformaient en véritables fêtes.
Nous avions la responsabilité de tuer les poules quand ma mère décidait qu’une grosse pondeuse serait au menu du soir. L’enfant que j’étais s’exécutait en baissant la tête. J’imagine un parent de nos jours demander à son fils de huit ans d’aller couper la tête du coq un peu trop fanfaron. On appellerait certainement la DPJ. Ces tâches faisaient partie de nos obligations. Il y avait aussi le bois de chauffage que nous devions transporter sur de lourds traîneaux dans la neige même quand la poudrerie effaçait une grande partie de la paroisse. Ce monde a donné naissance à mes écrits.
À huit ans, la vie palpitait dans la cuisine baignée de soleil, avec la mort qui arrivait toujours très tôt le matin. Un agneau, un veau malade ou une vache qui avait agonisé pendant la nuit. Comment oublier ce soir où j’ai dû, avec mon frère, aider une vache à vêler, saisir le veau par les pattes pour le tirer dans le monde ? Je tremblais face à ce mystère.

Tu es seule devant la vache
couchée de douleur
tu regardes son pis
immense de fièvre
et toi tu ne veux pas
d’une poitrine. (p.50)

Je ne sais pourquoi, mais je me suis souvenu des propos du frère Marie-Victorin en lisant Expo Habitat. Le savant disait à peu près ceci : « Pour exister, il faut être capable de nommer les choses. » C’est ce que fait Marie-Hélène Voyer. Elle met le doigt sur tout ce qui l’entoure pour s’ancrer dans les failles du monde et mieux respirer certainement. La poète nous entraîne dans une sorte d’incantation qui crée de grands tourbillons qui m’ont secoué de la tête aux pieds.

Tu étais cette enfant d’affûts et de peurs muettes. Tu étais cette enfant de veilles et d’angoisses, de peurs timides et de rêves mités. Tu étais cette enfant immolée d’ampoules faibles. Chaque nuit, tu inventoriais les désastres à venir sous le portrait souriant du frère André. (p.56)

Je me suis retrouvé à la fenêtre de ma chambre qui donnait sur le chemin de terre, la peur au ventre. Je raconte ces moments d’angoisse dans L’enfant qui ne voulait plus dormir. Les garçons et les filles sont souvent pleins d’effarouchements et de peurs, surtout quand ils grandissent sur une ferme. La nature multiplie les leçons avec la proximité des bêtes, la lutte pour la survie, les maladies, la mort, les travaux et l’obligation de faire face même quand son âme se fait toute frémissante.

ADULTE

L’incantation mute quand l’écrivaine s’avance dans sa vie d’adulte et qu’elle perd pour ainsi dire l’omniprésence de la nature, de l’horizon qui s’ouvre sur le fleuve et le rêve d’un espace « sans cesse médité ».
Quel monde dur et âpre dans Les voyagements où l’auteure a l’impression que le pays a été crucifié sous les enseignes et les affiches de ces commerces qui exposent toute la laideur du monde. Il faut lire L’Oeuvre du grand Lièvre filou de Serge Bouchard pour se buter à cette horreur qui défigure toutes les campagnes québécoises.

Ici plus rien ne vêle
tu as perdu la langue de l’enfance
elle a glissé
hors de toi
comme un veau
mort-né. (p.107)

Pas besoin de beaucoup de mots pour comprendre le désarroi de l’auteure, la douleur qui s’installe et qui fait que les jours sont parfois difficiles à traverser.
La dépossession, la perte de sens, l’absence de contacts ou de fusions avec la nature qui se faisaient rassurantes et, parfois, terriblement inquiétantes.
J’ai frissonné en lisant ce long poème où toutes les forces de madame Voyer se mobilisent pour ne pas accoucher. Saisissant ! Ce texte vous laisse abasourdi et comme épuisé. Toujours la vie qui s’impose avec ses intransigeances.

LES AUTRES

J’ai aimé le recours à la poésie des autres qui coiffe souvent le poème et propose une direction. Le texte de Marie-Hélène Voyer devient une réponse ou un écho qui fait voyager ici et ailleurs.
Belle façon de s’accrocher pour empêcher la dérive, la perte d’être. « Ensemble et tout seul » comme dit Serge Fiori. Habiter, rassurer, respirer dans l’immensité du continent.

Nous ne saurons jamais dire j’habite
mais nous aurons vu nos bouches
aux commissures
des îles et des envolées
organiques
distiller des oiseaux
de suaire
et se dissoudre dans l’écume
laiteuse de nos besognes
si résolument lentes. (p.151)

Une poésie qui m’a forcé à m’arrêter et à regarder tout le gâchis que nous avons fait de nos vies et de notre pays. L’un ne peut aller sans l’autre. La poète tend les mains pour palper cette terre d’Amérique et de désespérances, de rêves hallucinés et de pertes d’identités. C’est rassurant et inquiétant ces poèmes qui deviennent des échos à  ceux de Gaston Miron, Gilbert Langevin, Anne Hébert, Michèle Lalonde et bien d’autres. Ça fait du bien ce lien entre les générations qui ont connu une même angoisse, un même désir d’exister et de se perdre dans le fracas du pays.
Un très beau recueil fait de patience, de tendresse et d’écoute. Des poèmes comme des coups de gongs qui font frémir l’esprit et le corps. Je vais y revenir, ne serait-ce que pour méditer sur ce court texte qui me touche particulièrement.

On vivait dans un monde sans contours et le Nord n’était pour nous qu’une impression blanche. Le Nord avait une splendeur de tache aveugle. (p.137)

« Le Nord devenu une tache aveugle… » Je regarde par la fenêtre et le grand lac devant la maison a été lapé par la poudrerie. Il n’est plus qu’une tache qui mord les yeux. Je respire dans « un monde sans contours. »


EXPO HABITAT, POÉSIE de MARIE-HÉLÈNE VOYER publiée aux Éditions LA PEUPLADE, 2018, 174 pages, 21,95 $.


http://lapeuplade.com/livres/expo-habitat/

vendredi 4 janvier 2019

L’ÉTERNELLE JEUNESSE DU LECTEUR



Une version de cette
John Steinbeck
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
hiver 2018,
numéro 172.

J’AI CONNU LE monde à une époque où il n’y avait pas de télévision, de téléphone intelligent, de Facebook et d’Internet, encore moins de Netflix. Même pas de littérature jeunesse pour nous faire comprendre les vraies choses de la vie, nous faire rêver le monde et ses annexes. Il y avait la radio que nous écoutions religieusement en famille, surtout Les belles histoires des Pays d’en haut où nous applaudissions Alexis quand il mettait son poing dans la face de Séraphin pour lui faire avaler sa galette de sarrasin. Il y avait surtout la voix du cardinal Paul-Émile Léger qui récitait le chapelet en roulant ses « r » de façon vertigineuse. C’était une époque de croyances et de grandes frayeurs, de prières qui donnaient mal aux genoux pendant les heures d’adoration obligatoires dans la grande église du curé Gaudiose de La Doré.

Je suis né un matin, en février. Un hiver plein de bancs de neige et de glaçons, juste avant le déjeuner, dans la maison familiale située à l’écart du village, autant dire au milieu d’une dérive de champs qui s’étiraient tout près de la rivière aux Dorés. J’étais le neuvième de la famille et mes frères les plus âgés étaient déjà des gaillards qui hantaient une mer d’épinettes qui ondulait dans les montagnes jusque dans les contreforts de Chibougamau et plus loin encore, dans des endroits où personne n’était allé.
Ma mère m’a raconté mon premier cri, mon premier regard et mes coups de pieds furieux. Ma mère disait tout, même ce qui ne devait pas être dit, même ce que nous ne voulions pas entendre. Tous les secrets avoués et inavouables, elle les répétait, tellement que nous finissions par les oublier. J’en ai tiré une grande leçon : si vous voulez garder un secret, il faut le répéter à tout le monde. Après, plus personne ne s’en souvient.

L’ŒIL

Je l’ai raconté dans Le Souffleur de mots. Vous le savez, un écrivain passe sa vie à se répéter. Il revient invariablement dans les mêmes traces, changeant les mots et les déguisements, explorant un territoire précis comme le faisaient les trappeurs autrefois.
Ma mère aurait dit : radoter ou placoter, ce qui revenait au même dans son dictionnaire personnel. Mon père haussait les épaules et répétait en souriant : « Autant se fermer le clapet quand on n’a rien à dire. »
J’y arrive : mon strabisme, mon œil croche, le gauche, celui qui ne voulait pas regarder dans la même direction que l’autre. J’étais un enfant coq-l’œil, timide, effarouché, peu certain des chemins qui menaient au village et plus loin encore, jusqu’aux rives du Grand Lac sans fin ni commencement. Je ne voyais pas le monde comme mes frères et ma sœur, comme mes cousines et mes cousins. Jamais je ne pourrais faire mon chemin dans la vie avec tous les gars de la paroisse. J’étais souvent l’objet de moqueries. Bien plus, on disait qu’un oeil croche portait malheur. De quoi devenir ermite comme mon oncle Arthur qui vivait tout près de la rivière Ashuapmushuan, loin du village et de ses rumeurs, dans la tranquillité de la forêt de cyprès.

ESPOIR

En lisant le journal, ce devait être Le Soleil, c’était le seul journal qui entrait dans la maison, j’ai appris qu’on pouvait dresser un œil récalcitrant, le dompter comme un cheval rétif, le mettre à sa main, le faire regarder droit. Il suffisait de le mettre à l’ouvrage, de porter un bandeau de pirate pour voir le monde d’un seul oeil. Un peu plus tard, le docteur Plante de Roberval, un spécialiste du regard, a réussi à me convaincre. Je devais dompter cet œil qui n’aimait que l’oblique.
J’ai pensé à la lecture. C’était naturel. Je savais lire avant de faire mon entrée à l’École numéro Neuf. Ma sœur avait longtemps rêvé de devenir « maîtresse » avant d’être happée par la vie et de faire son service domestique auprès de ma mère. Je fus son unique élève à quatre ans. J’aimais les livres d’aussi loin que je me souvienne. Il y en avait un ou deux à la maison et j’y revenais sans cesse.
Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville m’a subjugué en troisième année. Un gros roman d’aventures avec une couverture solide et des pages d’une belle couleur sombre que Mademoiselle rangeait dans son grand tiroir. Une histoire pleine de rebondissements, de pirates et de méchants, de voyages et de découvertes. Ça hypnotisait toute la classe, même ceux qui ne savaient pas lire. On l’explorait à voix haute, comme au temps de monsieur Aristote. À cette époque lointaine où l’Amérique n’existait pas encore, tout le monde lisait à voix haute dans les bibliothèques sauf monsieur Aristote. Tous les lecteurs croyaient qu’il était détraqué. Imaginez la cacophonie. Comme pendant les débats des chefs, à la dernière campagne électorale où tout le monde parlait en même temps pour montrer son savoir et son intelligence.

LECTURE

J’ai commencé à lire tous les soirs pour faire « travailler mon œil », une sorte de gymnastique. Je savais qu’il fallait avoir les deux yeux à la bonne place pour s’approcher d’une fille du couvent Maria-Goretti. Pas l’une d’elles ne voudrait écouter un gars qui n’était pas capable de la regarder dans les yeux quand il évoquait la toponomye de sa poitrine ? Si ça m’aidait au hockey de ne pas regarder où je fonçais, ce n’était pas la même chose en amour. Fallait avoir l’œil droit vif et clair pour connaître les prémices d’une caresse ou d’un toucher défendu que nous devrions avouer lors d’une prochaine confession.
J’ai lu alors tout ce qui pouvait se lire. Tous les romans historiques d’un certain Dollard-Des-Ormeaux. J’ai appris plus tard que c’était un frère Mariste qui se cachait sous ce pseudonyme. Il m’a ennuyé assez rapidement parce qu’il écrivait toujours la même histoire.
Je suis devenu lecteur de fond avec les quinze volumes de L’Encyclopédie Grolier que j’empruntais, tome après tome, chez monsieur Poirier, un voisin érudit. J’ai découvert alors les contes des frères Grimm, les frissons et le plaisir de la peur. Pays et Merveilles aussi. Même La Bible. J’ai trouvé mon exemplaire dans le camp de monsieur Point, un ami de mon père. Je le jure, on pouvait trouver une Bible dans les endroits les plus étranges en ce temps oubliés des drones et des satellites. Je suis devenu alors un liseur patient, celui que ma mère trouvait ennuyant comme les litanies un jour gris de la Semaine sainte.
Au début du secondaire, j’ai pu lire toute la belle collection Nénuphar de Fides. Les Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers, La minuit de Félix-Antoine Savard, Trente arpents de Ringuet, Marie Didace de madame Guèvremont. J’ai même réussi à lire Jean Rivard, le défricheur d’Antoine Gérin-Lajoie. Toute la bibliothèque de l’école y est passée, une centaine de livres peut-être. Tout ce que je trouvais pour fouetter mon œil sauvage.
Et il y a eu Edgar Allen Poe et ses histoires fantastiques à l’école Pie XII de Saint-Félicien. Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper m’a coupé le souffle. Je l’ai lu trois ou quatre fois d’affilée en oubliant de dormir et de manger. S’il faisait du bien à mon œil, il enflammait mon imaginaire et je partais dans les forêts avec Chingachgook et me perdait dans les forêts du lac Chicoubiche et plus loin encore. Je devenais un guerrier, un farouche explorateur, un combattant intrépide qui portait l’étrange nom d’Oeil de travers.
Est-ce que les Indiens avaient les yeux croches ? On ne le disait pas dans le roman de monsieur Fenimore et il n’en était pas question dans les manuels d’histoire.
Le timide, le craintif et l’inquiet a osé alors secouer ses peurs en s’aventurant sur une scène à l’école. J’ai appris les répliques de Molière, devenais Sganarelle et Clitandre, voulais être Godot, Pozzo et Lucky. Parler, parler pour voir et entendre, devenir un personnage au regard franc, qui savait quelle direction prendre dans la vie.

AVENTURE

La migration à Montréal m’a permis la plus formidable des aventures de lecture. Comme je n’osais pas tellement m’avancer sur les trottoirs de la ville, je lisais, du matin au soir et souvent d’un bord de la nuit à l’autre. Je me risquais à l’écriture aussi de l’œil gauche.
J’imaginais qu’il était possible de tout lire alors. Victor Hugo, Honoré de Balzac, Émile Zola, Cervantès et Homère, Chateaubriand et même un certain Jean-Jacques Rousseau.
Ce fut le ravissement avec Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski,  Léon Tolstoï, Nicolaï Vassilievitch Gogol et Les âmes mortes, Knut Hamsun et Hermann Hesse. Gilbert Langevin m’a fait découvrir Henri Bosco et Jean Giono. Et j’ai fait une grande place à la même époque à la famille Sartoris de William Faulkner. Boris Vian s’imposa après une exploration des territoires d’Yves Thériault.
Je n’oublierai jamais John Steinbeck et Les raisins de la colère. Le miracle s’est produit dans ce roman, à la page 141, tout en haut. Je me souviens encore parfaitement de la phrase. « Et ils se tinrent écartés, considérant à la dérobée le grand frère qui avait tué un homme et qui avait été mis en prison. » Mon œil gauche s’est tenu droit alors, parfaitement parallèle à celui de droite. Ce fut une sorte de transformation. Je devenais le téméraire qui patine sur un fil de fer à des hauteurs vertigineuses. Monsieur Steinbeck m’avait guéri, avec l’aide de tous les autres écrivains, bien sûr. J’étais un miraculé. Tous les livres avaient rendu mon œil semblable à l’autre. Je pouvais aspirer à une vie d’écrivain, jongler avec les mots et m’approcher d’une fille pour la regarder de très près en fermant les yeux.
J’étais drogué alors, plein de dépendance et il n’était pas question d’aller en désintoxication. Ma soif était insatiable. Je pouvais me moquer du temps en lisant. J’étais peut-être né très vieux, mais les livres m’avaient gardé dans le vestibule de l’adolescence. Comme si en lisant je me tenais à l’écart du tic tac de l’horloge. Comme si le temps m’avait abandonné dans un paragraphe de Marie-Claire Blais, Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Louis-Ferdinand Céline et André Langevin.

LA FIN

Beaucoup plus tard, après avoir escaladé des montagnes de livres, je deviendrai peut-être un tout petit garçon tout plissé, courbé et un peu sourd devant le poids des mots, égaré entre les lignes d’un roman éclaté d’Éric Dupont qui sent le lilas. Je deviendrai un fantôme dans un CHSLD ou autre maison où l’on se prépare au grand départ en mangeant mou.
Je raconterai alors aux préposés aux bénéficiaires ma découverte d’Anaïs Nin, mes épiphanies avec Marguerite Duras, Pat Conroy, Günther Grass et Gaétan Soucy quand ils changeront ma couche. Je brandirai un roman de Gabriel Garcia Marquez devant la mort qui s’approchera de mon lit avec un plateau de pilules, pour la distraire, pour qu’elle me laisse le temps de finir mon chapitre, de relire L’odyssée d’Homère ou toute l’ouvre de Victor-Lévy Beaulieu. 
La mort n’en est pas à une page près.
Et puisqu’il faut mourir un jour ou encore au milieu de la nuit, après mon dernier souffle, mon dernier hoquet, je voudrais qu’on m’oublie dans une très grande bibliothèque, dans la rangée des livres peu fréquentés, au carrefour de la poésie et de l’essai. Qu’on me laisse là, dans un coin, un livre à la main pendant les premiers siècles de l’éternité, l’œil gauche ouvert, accroché à une phrase. Parce que lire, c’est s’abreuver à la fontaine de Jouvence, celle qui nous protège du temps et des grandes rafales des trous de mémoire. Lire, c’est demeurer dans l’émerveillement de sa jeunesse à jamais. J’en suis certain. C’est monsieur Michel Tournier qui me l’a dit. Lire, c'est guérir de tout.