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jeudi 8 juin 2006

Caroline Montpetit s'intéresse aux gens ordinaires

Je vais proférer une énormité: les journalistes font rarement de bons écrivains. Ils sont contaminés par la vitesse du quotidien et n’ont guère la persévérance de rendre un texte lisse et rond. L’instantanéité épouse mal le travail de lenteur et de patience qu’exige la littérature.
Caroline Montpetit, journaliste au Devoir, section littéraire, vient de publier «Tomber du ciel», onze nouvelles brèves. L’attente est grande pour une figure connue du monde journalistique.
Je me sens toujours un peu fébrile devant un premier ouvrage, un monde nouveau, un regard qui révèle une direction. Une entrée en littérature a quelque chose d’émouvant, comme les premiers pas d’un bal qui lance dans la vie.
J’ai lambiné d’abord, flâné dans «Un vieil homme», le premier texte du recueil, celui qui place cet univers. Il le faut pour apprivoiser la «petite musique» qui caractérise un écrivain, sentir un souffle et, surtout, repérer certaines balises.

Gens ordinaires

«Il y avait entre nous une maison, un ancien logis de cultivateur, avec une façade de pierre, campée sur la rive abrupte d’un torrent. Elle était invisible de la route, mais une pancarte affichant les mots «À vendre» l’annonçait au bord du rang.» (p.11)
Les drames intimes attirent peu l’attention. Qui s’attarde à la maladie d’un homme qui doit vendre une maison qu’il a imaginée, une femme que la maternité hante, un joueur qui mise sa vie ou une vieille femme qui se faufile entre les trous de sa mémoire. Ces vies, on peut les deviner en s’attardant dans les rues, en se faufilant derrière les pancartes ou en emboîtant le pas d’une dame qui s’appuie sur sa canne. Il suffit d’avoir l’œil, du temps et de la patience, surtout l’envie d’aller au-delà des apparences. Ce que le journalisme ne permet guère.
Ils sont partout ces héros du quotidien. Parce que la vie blesse presque toujours les hommes et les femmes, les abandonne dans des obsessions et des situations qui risquent de les briser.

Retenue

«Chaque automne, comme la plupart des gens de l’île, elle avait pris le traversier pour la côte, seule avec ses bagages. Elle ne revenait que de longs mois plus tard, en même temps que les oiseaux qui envahissent les caps, au moment où l’on pouvait jouer à se laisser pousser par le vent du haut d’une butte, pour s’étendre de tout son long dans l’herbe folle.» (p.112)
Il suffit d’une phrase pour faire vaciller le monde. C’est le meilleur que Caroline Montpetit nous offre dans cette «Ile aux Corbeaux». Une société étouffée dans ses silences et ses haines séculaires. On devine là tout le potentiel de l’écrivaine. Son texte prend la largeur de l’horizon, devient aérien et ample. Une cadence s’impose et nous entraîne doucement. C’est peut-être un tour de force que de réussir cela avec une écriture toute en retenue et en discrétion.
Parce que cette écrivaine préfère l’aquarelle, le petit point pour esquisser des drames, suggérer un glissement qui change la vie, éventer un secret peut-être. Elle n’hésite jamais non plus à tourner le dos à son lecteur au moment où la porte grince. À lui d’imaginer la suite. Il faut aimer les porcelaines délicates pour apprécier ce genre de textes. 
Caroline Montpetit démontre un talent certain même si une volonté de tout maîtriser étouffe souvent ses nouvelles. Il lui faudra aussi mieux choisir ses sujets. Certains textes sont convenus et prévisibles. Je pense à «La visite» entre autres… Parfois cependant, une embellie, un éclat de lumière perce la masse nuageuse. Oui, quand elle arrêtera de trop se surveiller, elle pourrait étonner.
«Louise ferma les yeux. C’était dans ce calme, cette fraîcheur, qu’elle espérait le paradis; un paradis dont elle s’approchait à chaque dose de la drogue qui coulait désormais dans ses veines. Tout à l’heure, comme tous les soirs, ses enfants rentreraient chez eux. Il serait enfin temps de mourir.» (p.126)
J’ai croisé les bras, refermé le recueil et laissé le temps s’avancer pour que les mots s’incrustent en moi. C’est cela la littérature.

«Tomber du ciel»  de Caroline Montpetit est paru chez Boréal.

jeudi 1 juin 2006

Bruno Roy demeure un grand humaniste

Peu d’écrivains publient les réflexions qui surgissent des rencontres et des soubresauts de tous les jours.
Jean-Pierre Guay a osé «cette littérature sans parachute», tentant par tous les moyens de coller à sa pensée et à l’émotion quotidienne. Il s’est fait beaucoup d’ennemis avant de basculer dans le mysticisme. L’ensemble du journal de Jean-Pierre Guay est publié aux «Écrits des Forges».
Nous étions une centaine à suivre cette démarche émouvante, semble-t-il. Bruno Roy était du nombre et il publie son «Journal dérivé» par segments depuis 2003. L’aventure débute avec le volet «Lecture», suit «L’écriture» et, dans un troisième temps, plonge dans «L’espace public». «L’Espace privé» paraîtra sous peu.
Bruno Roy a connu un cheminement exceptionnel. Enfermé dès son plus jeune âge dans un asile, cet orphelin de Duplessis s’est retrouvé pratiquement analphabète à l’âge de quinze ans. Il a pourtant trouvé le moyen de soutenir une thèse de doctorat sur la chanson québécoise.
«J’ai été un enfant qu’on a détourné de son enfance. Je suis né contre les valeurs morales d’une époque. J’ai grandi en l’absence d’une mère et d’un père restés inconnus. Interné illégalement dans un hôpital psychiatrique de sept ans à quinze ans, je suis devenu écrivain», lance-t-il dans un cri en présentant le volet «Écrire».

Langage

C’est par le langage et l’écriture que Bruno Roy s’est extirpé de l’anonymat qui pèse si lourd sur les épaules d’un enfant amputé de son passé. «Journal dérivé» couvre trente ans de vie, de réflexions et d’engagements, présente cet humaniste et homme d’action exceptionnels.
«L’espace privé» devrait émouvoir, même si le lecteur s’est familiarisé avec son monde dans «Mémoire d’asile», «Consigner ma naissance» et «Les calepins de Julien».
Bruno Roy est aussi à l’origine de la série «Les orphelins de Duplessis» présentée à la télévision. Encore là, il a dû faire reconnaître ses droits d’auteur. Dans «Écrire», il raconte ses démêlés avec le producteur et l’écrivain Jacques Savoie qui contestaient son apport au scénario et aux dialogues. Pas très édifiant!
Ce spécialiste de la chanson québécoise, il a écrit des textes pour Chloé Sainte-Marie, est un pédagogue généreux, intègre malgré les obstacles; un homme de paroles qui multiplie les engagements dans les syndicats d’enseignants, à l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec et auprès des Orphelins de Duplessis.
«Écrire m’a appris à me défendre. Les mots sont encore pour moi des armes de précision. Je pense que je dois au milieu de l’éducation d’avoir aiguisé ma conscience critique», précise-t-il en ouverture de son troisième volet.

Durs combats

Les déceptions furent nombreuses pour les orphelins, particulièrement pour Bruno Roy, leur porte-parole. Malgré des excuses, Lucien Bouchard et l’Église sont demeurés sourds devant les revendications de ces largués de la société. Il a fallu que Bernard Landry devienne premier ministre pour qu’ils obtiennent des indemnités individuelles. Dix ans de démarches!
Bruno Roy, comme président de l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec, a réclamé pendant plus d’une décennie que la littérature québécoise occupe une place plus grande dans les institutions d’enseignement et les médias. On ne semble pas l’avoir encore entendu.
«Journal dérivé» fait revivre cette période où le Québec fonce vers la modernité, tente de se donner un visage. Nationaliste convaincu, Roy décrit ces années avec une justesse qui échappe au temps.

Lecture

Autant lire à petites gorgées toutefois. Les pages sont denses. Le découpage par thème rend l’ensemble un peu aride et peut décourager un lecteur impatient. Même si, personnellement, j’aurais préféré le «Grand tout» pour accompagner l’homme qui réfléchit, s’attarde dans des lectures ou s’engage dans des luttes épuisantes, l’aventure demeure unique.
Enseignant, poète et écrivain, il n’a cessé de chercher le chemin le plus fréquentable, de multiplier les expériences. Bruno Roy parcourt le Québec et aime rencontrer les jeunes dans les écoles pour parler littérature et création. Il était à Chicoutimi, il y a quelques semaines et de «Voie d’échange» sur le Saguenay, l’été dernier.
Heureusement, il y a des Bruno Roy au Québec qui choisissent l’intégrité et la réflexion pour se forger une identité. C’est rafraîchissant en ces périodes fangeuses où Vincent Lacroix de Norbourg et les inventeurs de commandites font les manchettes. Bruno Roy fait croire en l’humanité. 

«Journal dérivé»; Bruno Roy»; «La lecture», «L’écriture», «L’espace public», 1970 à 2000 sont parus chez XYZ Éditeur.

jeudi 25 mai 2006

Jacques Poulin donne goût à la vie

À la librairie Marie-Laura de Jonquière, Daniel Bouchard venait de coller un gros cœur sur «La traduction est une histoire d’amour» pour marquer son appréciation. «On est content de vivre après avoir lu cet auteur», répète ce grand lecteur. Il a bien raison.
Je ne sais quel roman m’a accroché d’abord. Il me semble qu’il a toujours été l’un de mes favoris. J’attends sa dernière parution avec impatience, trouvant qu’il traîne un peu de la plume avant de nous gratifier d’un nouveau titre. Il cultive l’art de se faire désirer, on le sait et travaille à un rythme de tortue.
Son tout nouveau roman est arrivé avec la première journée chaude du printemps. Le soleil faisait rouler les carrosses, les bébés nouveaux, sortir les femmes aux jambes blanches et les hommes aux bras déliés. Une bouffée d’été en attendant la canicule.
Je n’oublierai jamais ma rencontre avec cet écrivain au Salon du livre de Montréal. Il présentait «Le vieux chagrin». Derrière une petite table, il semblait un peu perdu et mal à l’aise. Son fameux mal de dos devait encore le faire souffrir. Je l’avais abordé en lui disant combien j’appréciais son œuvre. Il m’avait écouté en silence et gratifié d’une toute petite dédicace en prenant son temps. Je devais ressembler à un admirateur sur le point de faire une crise d’apoplexie. «À Yvon avec mes salutations amicales». Il a signé Jacques Poulin, novembre 1989. Une écriture de fourmis presque. Toute minuscule. J’étais demeuré sans mots.

Attachant

Homme discret, il fait juste ce qu’il faut pour faire savoir qu’il vient de publier un nouveau livre. C’est peut-être cette façon de faire qui le rend si attachant. Mais quel écrivain! Peu savent comme lui installer un décor et faire entendre une «petite musique». C’est sans doute pourquoi il «montre» si bien sa ville de Québec ou la Côte-Nord dans la «Tournée d’automne». C’est aussi un peintre et un géographe. 
«Ma chambre étant petite et envahie par le bruit des voisins, j’ai pris l’habitude de travailler dans les bibliothèques publiques. La plus proche était celle de l’Institut Canadien, dont l’entrée se trouvait rue Sainte-Angèle. Juste à côté, il y avait également la bibliothèque du Morrin College, paisible et très émouvante avec ses boiseries couleur de miel, l’odeur des vieux livres, l’escalier en colimaçon, la longue mezzanine en bois vernis, le bureau ayant appartenu à sir George-Étienne Cartier.» (p.25)
Je pourrais flâner dans le «Vieux chagrin», «La Tournée d’automne», les «Yeux bleus de Mistassini» ou «Volkswagen blues». C’est de la fine broderie, de la délicatesse, un délice que l’on déguste comme un bon verre de porto.
Le vieux Jack

Dans «La traduction est une histoire d’amour», nous plongeons dans un nouveau volet de la vie de l’écrivain Jack Waterman, l’alter ego de Poulin. Il en a les manies et les habitudes. Le vieux Jack a mal au dos, écrit debout en prenant son temps, se laisse distraire volontiers. Le vieux solitaire a gardé son esprit scout, étant toujours prêt à sauver quelqu’un. Il y a encore un chat qui surgit de nulle part et le connecte au monde.
Cette fois, Jack est regardé par Marine, une jeune Irlandaise de naissance qui traduit l’un de ses livres. Ils se voient en fin de semaine à l’Ile d’Orléans et se préoccupent d’une vieille dame et d’une jeune fille suicidaire. Une belle amitié. Le tout permet d’ajouter quelques touches à la fresque. Un chevreuil, des chevaux, un renard, une lenteur calculée qui fait soupirer à chaque phrase.
C’est beau comme une aquarelle folle de transparences. Une tendresse, une chaleur humaine qui fait que cet écrivain est inimitable. Un roman de Poulin se lit sourire aux lèvres. Plus, on voudrait prolonger ce bonheur en étirant la lecture. Ses livres, il faudrait les donner dans les hôpitaux du Québec pour combattre la dépression et la neurasthénie. Pour calmer aussi tous les agités de la performance et de l’excellence.

«La traduction est une histoire d’amour» de Jacques Poulin est paru aux Éditions Leméac-Actes Sud.
http://www.lemeac.com/presentation.php

jeudi 11 mai 2006

Hervé Bouchard propose une aventure

Je rêve de voir «Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard sur scène. Il faudrait peut-être demander à Loco Locass d’incarner ce délire verbal et halluciné. Je rêve de m’enfoncer dans ce texte immense et échevelé, ce chant polyphonique qui désarçonne afin de vivre une émotion pure.
Je me calme. Je reprends mon souffle! Parce que s’aventurer dans un texte d’Hervé Bouchard, citoyen de Jonquière, reste une véritable aventure. «Toutes les chaises sont identiques et pourtant, pas une qui soit à la même place.» Il nous bousculait tout autant dans «Mailloux», sa première histoire. «J’ai été Jacques Mailloux, comédien de naissance, enfant sans drame, dehors tout le temps.»
Je me rebiffe souvent devant les écrivains qui étouffent dans les habits de la langue française. Le français a tellement de détours et de subtilités, il me semble, que la littérature n’a guère besoin de «patenteux de langages». Hervé Bouchard a vite fait de me retenir pourtant. «Aussi la veuve Manchée porte-t-elle une robe de graisse jusqu’aux genoux.» Comment résister? Peu importe les personnages ou l’histoire, Hervé Bouchard échiffe la langue et la réinvente dans un souffle coriace et rugueux comme un vent du nord.

Références

Dans «Parents et amis sont invités à y assister», Bouchard présente une famille d’orphelins d’Arvida. Les références géographiques sont toujours importantes chez lui. Comme si l’écrivain avait besoin d’assurer son contact avec le sol avant de lancer sa complainte. Le père meurt, la mère se retrouve en institution et les tantes innombrables s’occupent des enfants. Les narrateurs sont peut-être des idiots, des attardés ou des adultes qui oublient de grandir. Mais laissons la raison raisonnante et basculons dans ce chant insolite.
«Elles descendirent  et tout alentour était vrai : l’usine au large de leur regard dans un voile de fumée qui sentait, la poussière en gris pâle, l’asphalte conjugué en mou, les poteaux gros de créosote, les murs en brique teintée en trente, les escaliers premiers du nom, des corneilles bleues, des moineaux à motifs et des fils de corde et des fils de fils maintenant tout au sol dans la musique qu’il faut, des érables à hélices, des saules en phase brune, des peupliers prêts à neiger, des ormes à bras, des sorbiers portant grappes, des pommetiers en pleurs, des cerisiers à romances, des terre-pleins à ras bords…» (p.84)
Nous nous enfonçons dans les strates du langage et l’auteur nous emberlificote dans une pâte onctueuse. Un texte qui s’entend fort bien. Il faut voir Hervé Bouchard sur scène, endossant ses textes. Je l’ai écouté plusieurs fois, à Québec comme à Jonquière. À chaque fois il réussit à nous égarer dans sa jungle textuelle et sa transe chamanique.
Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge.

Texte sauvage

Il faut revenir encore et encore sur les phrases de Bouchard pour en goûter la texture et l’inventivité. Je songe à la beauté touffue des lettres de la mère Manchée à ses enfants et à la réplique des fils. À couper le souffle! Ou encore cette véritable litanie autour de Lazare, le ressuscité. Un pur bonheur!
«Levez-vous et frémissez, frémissez, mes amis, car la résurrection du Lazare n’est pas un conte innocent sur lequel on se repose avant d’ensevelir notre frère là. Écoutez-le, lui, qui parle dans sa boîte en peuplier avant son heure, et préparez-vous à fuir.» (p.200)
Un blues qui ne laisse pas de répit. C’est dense, dur, chaque récitatif est écrit à la pointe du diamant. Une forme d’exorcisme qui passe par tous les replis de la vie et de la mort. Tout est là! Du plus cru à la trouvaille poétique qui s’invente des chemins de traverse.
Une souffrance terrible marque les écrits d’Hervé Bouchard. Elle n’est pas sans rappeler Samuel Beckett qu’il ne manque jamais d’évoquer comme l’un de ses maîtres. Une douleur d’être malgré les rires qui peuvent éclater. Ce «citoyen de Jonquière à carnet» est vraiment plein de ressources.

«Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier.

jeudi 4 mai 2006

John Saul livre une réflexion essentielle

John Saul, particulièrement depuis «Les Bâtards de Voltaire», questionne la société occidentale, défait des mythes et des fausses croyances. Dans les «Bâtards», il démontrait clairement que les postulats qui ont justifié les actions des Jésuites menaient aux pires extravagances. La raison et la logique masquent souvent une «irrationalité» terrifiante. Cette pensée tant glorifiée en Occident glisse sur des dogmes qui poussent vers les catastrophes.Saul continue son questionnement dans «Mort de la globalisation». Il s’attarde cette fois à la pensée économique qui a marqué les trente dernières années. C’est peu trente ans dans l’histoire des sociétés, mais assez pour provoquer des ravages terribles.
À partir des années 70, la  plupart des gestionnaires et des économistes ont cru que des échanges commerciaux «affranchis» des États, des frontières et des barrières tarifaires apporteraient richesse, liberté, démocratie, paix et recul de la pauvreté. Nous avions enfin la clef de l’Age d‘or. Les échanges commerciaux se sont multipliés à un rythme étourdissant et la spéculation est devenue un sport pour les nuls. Cette croyance a justifié les fusions, les intégrations et les entreprises sont devenues monstrueuses, échappant aux pays et à toutes les lois. «Great is beautiful» pour parodier Schumacher.
Trente ans plus tard, la privatisation, la productivité, l’excellence et la compétitivité ont fait en sorte que les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. Des entreprises «éléphantesques» ne paient plus d‘impôts et se cannibalisent. La spéculation devenant un véritable cancer.

Nouvelle-Zélande

John Saul fouille, questionne, cite des exemples, jongle avec ces chiffres dont nous sommes si friands. La Nouvelle-Zélande, que la Banque mondiale du commerce citait en exemple, demeure un cas troublant. Le gouvernement a liquidé et privatisé plus de quarante entreprises d’État. Le commerce et l’entreprise privée règleraient tous les problèmes sociaux et économiques, croyait-on. Résultats : pauvreté accrue, recul des salaires et dette extérieure doublée. Les élus ont fait marche arrière pour réglementer. L’Argentine, après avoir privatisé sa société nationale du pétrole, crée une nouvelle entreprise d’État.
La Malaisie s’en tire et la Chine connaît un essor économique formidable parce qu’ils ont refusé les diktats de la Banque mondiale du commerce. Ces états dictent les manières de faire et encadrent le commerce.
Les ténors qui réclament la privatisation de la Société des alcools du Québec ou d‘Hydro-Québec devraient lire John Saul. Les gourous de la productivité, telle la présidente de la Chambre de commerce de Montréal, qui répète que la mondialisation est inévitable, auraient avantage à se tourner la langue. Les traités se font à sens unique, nous l’avons vu dans le conflit du bois-d’oeuvre entre le Canada et les États-Unis. Est-ce encore du libre-échange quand il faut payer un milliard pour vendre son bois?
«Et les mécanismes de production et de commerce ont changé parce qu’un dollar faible signifiait que les Américains, du fait du boom de leur économie, ont pu s’emparer d’entreprises canadiennes avec une décote de trente pour cent et convertir l’accord bilatéral en stratégie fiscale.» (p.139)

Retour de l‘état

John Saul démontre que le commerce doit être au service de la société et non l‘inverse. Le bien commun des citoyens doit prédominer et c’est ainsi que l’on combat la pauvreté, les distorsions entre les régions et les continents.
L’essayiste, également romancier, prévoit la résurgence des états-nations. Les économistes qui réclamaient l’abolition de toutes les frontières et la non-intervention des gouvernements devront ajuster leurs discours. Il faut revenir aussi à des dimensions plus humaines et reprendre une économie abandonnée aux méga-entreprises.
«Le défi aujourd’hui est à la fois plus complexe et plus intéressant. Il se pourrait que nous soyons désormais non seulement à la fin de la période globaliste, mais aussi à la fin de la période rationaliste occidentale et de son obsession des structures claires et nettes dans tous les domaines.» (p.373)
Une réflexion essentielle pour ceux et celles qui commentent l’actualité. Et n’en déplaise aux «jovialisants» de la région et d’ailleurs, l’humanité devra se tourner vers l‘écologie et le développement durable si elle veut un avenir. Les Organismes non gouvernementaux (ONG) et les «verdoyants» dessinent le futur de la planète. «Mort de la globalisation» est un plaisir d’intelligence et de lucidité.

«Mort de la globalisation» de John Saul est paru chez Payot.

jeudi 27 avril 2006

Daniel Poliquin jongle avec ses obsessions

 Daniel Poliquin, écrivain et traducteur, publie depuis 1982. Traductions de Jack Kerouac, Matt Cohen, et Mordecai Richler que les Québécois ont aimé détester. Il a mis en français «L’Evangile selon Sabbitha» de David Homel, un autre que plusieurs ont conspué récemment pour ses propos sur la littérature québécoise. Ce Franco-Ontarien semble avoir un faible pour ceux qui prennent le Québec pour cible.
Daniel Poliquin a chargé le nationalisme québécois lors du référendum de 1995 sur la souveraineté. Dans «Le roman colonial», paru en 2000, il fustige tous les indépendantistes, surtout René Lévesque et Lucien Bouchard, fouille le passé de Lionel Groulx pour jongler avec des effluves d’antisémitisme. Beaucoup de mauvaise foi, même s’il soulève des aspects que je partage quand il parle des colonisés. Daniel Poliquin semble surtout avoir du mal à assumer son statut de francophone né hors Québec.

Grande noirceur

«La kermesse», son récent roman, plonge dans la «grande noirceur». Lusignan, fils de Canadien français, on disait cela à l’époque, s’en tire bien à la guerre de 14-18. Il ramasse les cadavres après les affrontements, raconte des histoires pour passer le temps. Son père est menuisier et charpentier comme le célèbre Joseph de la Bible, sa mère Marie, une mystique qu’on finira par enfermer. Lusignan a étudié juste assez pour être écrivain, journaliste, fonctionnaire, propagandiste de l’armée et imposteur. À son retour au pays, il s’approprie le titre de vétéran, se noie dans l’alcool et les hallucinations. Il sera itinérant à Hull et Ottawa, sauvé par Concorde, une rescapée du village de Nazareth, où l’on pratiquait l’inceste et le viol héréditairement.
«Quand mes trois petites sœurs sont mortes de la grippe espagnole, ma mère s’est tuée en se jetant dans le puits. C’est comme ça chez nous: les hommes se pendent dans la grange ou se pètent la cervelle d’un coup de fusil de chasse dans la bouche; les femmes se jettent dans le puits ou la rivière. Mais c’est moins compliqué de les repêcher dans le puits que dans la rivière. Mon père s’est pas suicidé. Il est mort du cancer du rectum; ça faisait trente ans qu’il était assis dessus, tu comprends… » (p.145)

Histoire

Daniel Poliquin réussit à rendre vivant ces personnages qui endossent des concepts qui ont secoué le Québec au cours de son histoire. La religiosité obsessive, la nostalgie de la France, les dérives étranges et l’«appel de la race». Le parcours de Lusignan épouse les soubresauts du Québec et ses idéologies marquantes. Misères à la petite semaine, migration aux États-Unis, participation à la guerre, retour et errance avant de rentrer au village pour rattraper les gestes d’un père quasi muet. À retenir la description de la belle société d’Ottawa, le monde d’Amanda Driscoll qui rêve de bals et de grandes épousailles.
Les personnages se noient dans leurs rêves, trichent, mentent, manipulent, usurpent des identités, perdent contact avec la réalité et finissent fous ou obsédés. Ils sont avalés par des tares héréditaires, rongés par une forme de cancer impossible à déjouer. Ses personnages illustrent les idées âpres et peu subtiles de Poliquin.
On peut sourire devant cette fresque si on ne connaît pas la hargne de Poliquin envers le nationalisme québécois. Étonnant que les médias négligent le côté acrimonieux de cet écrivain, préférant jongler avec des clichés et oublier les assises de ses romans.
Une charge qui passe grâce à l’écriture, une forme d’humour qui grince aux encoignures et grossit le trait comme dans «L’homme de paille». Le lecteur peut garder ses distances, mais cette prose laisse un goût un peu amer.
Malgré son amour pour les empoignades et les raccourcis, Daniel Poliquin demeure un formidable conteur. Je ne peux m’empêcher de croire qu’il dilapide un immense talent en se complaisant dans cette «rage antinationaliste» qu’il ravive de roman en roman.

«La Kermesse» de Daniel Poliquin est paru aux Éditions du Boréal.