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mercredi 20 avril 2005

Élisabeth Vonarburg s’inspire de son enfance

«La Maison d'Oubli» d'Élisabeth Vonarburg, premier tome de la série «Reine de Mémoire», touche d'une façon particulière.
Le lecteur ne sera jamais dépaysé même si l'écrivaine l'entraîne dans une «fantaisie historique». L'histoire s'amorce en 1780 en France, dans une petite ville près de Toulouse. Les personnages vivent du commerce ou en travaillant la terre. Les Mages, ceux qui ont des talents et peuvent utiliser différentes formes de magie, dirigent une communauté plutôt paisible. Plus au nord, les christiens ont un lien direct avec les catholiques que nous connaissons mieux. Une guerre vient de prendre fin. Voilà l'aspect géographique et historique du roman.
«J'ai beaucoup puisé dans mon histoire, celle de ma grand-mère qui est d'origine asiatique. Mes demi-soeurs vont lire ce roman d'une façon particulière», explique l'écrivaine qui a toujours fait des efforts pour maquiller ces aspects dans ses romans antérieurs. «J'ai toujours puiser dans mon environnement ou mon histoire mais pas autant que dans «La Maison d'Oubli»», précise-t-elle.

Processus

«Je travaille toujours avec des lecteurs. Des hommes au départ. Certains parlaient de l'histoire, d'autres des personnages. Quand j'ai fait le même exercice avec des lectrices, elles me suivaient avec enthousiasme», explique la romancière en préparant le café.
Le gros chat impassible circule lentement, avec application, sans un regard.
«Je lance des perches, mais cela ne veut pas dire que je prends toutes les suggestions. Certains  demandaient des éclaircissements, des précisions mais pas de transformations importantes», explique la romancière en mentionnant qu'elle vient d'acquérir un tout nouvel ordinateur. «Et c'est la première fois que j'ai une file de lecteurs au salon du livre de Québec. Je suis arrivée et ils m'attendaient avec mon roman sous le bras», dit-elle en s'amusant de la scène.
L'ordinateur, elle l'apprivoise lentement. Nous revenons à son roman et à l'histoire.

Des enfants

«Mes personnages principaux sont des enfants parce que cela nous permet de tout découvrir en même temps qu'eux. C'est un vieux truc. Les enfants posent des questions comme les lecteurs en fait», dit elle.
Un langage aussi, on y revient toujours quand on discute avec un écrivain.
«Je voulais respecter l'époque. Je me suis beaucoup inspiré de mon vieux «Lagarde et Michard» pour la langue et évoquer l'époque. Une belle bataille avec la correctrice mais comme elle me suit depuis des années, on finit toujours par s'entendre», raconte la romancière. Une manière de constater comme Élisabeth Vonarburg aime tout maîtriser quand elle se lance dans l'écriture.
Un roman où tout arrive imperceptiblement. «C'est la manière Vonarburg et les lecteurs doivent s'habituer. Je pense que j'ai une écriture très cinématographique. Ce sont des blocs qui avancent, des descriptions qui en font rager certains mais je suis comme cela», tranche-t-elle.
Le second volet est déjà quasi terminé. Deux romans par année pendant deux ans. «As-tu hâte de lire la suite?», lance-t-elle, un peu espiègle. Bien sûr. Les jumeaux Pierrino et Senso, et surtout la jeune Jiliane, la troisième pointe du triangle, sont de bons guides. Vivement la suite! Mais je devrai attendre jusqu'en novembre.

«Reine de Mémoire, La Maison de l’Oubli» d’Élisabeth Vonarburg est paru aux Éditions Alire.

vendredi 15 avril 2005

Suzanne Jacob nous invite à la méditation

Nous entrons dans «La part sans poids de nous-mêmes» comme dans une cathédrale. Un moment de recueillement. Le silence. Après, l’escalier nous aspire vers les hauteurs. Nous grimpons en cherchant notre souffle. Nous tenons le texte à deux mains, un présentation très soignée de Marie-Christine Lévesque. Rien de trop appuyé ou de trop incisif.  Il faut se faire économe devant une artiste qui niche sous le toit des églises.
Tout en haut, après avoir poussé la porte de l’atelier, une femme nous regarde, sourire doux. Un ange. Elle semble venir d’une autre époque ou plus simplement elle a glissé hors du temps. Cheveux blancs, vêtements qui dissimulent un corps que l’on sent puissant et plein d’énergie. Le visage rayonne. Nous sommes devant la femme «qui parle avec les anges». Il ne reste plus qu’à écouter. Le guide s’avance. Il se nomme Suzanne Jacob.
«L’ange est la part sans poids de nous-mêmes. La part qui se soulève et qui s’échappe. Celle qui prend son essor et vole, dans l’éveil ou dans les rêves. Pourtant, quand on est soulevé et qu’on échappe au poids, dans l’éveil ou dans le rêve, ce ne sont pas des ailes qui nous meuvent, qui trompent le temps et la distance, qui abolissent tout effort, toute fatigue.» (p.19)
Le ton  est donné. Il ne s’agit pas d’une étude minutieuse du travail de Muriel Englehart mais d’une réflexion sur un monde qui a habité l’imaginaire pendant des siècles. Les anges, ces compagnons si près des humains et si conscients de l’Au-delà. Les passeurs, les témoins qui consentaient à suivre les vivants et qui les quittaient dans la mort, au dernier souffle.

Questionnement

Suzanne Jacob, dans un texte précis, magnifiquement écrit, questionne, nous pousse vers ces grandes figures paisibles qui constituent l’univers de Muriel Anglehart. Cette part de soi qui aspire à la légèreté et peut-être aussi à l’immortalité. Ce côté de l’humain qui ne trouve plus sa place dans un monde entièrement voué au commerce. Quelques pages mais c’est suffisant pour «entrer en méditation». Lecture mais aussi prière.

«Comment t’éveiller quand tu ne sais pas où tu dors», dit l’ange à Gitta Malasz. L’ange, c’est la voix qui s’est ouvert un passage jusqu’à Gitta à travers le vacarme de la guerre. Cette voix, si elle a traversé le vacarme de la guerre, peut donc franchir le vacarme des pires tempêtes de décibels, peut donc arriver jusqu’aux oreilles d’un homme ou d’une femme du XXIe siècle.» (p.21)
Au bout du texte, le visiteur regarde les sculptures filiformes de Muriel Anglehart comme s’il était dans son atelier. Les photographies nous portent et guident le regard. J’ai fait le parcours, plusieurs fois, m’attardant à une longue main ouverte, à une paume tendue pour le don ou l’obole, m’arrêtant à un visage perdu dans un bonheur paisible. Et après, encore Muriel Anglehart devant son miroir. Oui elle voit les anges, surtout quand la lumière prend plaisir à inventer des formes. A la sortie du livre, nous plongeons dans l’escalier, apprenant à redevenir lourd, vivant. Peut-on quitter une femme qui sait voir ce que nous ne voyons plus.
Suzanne Jacob, Muriel Englehart et la photographe Dominique Malaterre offrent un livre impeccable et nécessaire. Un plaisir pour qui veut voir.

«La part sans poids de nous-mêmes» de Suzanne Jacob est paru aux Éditions du Passage.

Montréal décrite par cinq écrivains

Plongeons dans un monde d’odeurs et de bruits. Le Montréal un peu étrange et sordide que l’on découvre en se perdant dans les rues et les ruelles. La contrainte était intéressante pour les cinq écrivains de ce collectif.  Unité de lieu. Montréal. Mais aussi une couleur: le noir.
François Barcelo dans ses textes courts est excellent. Il sait ménager ses effets, utiliser à bon escient son humour et son cynisme. Je n’ai pas tout lu cet auteur mais assez pour savoir qu’il est capable du pire et du meilleur. Il a souvent tendance à se fatiguer de son sujet dans ses romans plus ambitieux. «Tant pis», un roman fort bien lancé, tourne à vide. Par contre «J’enterre mon lapin» est un petit bijou.
Dans «Blanc comme neige», il sait être cinglant, imaginatif, sordide et cruel. Barcelo joue des contrastes et je l’ai suivi dans les situations les plus invraisemblables. Je n’en demandais rien de moins.

Marie-Claire Blais

Marie-Claire Blais, même dans un texte relativement court, déstabilise. La vie n’est pas linéaire. Pour aller d’un point à un autre, que de détours, de virages et de retours. Il y a aussi les autres. Chaque individu est une cellule de l’humanité. L’auteure de «Soifs» témoigne en reprenant la «simultanéité» si chère à Virginia Woolf. Plus, elle fait de cette «simultanéité» la trame ou la manière de son récit. Tout ce confond, se lie dans une poussée qui va et vient.
Nous accompagnons toute une jeunesse perdue et à la dérive. Nous sommes à Montréal mais aussi au Cambodge et ailleurs. Il y a ce lieu, un espace mais peut-être le temps s’est-il défait.
«…Nous venons tous de loin et d’ailleurs, et de tous les coins de ce pays si vaste, chacune, chacun arrive ici tous les jours, Pierro dit qu’il y en a trop de ces filles qui cherchent du travail, mais il ne refuse personne, c’est lui qui prend d’abord l’argent derrière son bar, le Diamant de Nuit, il nous remet ensuite ce qu’il nous faut pour vivre, ce n’est jamais assez mais Pierro tient à payer nos vêtements court qu’il choisit lui-même…» (p.43-44 )
Une écriture comme un long ruban sans fin qui égare le lecteur, le reprend, le bouscule et le ramène. Une vague qui monte, descend et repart. Il faut oublier les balises et s’abandonner à ce regard qui fait songer aux grands courants marins qui ceinturent la planète.
Passons sur André Truand et «sa petite âme». Banal, long et ennuyeux.
Chrystine Brouillet rapplique avec Maud Graham. L’histoire est bonne en ce temps de verglas, précise, étrange mais l’écriture ne lève jamais. Le verglas a peut-être tout figé. L’étrange impression de plonger dans les pages d’un journal par moment. Des dialogues plaqués et artificiels. Peut-être Chrystine Brouillet a trop écrit pour la jeunesse. Elle dit tout, explique tout et cela devient fort agaçant. Le lecteur a aussi droit à son espace pour rêver le texte.
«La situation était bien pire qu’il ne l’avait imaginée. Pour leur sécurité, des milliers de personnes devaient quitter leur maison, se regrouper dans des gymnases et des centres d’accueil. Certaines refusaient de quitter leur demeure et devraient être expulsées pour leur bien. Les policiers de Montréal, inquiets, épuisés, dépassés par ce désastre imprévisible, étaient tous mobilisés. On attendait maintenant l’intervention de l’armée canadienne. Des camions sillonneraient bientôt les rues, transportant des hommes, de sacs de couchage, des couvertures pour équiper les sinistrés.» (p.102)

Pellerin

Gilles Pellerin termine l’aventure. Visite d’une maison un peu étrange. Le décors et après les personnages. Nous sommes souvent déroutés. Nous devons user de tous nos sens pour nous y reconnaître, revenir en arrière, recommencer la lecture. Une véritable aventure sensorielle.
Gilles Pellerin tisse sa toile et à la toute fin, c’est le lecteur qui est attaché sur la chaise et qui fait face à un obsédé. Étrange et dérangeant. Et quelle écriture !
«Montréal: le ciel américain (très bas, pas métaphysique pour deux sous); une ruelle qui cherche le nord en se faufilant entre les hangars; la poussière; les tempêtes de pollen; l’assemblée spontanée de citoyens chevauchant des chaises pliantes sur le trottoir, devant le bloc de béton qui tient lieu de seuil; des pizzerias, des vitrines surchargées de bocaux de poivrons rouges marinés; le simple mot smoked meat; le combat contre les portes du métro quand l’air chaud se précipite dans l’hiver comme dans la mort au moment où vous cherchez à entrer.» (p.129)
Trois très bons textes sur cinq, c’est beaucoup

«Montréal noir» de François Barcelo, Marie-Claire Blais, Chrystine Brouillet, Gilles Pellerin et André Truand, est paru aux Éditions 400 coups.

Gaston Miron l’allumeur de conscience


Gaston Miron a eu droit à des funérailles nationales en 1996. Ce n’était que justice pour ce poète qui a consacré sa vie à ce pays qui n’arrive pas à se dire oui.
Voilà un homme, un poète à son corps défendant, un militant de l’indépendance du Québec qui n’a jamais fait de compromis, un chercheur d’identité qui jamais n’a hésité à pourfendre les politiciens et ses concitoyens. Particulièrement quand il s’attarde au «charabia ou le traduidu» pour qualifier la langue des Québécois. La publication de ces textes rédigés entre 1953 et 1996 nous plonge dans la pensée de Miron et illustre le combat de sa vie.
Je ne peux m’empêcher d’évoquer cette rencontre. C’était à Paris, en 1985. En plein Quartier latin, nous étions tombés sur lui. Il s’était mis à discourir comme lui seul savait le faire. Une demi-heure à s’attarder sur la pauvreté de la langue des Québécois. Il s’émerveillait devant les Français qui sortaient le mot juste, le mot exact pour décrire leur réalité. Il levait la voix en gesticulant devant les sourires des passants. Il parlait de «porte et de portillon».
J’ai retrouvé les mêmes expressions dans la conférence de l’Estérel que Miron prononçait en 1974.
«Attention au portillon. Au début, je ne saisissais pas, puis, tout à coup, la lumière s’est faite et je me suis dit : «C’est vrai : c’est un portillon, ce n’est pas une porte, car une porte, qu’elle soit petite, moyenne ou grande, elle bouche toute l’ouverture. »… Je monte ensuite dans un wagon de train et je lis : «Attention à la portière ». Une autre porte et cette fois-là c’est une portière!» (p.147-148)
Comme quoi Gaston Miron avait de la suite dans les idées et ne craignait pas de se répéter.

Accompagnement

Dans «Un long chemin», le lecteur découvre le militant, l’homme public et le poète. Nous remontons à l’enfance, à Sainte-Agathe-des Monts, à «l’illumination» où Miron prend conscience qu’il est un colonisé et un aliéné. Nous effleurons alors les assises de son combat, la charpente de sa poésie et le terreau de sa lutte. Miron restera toujours déchiré entre l’urgence de l’action politique directe et la poésie, cette souffrance existentielle.
«Ce constat d’aliénation de ma langue chez moi eut l’effet d’un choc. Je m’expliquais ma langue approximative, parlée et écrite. J’utilisais la dérision : quelle langue parlez-vous, Monsieur ? Je parle l’approximatif, je parle l’à-côté, je parle autre chose. Ce choc remit en question de fond en comble le rapport à ma langue tout court, puis le rapport du langage à la réalité et le rapport à mon travail poétique. Désinvestir ma langue de la langue de l’autre, redonner aux mots le sens de la tribu : je devins un obsédé, je le suis toujours, du mot juste et jusqu’au bout, de la précision absolue du mot, de la propriété des termes à tout prix.» (p.108)

Blessure

L’aliénation. Voilà une blessure «à l’esprit» qu’il est difficile de cautériser. Miron ressentait cruellement qu’il était d’avant l’affirmation de son peuple, un «homme archaïque». Une souffrance, une douleur qui le figeait devant le poème qui semblait toujours vouloir se dérober. Pourquoi s’armer de la parole quand le nous collectif n’existe pas? Écrire ou se rouler les manches pour faire advenir les choses?
«Un long chemin» présente ce grand poète, esquisse la démarche intellectuelle d’un homme qui a cherché la cohérence pendant toute sa vie. Juste pour cela, il mérite notre admiration.
Toutes les proses ne sont pas d’un même poids littéraire. Souvent nous plongeons dans des textes lourds, maladroits dans leur facture et leur argumentation. Il est vrai que nous lisons souvent la transcription de conférences. Cela explique bien des maladresses. Pensons aux lettres qu’il expédiait aux mécènes de l’Hexagone.
L’ensemble pourtant a le grand mérite d’esquisser la «carte géographique de la pensée» de Miron, de montrer l’étendue de son action. Il n’était pas qu’un théoricien. Jamais il n’a hésité à mettre la main à la pâte dans les tâches les plus humbles.
Reste que les mots ne venaient pas naturellement à ce militant qui devait varloper pour en arriver à un texte qui gardait son tonus. Il aura donné sa pleine mesure dans la poésie.
Des écrits qui, malheureusement, demeurent d’actualité. La situation n’a guère évolué dix ans après la mort de cet allumeur de conscience. Merci à l’Hexagone de garder les mots de Gaston Miron sur le réchaud. Ils nous rappellent notre devoir de Québécois. Un travail d’édition exemplaire. Une manière aussi de comprendre pourquoi la poésie de Gaston Miron a su rejoindre l’universel. Elle témoigne de ce qu’est le fait français en cette terre d’Amérique et ce qui menace son existence.

«Un long chemin, Proses 1953-1996» de Gaston Miron est paru à L’Hexagone.

Deux enfances du bout du monde


Louise Desjardins et Mona Latif-Ghattas racontent leur enfance. L’une est née au Caire et l’autre à Rouyn-Noranda. Une correspondance qui aura duré six ans.
L’idée est excellente ! Que voilà une belle manière de visiter l’enfance, d’esquisser un monde que nous portons toute la vie. La vie à Rouyn n’est pas celle du Caire même si la famille demeure la famille. Une sorte de jeu de tennis où chacune retourne sa version en attendant la frappe de l’autre. Tout y passe! Les parents, les frères et sœurs, les grands-parents et la famille élargie. Les drames aussi qui égratignent la mémoire.
«Même si nous habitons aux deux bouts de la terre, je crois que nos papas et nos mamans se ressemblent, malgré tout. C’est peut-être la même chose pour nos frères et sœurs. Je te présente le mien, mon seul et unique complice.» (p.33)
Malheureusement, les deux écrivaines ont eu l’étrange idée de régresser et de redevenir des petites filles pour visiter leur enfance. Si c’est charmant au début, on se lasse vite des «mon papa» et des «ma maman» qui émaillent les textes.
Mona Latif-Ghattas et Louise Desjardins empruntent ce même ton de petites filles naïves qui découvrent le monde et l’idéalisent. Le tout devient prévisible, gentil et sans grande signification.
Les deux complices passent rapidement sur les zones d’ombres, effleurent des secrets de famille et des drames qui sont à peine esquissés. Jamais une question malgré des mondes opposés. Les agissements des parents ou la place des filles, par exemple… Chacune raconte sa vie sans trop se soucier de l’autre. L’échange n’a pas lieu. L’entreprise aurait pris une tout autre couleur si les écrivaines avaient regardé leur enfance avec des yeux d’adultes. Il me semble que nous ratons ici une belle occasion.  

«Momo et Loulou» de Louise Desjardins et Mona Latif-Ghattas est paru aux Éditions du remue-ménage.

http://www.editions-rm.ca/livre.php?id=1177

Stéfani Meunier réussit un très beau roman

Stefani Meunier signe un premier roman qui me fait penser à «L'étranger» d'Albert Camus. Qui a oublié Meursault, son détachement, son impossibilité à être du bord des humains? Une même ambiance dans le roman de Mme Meunier, un même sentiment d'être «étranger» aux autres. Sans la froideur et l’indifférence cependant.
Des prénoms ici et là, des hommes avec qui la jeune femme chemine, des rencontres et la solitude. La narratrice n’arrive pas à s'attacher aux gens, à s'enraciner et à vivre l'amour. Une solitaire heureuse et peut-être que c'est là son problème. Elle adore sa maison des Laurentides, son bord de lac, les promenades dans la forêt où la végétation s'ancre profondément dans la terre. Tout comme elle était bien dans son appartement de Montréal. Bien dans sa solitude.
Elle rencontre un musicien. Il a l'âge d’être son père. Elle pourrait être sa fille. Un instable, un survenant qui a toujours fuit. Il est musicien et chanteur. Il a fait carrière sans connaître la gloire, vécu l'amour sans s'accrocher. La narratrice voit peut-être en cet homme ce qu'elle sera dans quelques années. L'un et l'autre se confient, se questionnent et s'aident à devenir de meilleurs humains.
«Je croyais que je n'avais plus de coeur quand j'ai rencontré le vieil artiste. Peut-être qu'en effet, je n'en avais plus. Ou bien que j'avais voulu l'endormir, que je ne le savais pas mais qu'il était là, presque intact. C'était un vieil homme. C'est peut-être ce qui explique que je ne l'ai présenté à personne. Je n'aurais pas su comment le présenter. Je n'aurais pas su définir notre relation. C'était de l'amitié, et c'était peut-être autre chose. Mais je n'aurais pas voulu avoir à expliquer ce que c'était.» (p.11)
Les longues périodes de réclusion succèdent à ces moments où elle se noie dans la frénésie des bars. Dans ces aquariums, elle brille. Tous parlent, rient, dansent, jouent le jeu de la séduction, s'amusent et les rencontres, l'alcool aidant, deviennent possibles. La mécanique des amours fonctionne.

Intime

Dans l'intimité, la narratrice se referme comme une noix et après quelques émois, le désir d’être seule face à son lac, dans la forêt où les lièvres prennent la couleur de leur environnement, devient plus fort.
«Je me suis demandé pourquoi je me trouvais intéressante seulement quand j'étais seule. C'était peut-être parce que, quand j'étais seule, je ne jouais pas. Mais ce n'était sûrement pas ça. Depuis le temps que j'essayais d'être quelqu'un d'autre, peut-être que j'en étais venue à me jouer la comédie à moi-même, sans trop m'en rendre compte, comme ce clown qui n'a plus de visage. » (p.35)

Recherche

 L'auteure tente de mettre le doigt sur ce qui empêche la narratrice de toucher les gens qu’elle côtoie. Le vieux musicien va l’aider en témoignant. Elle va raconter la migration de son père venu de France qui a fait d'elle une étrangère, les déceptions amoureuses, cette voix de femme qu'elle idolâtre.
«Moi, mon premier amour, c'était une voix. Une voix de femme. C'était un amour si fort que je n'ai pu aimer que des voix d'hommes, par la suite. Il n'y aura jamais eu qu'une seule voix de femme. J'en suis tombée amoureuse un dimanche. Je m'en souviens, même si j'avais seulement six ans, parce qu'il y avait Les Beaux Dimanches à la télé.» (p.49)
Stéfani Meunier possède un grand pouvoir d’évocation et une écriture étonnante et originale. Un roman qui montre qu'il est de plus en plus difficile de se retrouver dans un monde fait de contacts furtifs, d'images et d'émotions préfabriquées. Une belle façon de secouer les clichés et de s'accrocher à ce pays de montagnes, de lacs et de forêts. Et quel bel hommage à Monique Leyrac. Un roman vrai, touchant. C’est dire peu et tout.

«L'étrangère» de Stéfani Meunier est paru aux Éditions du Boréal.