LOUIS-PHILIPPE HÉBERT surprend avec ce roman au titre un
peu étrange : Le spectacle de la
mort. Un écrivain se retrouve en Roumanie, à l’invitation d’un groupe
littéraire, pour rencontrer des lecteurs et donner une conférence, parler de sa
carrière et de ses publications. Il séjourne dans un hôtel un peu singulier, entouré
d’un personnel indifférent à toutes les exigences des clients. Tous font la
sourde oreille à ses demandes, particulièrement la femme de chambre qui le fuit
et refuse de changer les draps. Elle le prend pour un zburator, un démon ou un revenant, un homme très beau qui visitait
les jeunes filles pendant la nuit selon la légende.
Je n’ai pu m’empêcher
de penser à Kafka, particulièrement à La
Métamorphose où Gregor Samsa se retrouve confiné à sa chambre après être
devenu un insecte. La mutation physique et psychologique pousse Gregor vers la
mort la plus discrète, la plus effacée qui soit, celle des insectes. La
nouvelle de Kafka divise les spécialistes et personne ne s’entend sur le sens de ce texte. C’est peut-être le propre des grands écrits de ne jamais
se laisser cerner ou enfermer dans une logique interprétative. Les
grands textes littéraires sont toujours des œuvres qui ne cessent de muter et
de prendre d’autres significations avec les époques et les lecteurs.
Le spectacle de la mort est un roman épistolaire où chacune des lettres est signée
de façon différente par l’écrivain. Louis-Philippe H, Louis-P, H, LPH jusqu’à
la toute fin où il signe Louis-Philippe Hébert avant de muter et
d’écrire : Mille hasards, le sobriquet d’un ancien voisin.
Les lettres
s’accumulent et l’écrivain ne reçoit jamais de réponses du destinataire. Une longue
stagnation du narrateur qui étouffe dans cette ville et ne quitte
guère sa chambre où il imagine le pire.
DÉBUT
Tout commence le
29 février 2016, une année bissextile où tout peut arriver si on se fie au
roman de Daniel Grenier. Dans L’année la
plus longue le personnage se retrouve hors du temps puisqu’il ne vieillit
qu’une fois tous les quatre ans, ou de vingt-cinq ans par siècle. Il connaît
ainsi une forme d’immortalité qui l’isole et le rend suspect aux yeux de ses
connaissances à qui il ne peut rien dire ou expliquer.
L’écrivain séjourne
dans un pays où la langue lui est complètement étrangère. La solitude l’aspire.
Les allusions à Kafka se multiplient dans le roman d’Hébert comme cette
description du train qu’il compare à un insecte.
La
locomotive, qui nous a tirés de Vienne jusqu’ici, ne parviendra donc jamais à
sortir du halo que sa propre vapeur a installé autour d’elle. L’engin a été
rattrapé par son haleine qui s’ouvre et se referme ; à la faveur d’une
singulière respiration, la machine pousse hors de son espace blanchâtre, et au
moment où on s’y attend le moins, une aspérité noire. On dirait la patte
dentelée d’un insecte qui essaie de sortir de son cocon. Ou, plus justement, un
scarabée épinglé vivant qui se débattrait dans de la ouate… (p.13)
L’écrivain affronte
ses peurs et ses angoisses en écrivant à son ami D sans savoir si les lettres
se rendent à destination étant donné les ratés d’Internet. La mort bouge
imperceptiblement et le cerne tout doucement.
La ville, en marge
du temps, se désagrège. Comment ne pas penser au vieillissement du corps qui
laisse ses marques et nous transforme peu à peu ? Lent travail de sculpteur qui
esquisse peu à peu le masque du mort que nous deviendrons à plus ou moins
longue échéance.
L’humidité
de ce matin gommeux ne semble plus vouloir se lever. Je vois autour de moi des
immeubles qui se lamentent sans voix. Je sens une perpétuelle agonie traverser
leurs murs de briques ; le mortier moisit sur place, et l’accumulation de
graisse huileuse qui englue les traverses du chemin de fer découragerait tout
net le piéton délinquant ; même trompé par la demi-obscurité qui n’en finit
plus de s’incruster, il se retiendrait d’en faire la sinistre expérience. Bien puni
celui qui tâterait de la semelle au hasard et s’engagerait hors des passages
balisés ! (p.12)
MUTATION
L’écrivain sent
que tout bouge autour de lui, que son corps se modifie imperceptiblement. Il en
arrive à douter de sa raison. Il est comme avalé par la ville qui le transforme
et le déforme. Il n’est plus certain de la réalité et certains de ses amis viennent
le hanter, le passé et le présent se confondant. Ariane avec qui il a eu une aventure amoureuse s’avance
et il la reconnaît dans une étrangère qu’il croise, retrouve son père et sa mère, l’écrivain Cioran qui était
lui aussi obsédé par les chambres et qui y a séjourné très souvent. Un écrivain
de la solitude et de l’errance. Ou encore ce voisin au nom d’Émile Lazare qu’il
pense surprendre à Alba, la plus ancienne ville de Roumanie qui se situe dans
la région de la Transylvanie, le pays de Dracula, un autre grand mutant. J'aime penser qu'il évoque peut-être le Lazare de la Bible que Jésus est allé chercher dans la
mort.
J’aime les allusions
de l’écrivain qui nous pousse dans toutes les directions pour mieux nous égarer.
L’étau se referme peu à peu autour du narrateur qui sent que tout se modifie
autour de lui, comme s’il échappait au moment présent pour glisser dans un
autre espace. Longue et lente mutation du corps et de l’esprit qui fait que
l’écrivain s’efface à la toute fin, signe la dernière lettre du nom de son
ancien voisin Émile Lazare, son surnom plutôt : Mille Hasards. Il est devenu un autre.
Cet exil ne
l’empêche pas de faire certains liens avec le Québec.
Ce
mets correspond bien à l’état de la langue chez nous, une sorte de baragouin,
un français de cuisine où trône l’expression d’une pensée dont on ne peut même
pas applaudir la spontanéité… puisqu’elle est alambiquée par des intellectuels
qui se nient ; elle n’a même pas le mérite de mimer la langue populaire alors
qu’elle n’en est qu’une moquerie dont la plupart des gens du peuple ne
saisissent pas l’humour. Mais qui peut entendre les récriminations d’un vieil
écrivain qui refuse d’utiliser le coffre à outils d’une culture en train de
mourir… et pour exprimer quoi sinon son désarroi devant sa propre disparition ?
(p.34)
Hébert juge
sévèrement peut-être notre époque, mais je crois qu’il fait plutôt preuve d’une grande
lucidité. Quand je regarde un gala qui célèbre les productions cinématographiques
de l’année au Québec et que la plupart des films en nomination sont en langue
anglaise avec sous-titres français, cela me perturbe. Sommes-nous en train de
devenir un peuple qui parle une langue de sous-titrage ?
ÉCRIVAIN
Et si l’écrivain mutait
quand il s’isole pour écrire, qu’il s'aventure dans ses souvenirs d’enfance, en se faufilant dans la peau d’un personnage. Si cette réclusion nécessaire à
l’écriture faisait de nous un autre ?
Moi,
je serais plutôt un écrivain de l’inquiétude. Et de l’insomnie. Je l’avoue. Du
manque. Et de la trahison. Je trahis la réalité. (p.29)
La vie ne cesse de
sculpter peu à peu la mort. Cette vie qui doit passer par la décrépitude pour
faire en sorte que les générations se tendent la main. La mort que nous tentons
d’apprivoiser de toutes les manières et que nous connaissons si mal.
Pourtant,
enfant, j’ai toujours adoré les cimetières. Ayant eu l’obligation, très jeune,
d’assister à des cérémonies funéraires, si je détestais les salons et le relent
fade des corps, j’ai par contre pris goût à l’odeur de la terre, de l’herbe et
des gerbes de fleurs, à laquelle se mêlent les vapeurs d’encens. Mais ce
n’était pas uniquement une question de parfums, et malgré la solennité imposée
en présence du cercueil, des airs de fête déjà m’envahissaient. J’ai découvert
plus tard que cette espèce d’effet euphorique provenait de la décomposition des
corps. D’un gaz particulier qui fait fleurir différemment le dessus des tombes.
La phosphine. (p.61)
La solitude aussi
du voyageur dans une ville où personne ne parle sa langue. Il devient muet pour
ainsi dire et sourd. Seul comme jamais il n’a pu l’imaginer, seul parmi les
autres avec ses souvenirs, les amis qui ont traversé sa vie et qui
ressurgissent comme des spectres. Il devient une sorte de fantôme pour lui et
les autres.
Le spectacle de la mort est assez unique dans l’œuvre de Louis-Philippe Hébert, cet écrivain prolifique qui
ne cesse de changer de peau pour mieux secouer l’aventure de vivre et l’acte de la création. L’une de ses œuvres fortes qui vous arrêtent à chaque paragraphe, vous
force à revenir sur vos pas pour être certain de bien comprendre la direction
que l'auteur souhaite nous voir prendre.
Un texte dense et
percutant. Hébert est singulièrement « existentiel » dans ce roman singulier où « être » est
toute une aventure. Une histoire qui m’a remué profondément et m’a fait me
regarder dans un miroir, sans nécessairement me reconnaître. La vie fait de vous
un étranger qui vous parle et vous bouscule. Voilà la plus terrible des métamorphoses. Louis-Philippe Hébert
nous pousse dans nos derniers retranchements et nos plus terribles hésitations.
LE SPECTACLE DE LA MORT
de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.
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