AGNÈS GRUDA réalise un tour de force avec Ça finit quand, toujours ? son nouveau roman. Une brique de 480 pages où elle met en scène quatre familles polonaises qui ont vécu la Deuxième Guerre mondiale et qui subissent la poigne du gouvernement communiste après le partage de l’Europe entre l’Union soviétique et les pays démocratiques. Les Gutkowki, les Ulman, les Kaminski et les Rotfeld s’inquiètent devant des menaces qui se précisent. En tout, une trentaine de personnes sur plusieurs générations qui auront des choix difficiles à prendre : soit partir pour échapper au racisme et au sort que l’on réserve aux gens d’origine juive dans les régimes totalitaires. Une famille se retrouve en Israël, une autre aux États-Unis, une troisième au Canada, particulièrement au Québec, et, enfin, une grand-mère demeure en Pologne malgré les risques et les épreuves. Migrer est impossible pour elle. Des inséparables dans leur pays qui voient le temps et l’espace avoir raison de leurs liens et qui, avec différentes expériences, deviennent des étrangers. La vie est faite comme ça.
Un peu étourdissant le début de cette saga. Madame Gruda emboîte le pas de ces familles sur plusieurs générations. Des parents, des voisins ouverts, empathiques, bien ancrés dans leur milieu, qui se débrouillent et jonglent avec l’avenir de leurs descendants. Ce grand nombre de personnages m’a empêché de m’accrocher à l’un en particulier, à un guide qui aurait pu me permettre de me faufiler dans le quotidien de ces quatre fratries. Comme s’il y avait une bousculade et que tous cherchaient à avoir mon attention. Il m’a fallu une bonne cinquantaine de pages avant de me sentir à l’aise, de comprendre les liens qui les unissent et de retenir les hauts et les bas de ces clans. Surtout de savoir qui ils étaient. Après, un tourbillon m’a emporté, une envie folle de les suivre partout dans leurs amours et leurs déceptions.
Une aventure passionnante, un survol d’une époque pas si lointaine avec ses grandeurs et ses misères. Un regard sur le Québec aussi, un arrêt sur le deuxième référendum tenu le 30 octobre 1995 sur l’indépendance, qui donne un nouvel éclairage.
QUÊTE
Tous, les garçons et les filles de ces familles se débattent dans leurs désirs et leurs rêves, leurs amours, les petites trahisons et leur côté plus ou moins obscurs. Les nombreux individus permettent d’aborder les hésitations et les échecs de plusieurs générations, tout comme les réussites de ces migrants. C’est ce qui donne une couche de véracité à ce récit, son authenticité. Une aventure qui fait comprendre les efforts que doivent faire des immigrants pour s’adapter à un nouveau pays. Cette autre langue à apprivoiser, et des usages et des comportements qui étonnent les nouveaux venus. Ce choc laisse des traces et il faut une belle tolérance d’esprit pour y trouver sa place. Certains s’ajustent rapidement, d’autres ont besoin de plus de temps. Chaque génération a sa manière d’envisager ces mutations de l’être. Mais la vie arrange toujours les choses, même mal.
« Elle a songé à sa propre enfance saccagée. Basia et Adam ne reconnaîtraient pas ça, pas la guerre, pas la peur, ils pourraient vivre leur vie d’enfants librement, en toute insouciance. Et si tout allait bien, leur vie d’adulte aussi. » (p.45)
C’est le but de toutes les familles de migrants : trouver un lieu pour exister normalement, pour permettre aux enfants d’étudier et de faire leur place dans leur nouveau monde.
MIGRATION
Agnès Gruda suit les parcours de ces fratries qui vivent l’exil sans trop savoir où ils vont aboutir et ce qui les attend. Tous se heurtent à des obstacles imprévus et aux petites choses du quotidien qui se compliquent dans une société d’accueil. Et il y a la douleur de quitter son pays et des membres de la famille, des amis, des endroits qui les ont vus grandir et découvrir le monde, des amours mêmes, des espaces marqués par les ancêtres. Tous doivent sortir de leur histoire pour plonger dans l’inconnu avec tout ce que cela comporte d’incertitudes et d’angoisse. Si les enfants se faufilent facilement dans une autre culture avec la fréquentation des écoles, c’est plus difficile pour les adultes qui aboutissent au Québec particulièrement.
« Ni Nina ni moi n’avions imaginé enseigner un jour. Je dois dire que de voir vingt-trois paires d’yeux me fixer avec plus ou moins d’attention, ça me donne un trac fou. Mais bon, pas le choix, et l’université m’a offert des conditions incroyables il faut le dire aussi. Nous avons eu beaucoup de chance. Donc je regarde ces étudiants, je leur parle, ça va, je leur pose des questions, ça va encore. Là où ça se gâte, c’est quand eux me posent leurs questions. Je ne comprends rien à ce qu’ils me disent. Nina a eu l’idée de demander à ses étudiants d’écrire leurs questions au tableau ; j’ai décidé de faire comme elle. Ça prend du temps dans un cours, mais au moins, on n’est plus là à essayer de deviner ce qu’ils veulent savoir au juste. » (p.190)
Cette quête de paix et de respect nous emporte dans plusieurs pays bien différents. C’est pourquoi les liens que l’on croyait indissolubles s’étiolent et disparaissent presque avec les années.
Presque tous réussissent à se faire une belle vie malgré de terribles épreuves. Je pense à Adam, qui a suivi sa famille en Israël et qui doit faire son service militaire quand il a l’âge. Personne n’y échappe. Comme il y a toujours des conflits dans ce pays aux frontières incertaines, Adam se retrouve dans le désert, dans un blindé qui est la cible des troupes égyptiennes. Il survit par miracle grâce à l’héroïsme d’un compagnon d’armes qui y laisse sa peau. Brûlé, défiguré, il a l’impression d’être une torche vivante.
Tous ses rêves s’écroulent et il doit apprivoiser sa nouvelle réalité, surtout accepter celui qu’il est devenu et qui attire tous les regards avec ses cicatrices.
HUMANISME
Un grand roman qui nous plonge au cœur de l’actualité, soit celle des familles et des individus qui sont forcés de quitter leur communauté pour se refaire un avenir ailleurs, surtout en Amérique ou encore dans les pays d’Europe de l’Ouest. La guerre, les catastrophes naturelles, les dictatures y sont toujours pour quelque chose. On ne manque pas de raisons pour partir, ne plus être capable de vivre dans les lieux où nous sommes nés, dans des paradis ravagés par la cupidité et les folies humaines. Des populations entières doivent prendre le chemin de l’exil pour des motifs politiques et climatiques. Le sort des réfugiés est un véritable cauchemar de nos jours. Songeons qu’un million d’Ukrainiens ont migré depuis l’invasion de la Russie. Le nombre de gens déracinés et déplacés a atteint le seuil de 80 millions au cours des dernières années en raison de la persécution, de conflits, de la violence, ou de violations des droits de la personne.
C’est toujours un peu difficile d’imaginer ce que ces gens vivent et ce qu’ils doivent affronter quand ils aboutissent dans un nouveau pays avec presque rien. Et surtout, ils se retrouvent souvent dans un lieu qu’ils n’ont pas choisi.
J’ai rencontré un Ukrainien, enseignant en philosophie à l’université de Kharkiv, qui a dû travailler dans une ferme laitière pour survivre au Québec. L’exode est une sorte de loterie où tout le monde perd plus qu’il ne gagne. Tout est toujours à refaire et à recommencer lorsqu’il faut s’habituer à une autre langue, à des coutumes un peu étranges et difficiles à comprendre, à un climat qui surprend et désoriente.
Et il y a la nostalgie du pays d’origine, surtout pour ceux et celles qui y ont résidé assez longtemps pour s’en souvenir. Le lieu de l’enfance reste fascinant. Comme si c’était l’espace où l’on peut respirer profondément et se sentir là où l’on doit être.
Des histoires touchantes, bouleversantes souvent et quasi tous les personnages de Ça finit quand, toujours ? sont des courageux qui arrivent à se faire une vie malgré les embûches qui ne cessent de surgir dans le dur métier de muter et de devenir un autre. On aimerait les rencontrer, discuter avec eux et les aider dans leur entreprise et se réjouir en les entendant dire : j’ai enfin un pays et mes enfants y ont toutes les chances.
Une saga importante et contemporaine qui permet de secouer des préjugés et d’enlever des œillères en prenant la place du migrant. C’est pourquoi j’aurais souhaité suivre Arthur, qui naît à la fin de cette histoire, pour connaître les surprises que réserve la vie à ces intrépides nomades par obligation.
GRUDA AGNÈS : Ça finit quand, toujours ? Éditions du Boréal, Montréal, 480 pages, 32,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/finit-quand-toujours-4088.html