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jeudi 9 octobre 2025

LA QUÊTE D’IDENTITÉ DE STANLEY PÉAN

STANLEY PÉAN vient de signer son trente et unième ouvrage en trente-sept ans d’écriture. Il a fait ses premiers pas en 1998 avec La plage des songes et autres récits d’exil. Après, tout s’est enchaîné avec des publications remarquées, de nombreuses collaborations à des périodiques. Un écrivain prolifique qui a exploré tous les genres, esquissant un univers singulier qu’il ne cesse de renouveler. La pénombre propice regroupe vingt-cinq nouvelles, dont certaines (sept en tout) ont paru dans des revues. Encore une fois, Péan se faufile dans des zones inquiétantes, des lieux un peu troubles, mal éclairés où tout peut se confondre. Une sorte d’entre-deux où les fantasmes, les peurs et les craintes se matérialisent. L’écrivain aime les flous identitaires, les moments où ses personnages ne savent plus sur quel pied danser, parce que hantés par une force qui les pousse dans des terrains incertains. Ils peuvent alors échapper aux limites de leur corps ou encore être avalés par une entité où le «je» devient un «autre». 

 

Je lève les yeux et surprends la pleine lune dans la grande fenêtre qui donne sur le lac. C’est peut-être ça, Stanley Péan, cette lumière diffuse qui transforme mon petit monde en royaume d’ombres et de spectres. Un moment où des êtres éthérés peuvent s’avancer sur la galerie, coller leur nez à la vitre, se pencher sur les phrases de mon carnet. Là, où mes mots se bousculent et peuvent se répandre dans une chronique ou pas. On disait tout ce qui nous passe par la tête, dans mon enfance, tout ce qui vient sans réfléchir, spontanément, n’importe comment et qui permet à l’inconscient de se faire entendre. 

C’est peut-être ce que fait Stanley Péan quand il laisse courir ses doigts sur le clavier de son ordinateur et qu’il libère ses peurs et des obsessions. Il y a toujours un air de jazz, bien sûr, qui colle à ces endroits, des personnages un peu inquiétants qui s’échappent des ruelles après avoir consommé certaines substances. Un lieu flou où germe la plainte d’une trompette, les thèmes de ses écrivains favoris où des hommes et des femmes tentent de se poser au fond d’un verre ou d’une bouteille. Plus simplement un proche qui sort de son silence pour régler ce qui ne l’a pas été pendant qu’il avait toute la vie devant lui. Ils hochent la tête, dans un chorus repris par un groupe anonyme qui souffle pour ne pas disparaître. Tout est possible alors et le temps devient poreux, le passé et le présent s’amalgament, les promesses fusionnelles et amoureuses s’imposent, les mots qui laissent l’âme en charpie ont le champ libre. Et, un doigt d’alcool calme certaines griffures qui ne cicatrisent jamais. 

 

PERSONNAGES

 

Il y a surtout des personnages que Stanley Péan fréquente ou qui viennent le surprendre. Marvin Courage est toujours en quête d’un air ou sur les traces d’un musicien qui est passé telle une météorite dans la planète jazz. L’alter ego de Stanley, bien sûr, qui tente de retrouver le trompettiste Wilbur Harden, qui a disparu après un séjour dans un l’hôpital. Des problèmes de santé mentale, certainement. Un spectre, il en a eu beaucoup dans ces lieux, où l’on confondait le rêve et la réalité, où l’on n’hésitait jamais à consommer des substances qui permettaient d’aller plus loin dans l’univers sonore et rythmique.

 

«Je ne trouve pas grand-chose à propos de ce Wilbur Harden; juste quelques allusions, dans une discographie de John Coltrane. À croire qu’il n’a jamais existé. Le Dictionnaire du jazz m’assure le contraire : trompettiste né en Alabama, Harden fait ses débuts au sein d’orchestres de rhythm and blues avant de rejoindre Yusef Lateef, à Détroit, en 1957. Installé l’année suivante à New York, Harden endisque aux côtés de Trane et de Tommy Flanagan.» (p.25)

 

C’est ce que j’aime chez Stanley Péan, sa façon de se faufiler dans les coins obscurs du jazz pour retrouver des figures furtives, comme ce Wilbur que seuls les vrais passionnés connaissent. Il l’a fait bellement avec de grandes musiciennes demeurées dans l’ombre (peut-être la pénombre) dans son essai Noir satin paru en 2024. Des femmes admirables que leurs compagnons ont éclipsées en prenant le devant de la scène, faisant oublier ces musiciennes remarquables qui ont été responsables de plusieurs de leurs succès. 

 

LE DANGER

 

Tous les personnages de cet opus s’avancent sur une corde raide. Un pas ou un faux mouvement et ils basculent. Le réel n’est guère fiable chez Péan. Il est possible de glisser dans la peau d’un autre ou d’être envahi par une entité qui prend possession du corps. Ils vivent la passion, son contraire aussi, la violence et l’impression de n’avoir nul endroit où se poser, ou ils culbutent dans une faille, un autre temps.

 

«Puis, au moment de ressortir des toilettes, rien ne va plus. De l’autre côté de la porte m’attend un club bondé de la Rive gauche parisienne, circa 1950, si je me fie aux coiffures et aux habits de la clientèle. Je secoue la tête pour chasser cette hallucination. Peine perdue. Même le décor derrière moi a cédé la place à un cabinet assorti à ce bistro.» (p.30)

 

Un monde où les époques glissent l’une dans l’autre, intemporelles, comme la trompette de Miles qui gémit en sourdine. Un temps plein de trous et de personnages qui vont ici et là sans trop faire de remous. Et il y a ces âmes errantes en quête d’un corps, prêtes à squatter un individu. Ils aiment les êtres perturbés, ceux et celles qui dissimulent mal leurs blessures. Ils savent tout, ces esprits envahisseurs, devinent quand le moment d’agir est venu.

 

«Les adeptes de la psychanalyse freudienne m’auraient peut-être désigné comme une manifestation du “ça” d’Émile, la part de sa psyché gérant son instinct, uniquement axée sur ses pulsions primaires et son besoin de les satisfaire, peu importe les conséquences. L’hypothèse me fait un peu rigoler, car elle fait abstraction de l’existence, insoupçonné j’ai conviens, d’entités telles que moi, qui habitons l’inconscient de certains êtres humains depuis l’aube des temps et infléchissons leur destin.» (p.111)

 

Des êtres qui peuvent, à un moment ou un autre, pousser des individus dans des gestes incohérents qu’ils ne sauraient expliquer. C’est le pouvoir du jazz aussi de réveiller ces êtres dormants avec un solo de trompette ou de saxophone. Tout ça dans un monde familier et étrange. Et pourquoi pas une rencontre avec. Réjean Ducharme, l’écrivain invisible qui accepte de se confier.

 

«— Mes livres parlent du chagrin québécois, de la tristesse québécoise, de ce sentiment d’esseulement, d’essoufflement qui nous caractérise. Mais, malgré ce blues, ce spleen, il y a du courage et de la gaieté dans l’âme québécoise. C’est ça que j’essaie d’exprimer dans mes romans.» (p.123)

 

Je m’en voudrais de ne pas signaler cette nouvelle où le père de Stanley s’échappe du pays des morts pour servir un café à son fils qui rentre après avoir bamboché toute la nuit. Fort de café est touchant et personnel, ce que Stanley ose de temps à autre, peut-être pas assez souvent à mon goût. Belle vibration de l’écriture dans ce rendez-vous où la fiction permet de colmater des trous. 

 

«Ces mots sont comme un baume sur les meurtrissures du temps qui passe toujours trop vite. Des larmes inondent mes paupières. Mon père a vu juste. J’ai souvent douté de moi, de mes capacités à tenir le rôle de père aussi bien que lui, dont je me suis pourtant plus à critiquer les lacunes. Me revient soudain en tête ce proverbe qu’aimait bien citer maman : la critique est aisée, mais l’art est difficile.» (p.176)

 

Et la dernière nouvelle, celle où Stanley reçoit son alter ego Marvin Courage, ce journaliste inventé pour la couverture du Festival de jazz de Montréal. Une rencontre improbable où Marvin se montre particulièrement agressif. Stanley comprend quand le vrai Marvin cogne à sa porte. Alors, qui était celui au bout de la table à boire son vin?

Je ne prendrai jamais le risque d’inviter mes personnages à une fête. Je pense que je ne serais pas sorti du bois. Ou bien on parlerait de tout en n’abordant jamais l’essentiel en gens civilisés, évitant de secouer les portraits que j’ai faits d’eux, comme ce fut toujours le cas avec ma famille. Un personnage ne peut être satisfait de son écrivain de toute façon, même quand il se cache derrière un «je» qui a tous les visages. Du grand Stanley Péan, à savourer en faisant jouer Miles ou un autre souffleur de monde que l’on ne peut surprendre que dans le contre-jour.

 

PÉAN STANLEY : «La pénombre propice», Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 252 pages, 31,95 $.

https://editionsmainslibres.com/auteurs/stanley-pean.html

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