SYLVIE NICOLAS nous
convie à un voyage singulier dans Le cri
de la Sourde, un roman polyphonique où la romancière s’aventure dans son
histoire familiale pour y secouer des sédiments, retrouver des voix perdues et
oubliées, des figures de femmes et d’hommes qui survivent malgré tout. Elle nous
entraîne dans un jeu de marelle étrange, surprend les voix de la mer qui
racontent peut-être le récit de l’humanité et aussi sa propre histoire. Une
entreprise difficile parce que les pas des humains ne vont jamais en ligne
droite. Un roman comme je les aime où l’écriture est une embarcation qui vous
entraîne très loin, au large, dans des lieux que nous négligeons souvent parce
que nous pensons les connaître pour les avoir visités pendant toute notre enfance.
Un morceau de
pays, une fin et un commencement devant la mer qui se querelle avec l’horizon
selon les jours et les manigances du vent. Les marins partent et reviennent,
repartent pour aller plus loin encore, se faufilent derrière l’horizon et
oublient de rentrer.
Tout cela dans un
magma où les époques se confondent comme des alluvions que la narratrice retourne
pour comprendre son passé et ses façons d’être.
Tu faisais ce à
quoi les enfants excellent : tu n’écoutais pas, mais tu entendais tout. Tu
ignorais à cette époque que les mots prononcés, les phrases échappées, les
fragments de récit et les témoignages des uns et des autres pouvaient se
déposer en toi comme sable au fond des rivières. (p.22)
Ce besoin de
certitude qui hante les écrivains. Cette recherche dans le lieu de sa
naissance, son pays, les propos des femmes et des hommes qui ont nommé des
territoires et qui sont morts comme tous les vivants doivent le faire. Le territoire
forge les humains avec ses regards, ses rires, ses histoires, ses mythes et toutes
les descendances légitimes et illégitimes. Une terre vivante que certains,
affligés d’une forme de clairvoyance, peuvent lire en affolant leur entourage.
Mais ce jour-là,
à peine les premiers mots prononcés, le soleil, comme un témoin gênant,
disparut, plongeant momentanément la pièce dans une étrange noirceur.
Barthélémy sentit son cœur se déchirer, et les effluves du matin qui lui
avaient légué l’impression d’un désastre envahirent la cuisine et prirent
possession de son être. Affolé, il se précipita. Véra gisait sur le plancher,
la main resserrée sur le tamis, le visage recouvert par la fine poussière de
sucre. (p.20)
Avec son art des
mots, Sylvie Nicolas arrive à mettre de la couleur sur des visages que le temps
a presque effacés. C’est la magie de l’écrivain que de faire revivre le passé. Sans
eux, que resterait-il de nos parents ? Que reste-t-il de ma mère et de mon père
après toutes ces années ? Des images, des bouts de vie, des anciennes photos.
Des visages que je n’arrive plus à reconnaître. Nos proches avec le temps
deviennent des étrangers.
Une mère qui cultivait
le silence. Le grand-père Louis-Harmel, barbier, était tout aussi discret. La
légende voulait qu’il ait rencontré le célèbre Al Capone dans sa virée
américaine. Il protégeait ses secrets avec le tranchant de son rasoir. Et ce
garçon attendu, le septième de la famille, qui posséderait un don et cette
jumelle inespérée…
Le garçon annoncé
naquit à l’aube, à l’instant où la marée se retirait pour laisser derrière
elle, dans la bouche béante de la baie, de négligeables traces d’une existence
en allée et l’écho tonnant des premiers cris du nouveau-né. Accompagnée d’un
violent coup de tonnerre, si puissant qu’il pénétra la mémoire des Surlilois,
la venue du septième fils de la lignée fut suivie d’une seconde naissance.
Quelques minutes plus tard, La Sourde, l’enfant insoupçonnée, fit son entrée au
monde sans émettre le moindre son. (p.27)
Les écrivains se
nourrissent souvent des silences de leur famille et ne les abandonnent que
quand ils peuvent les exhiber devant un public. Ce n’est pas malsain, mais une
curiosité qui permet de savoir qui étaient ceux et celles qui ont guidé nos
premiers pas, ont semé en nous des mots et des façons de secouer les réalités
de la vie. Un héritage de légendes et de mystères, de drames que les familles
n’aiment guère évoquer pour se protéger peut-être d’une certaine honte.
Tu n’as pas
encore conscience que la souffrance du monde trouvera ancrage en toi, qu’elle
s’y fraiera un sentier accidenté que tu remonteras inexorablement, toi, fille,
femme, mère, éternelle itinérante ; non, tu ne sais pas que les mots, égarés,
perdus, tendus entre ciel et terre, constitueront le chemin te permettant de te
rapprocher d’un territoire d’appartenance. (p.64)
ACCOMPAGNEMENT
Une mère dans sa vieillesse
que la narratrice accompagne vers son dernier souffle. Une femme qui savait
redevenir une petite fille quand l’orage approchait et que le ciel se
barbouillait d’éclairs pour ébranler la charpente du monde. Ma mère craignait tellement
les orages et le tonnerre. Fallait fermer toutes les portes et les fenêtres
pour éviter les courants d’air. Souvent, elle allumait des bougies qu’elle
déposait devant les fenêtres. J’ai pris du temps à chasser cette peur.
Assise sur la
chaise noire jouxtant le lit, la tête vide, le corps engourdi près de ta mère
morte, tu aurais voulu te retrouver dans l’une des berçantes de ton grand-père,
devant la fenêtre aux orages, à crier à tous vent : allons jusqu’au ciel,
bousculons les cauchemars, frappons de nos pieds ce qui pourrait faire de nous
du même et du pareil, grimpons à l’échelle des vents, soulevons toutes les
vagues et toutes les tempêtes, surtout celles dont nous ne connaîtrons jamais
les noms, posons nos lèvres sur la nuit, abreuvons-nous de la Voie lactée et
avalons les étoiles par milliers. (p186)
Sylvie Nicolas se
laisse emporter par les ombres qui ont traversé son parcours et qui pouvaient inventer
bien des légendes. Des héros qui savaient la langue des éléments et qui
devinaient ce que l’avenir réservait à leurs proches comme Éluard et le vieux
Barthélémy.
ÉCRITURE
Pourquoi ce goût
des mots dans une famille où ce genre de métier n’intéresse personne ? Pourquoi
j’ai tant voulu écrire dans ma tribu de quasi-analphabètes ? Qu’est-ce qui a
poussé Victor-Lévy Beaulieu et Nicole Houde à entraîner leur famille dans leurs
histoires ? Pourquoi ce silence tressé comme un tapis dans tous les
villages ?
Tu t’es demandé
si tu n’étais pas devenue écrivaine pour tenter de rejoindre la contrée d’amour
de ta mère. Certains jours, tu serais prête à l’affirmer. (p.106)
Sylvie Nicolas, l’héritière,
jongle avec les mots, la poésie des choses et des jours pour la placer au
centre de la table comme un bouquet de fleurs sauvages.
Elle se faufile
entre les rumeurs, les croyances, les grandes tragédies du monde
qui débordent des mailles de l’histoire. La présence des sous-marins allemands
par exemple dans les eaux du fleuve Saint-Laurent pendant la Deuxième Guerre
mondiale. Les navires torpillés, faisant naître bien des exploits, des
rencontres peut-être vraies ou imaginées. Comment démêler tout ça ?
La mer t’ouvre
les chemins menant à la mémoire, aux origines, t’impose de cueillir chaque
image, chaque son, chaque odeur, dans une permanente sensation de découverte,
de nouveauté, de « première fois », et de redonner à ce que tu as vu, entendu,
humé une chance de retrouver son commencement. L’air que tu respires se
transforme alors en promesse. En espérance. (p.227)
Des enfants
naissent, grandissent, aiment, se marient, font des petits et racontent des
vérités à leurs descendants. Plus tard, ils s’éloignent du port d’attache par
temps de tempête ou de soleil. Tous héritent d’un grand coffre avec des
regards, des façons de voir et de dire devant une épreuve.
Ce sont aussi ces
lieux porteurs de secrets et de légendes, ce pays apprivoisé dans les premiers
regards, la mer comme un grand livre jusque de l’autre côté de l’horizon ; les
marées qui écrivent les saisons dans une respiration jamais fatiguée. Les
joies, les repos et ce désir tenace de s’accrocher pour aller vers le dernier
jour du dernier souffle. Il y a peut-être une chance terrible dans tout ça. Une
absurdité aussi.
La plupart des
écrivains mettent toute une vie pour classer les débris qui encombrent leur
tête. Je suis certainement de ceux-là. Je me perds si souvent dans les lieux de
mon enfance pour faire résonner les rires de mon père ou les monologues sans
fin de ma mère.
La poésie porte le
roman de Sylvie Nicolas. Ses phrases vous abandonnent dans la beauté des
choses. Le cri de la Sourde est un
magnifique récit qui s’offre comme une partition qui vous berce pendant longtemps,
longtemps. Une lecture exigeante, mais tellement réjouissante. Un bijou d’amour
et de tendresse, de fidélité aussi envers ses ancêtres.
LE CRI DE LA SOURDE
de SYLVIE NICOLAS, une publication des ÉDITIONS DRUIDE.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire