NIVIAQ KORNELIUSSEN permet aux lecteurs de
s’aventurer au Groenland, un pays que je ne connais guère, je l’avoue, sauf par
les récits de quelques audacieux qui cherchent des traces de John Franklin, de
sa terrible expédition de 1845. Plusieurs écrivains du Québec se sont aventurés dans le
Nord après Yves Thériault et Agaguk.
Jean Désy, dans plusieurs de ses ouvrages, Paul Bussières dans
Mais qui donc va consoler Mingo ? et plus
récemment Juliana Léveillée-Trudel dans Niirlit,
un roman saisissant. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur la violence, les ravages
de l’alcool et de la drogue chez les Inuit, les conséquences de la présence des
Blancs dans ce pays si fragile et fascinant. Le dernier refuge peut-être des rêves
d’un certain Nouveau Monde. Très peu d’autochtones cependant ont écrit sur leur
vision du monde. Un noyau s’installe au Québec avec Naomie Fontaine, Natasha
Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon et
quelques autres. Marie-Andrée Gill fait aussi entendre sa voix particulière. Niviaq
Korneliussen propose un regard étonnant qui prend des couleurs particulières
pour nous les Québécois.
La Peuplade a eu la bonne idée, il y a quelques années, de nous
offrir en traduction des fictions qui nous arrivent des pays de la Boréalie.
Trois ouvrages jusqu’à maintenant dans la collection Fictions du nord qui m’a entraîné en Laponie finlandaise avec Aki Ollikainen et dans l’Islande de Gyrðir Elíasson. Des romans fascinants pour
les lecteurs qui cherchent un monde différent. Je pense particulièrement à La faim blanche d’Ollikainen, un texte d’une dureté bouleversante. J’ai
souvent eu l’impression d’être un peu chez moi avec ce décor, la neige et les
arbres. Et que dire du conte d’Elíasson, Les
excursions de l’écureuil, qui m’a souvent
fait perdre mes repères. La lecture nous égare parfois et c’est tant mieux.
Les aventures de Sara et Fia pourraient nous
entraîner dans une petite ville du Canada, de la Sibérie ou du nord du Japon. Montréal,
Winnipeg et Calgary peut-être. Des jeunes, femmes et hommes, n’en ont que pour
la fête et les beuveries. Une jeunesse à la dérive dans ses excès et qui se
moque des conséquences. Nous avons aussi ce genre de littérature chez certains écrivains
du Québec. Des aventures avec des hommes et des femmes, des ruptures et des
retrouvailles. Des secrets de famille entre frères et sœurs. Toujours la
famille qui cause tant de traumatismes et d’angoisse. Une sorte de mal à l’âme
hante cette jeunesse qui se débat et se noie souvent dans le présent qui
devient un gouffre.
Un décor quasi absent et ce qui importe, ce sont
ces jeunes qui se retrouvent jour après jour, la nuit surtout, dans des
endroits sombres et bruyants où l’on danse comme des possédés, tout en buvant
et se droguant.
QUÊTE
Homo
sapienne s’avère pourtant une extraordinaire quête
d’identité. Ces jeunes Groenlandais sont aspirés par une fatalité qu’ils ne
peuvent rejeter malgré tous leurs efforts. Quand on se sent impuissant, il
reste toutes les extravagances souvent suicidaires. Ce qui n’empêche pas
certains d’étudier pour arriver à briser peut-être le cercle infernal. Une
certaine lucidité réussit toujours à s'imposer.
Les journées s’assombrissent. Le vide en moi
s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me
maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie.
Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine. (p.30)
Ce n’est pas sans me faire penser au roman de
Léveillée-Trudel qui se heurte à une fatalité qui écrase les jeunes femmes
inuites séduites par les Blancs et abandonnées. Igaluit, le film de Benoît Pilon, illustre parfaitement cette
réalité.
Cette formidable quête d’identité passe par une
sexualité débridée et obsédante, par la mutation dans le cas de Fia. Un
processus douloureux, terrible s’amorce en elle. Une sorte de mort symbolique
pour renaître autre, dans son vrai corps. Elle doit se défaire d’une sexualité
imposée pour s’installer dans sa vraie nature et se faire accepter par ses
proches.
Ba initie Fia qui n’arrive jamais à s’abandonner dans
les gestes de l’amour. Elle joue, fait semblant comme elle a fait avec les
hommes. Elle découvre peu à peu qu’elle est un homme dans sa tête et son corps.
Un sujet que l’on n’aborde que rarement dans notre littérature. C’est encore peut-être
un tabou, je ne sais pas. Une question identitaire qui prend ici un aspect singulier.
MUTATION
Si on s’en tenait à la gestuelle des personnages,
on aurait des corps qui cherchent frénétiquement le plaisir, l’orgasme et une
forme de mort dans l’alcool et les drogues. Ce n’est surtout pas ça. Toute
cette frénésie masque le désarroi d'une jeunesse qui tente de trouver
des points d’ancrage. Tous doivent vivre une sorte de mutation pour continuer à
croire à l’avenir. Ou bien fuir encore comme le frère de Fia qui réside à
l’étranger et déteste son pays d’origine.
Je n’en aurais pas réchappé si je ne m’étais pas
enfui. Mais ici, ils ne pourront m’atteindre. Je ne reviendrai jamais au
Groenland. Je ne veux plus jamais être emprisonné. Je ne veux plus jamais être
emmuré entre de hautes montagnes. Je ne veux plus jamais appeler un
Groenlandais « mon compatriote ». Je ne veux plus jamais habiter au même endroit
que les captifs de la prison. Parce que j’ai honte d’être groenlandais. (p.75)
Une situation difficile parce que tous se heurtent
aux préjugés et aux normes de leur société. Ils ont appris les règles, les
gestes acceptables et une certaine morale. Il faut un courage terrible pour
s’arracher à ces balises et oser marcher dans un monde où il faut établir ses
propres règles. Un cheminement qui se fait dans la douleur, le découragement,
les hésitations qui peuvent pousser certains vers les gestes sans retour.
Faut-il mourir en quelque sorte pour renaître,
trouver qui on est dans son corps et dans sa tête ? Qui sont ces garçons et ces
filles qui se débattent continuellement entre la langue maternelle et l’anglais
?
Le texte de Niviaq Korneliussen est truffé de
phrases en anglais qui montrent cette perte d’identité et d’ancrage. Nous en
savons beaucoup sur le sujet au Québec. Que penser de tous ces jeunes qui
choisissent l’anglais pour chanter en rêvant de devenir des Américains.
La noirceur amène aussi avec elle sa bonne amie
la lumière. No thanks. Not ready. Je change la chanson avant qu’elle ne soit
finie. Walk of Shame de P!nk démarre.
That’s more like it. La légèreté me souhait la bienvenue. La légèreté amène
avec elle la fête. Séduire des filles. Sexe. Vie sans intérêt. Repousser la
faute sur l’alcool, être innocente. C’est la faute de l’alcool. Je ne suis pas
méchante, c’est l’alcool qui crée des problèmes. Mais la légèreté amène aussi
les effets secondaires de l’alcool. Les vomissements du lendemain. Les
conséquences fâcheuses de l’inattention. La légèreté amène son maudit
accompagnateur : le remords, qui ne vient jamais avant qu’il ne soit trop
tard. Le remords. Le remords va avec la saleté. (p.187)
Une écriture incantatoire que la traduction n’a
pas altérée et qui m’a fait souvent penser aux chants de gorges des Inuit. Si
les répétitions m’énervent d’habitude, elles sont nécessaires dans ce texte
d’hésitations qui témoignent d’une recherche frénétique où il faut s’accrocher aux
mots comme aux barreaux d’une échelle pour se hisser hors de soi. Une forme de
prière, de rapt sauvage pour cerner sa pensée qui ne cesse de se diluer et de
fuir. Une écriture haletante, souffrante.
L’anglais appuie ces pertes d’être,
ces glissements du soi. C’est le propre de l’aliénation. Une langue bouscule
l’autre pour s’imposer et couper les individus de sa propre réalité. L’anglais envahit
tout l’espace de l’esprit peu à peu. C’est le cas partout sur la planète. Nous
en avons beaucoup à dire sur le sujet au Québec avec ceux qui s’affolent devant
la présence de plus en plus forte de l’anglais dans nos vies et ceux qui
cherchent à se perdre dans l’américanité. Les jeunes vivent ce déchirement
terrible au Groenland comme dans les rues de Montréal. Le plongeur de Stéphane Larue est certes un bon exemple de ce tremblement
identitaire.
Ce roman prend une signification particulière pour
nous les Québécois. J’y ai reconnu nos tiraillements, nos hésitations et nos
certitudes qui n’en sont finalement pas. Notre acharnement aussi à se noyer
dans les rires et un humour bouffi qui pousse vers un désabusement de plus en
plus grand. Ce n’est pas vrai que l’on peut rire de tout et se moquer de son
âme.
Madame Korneliussen nous décrit une pensée
tronquée qui se double d’une hésitation sexuelle et identitaire. Une quête qui
passe par le corps pour arriver à faire surface et à s’exprimer au grand jour. Un
roman particulièrement touchant. Étourdissant même. Des propos qui frappent le
lecteur en plein cœur. Absolument saisissant, mais d’une vérité périlleuse.
HOMO SAPIENNE
de NIVIAQ KORNELIUSSEN,
une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.
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