vendredi 22 décembre 2017

NIVIAQ KORNELIUSSEN NOUS SAISIT

NIVIAQ KORNELIUSSEN permet aux lecteurs de s’aventurer au Groenland, un pays que je ne connais guère, je l’avoue, sauf par les récits de quelques audacieux qui cherchent des traces de John Franklin, de sa terrible expédition de 1845. Plusieurs écrivains du Québec se sont aventurés dans le Nord après Yves Thériault et Agaguk. Jean Désy, dans plusieurs de ses ouvrages, Paul Bussières dans Mais qui donc va consoler Mingo ? et plus récemment Juliana Léveillée-Trudel dans Niirlit, un roman saisissant. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur la violence, les ravages de l’alcool et de la drogue chez les Inuit, les conséquences de la présence des Blancs dans ce pays si fragile et fascinant. Le dernier refuge peut-être des rêves d’un certain Nouveau Monde. Très peu d’autochtones cependant ont écrit sur leur vision du monde. Un noyau s’installe au Québec avec Naomie Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon  et quelques autres. Marie-Andrée Gill fait aussi entendre sa voix particulière. Niviaq Korneliussen propose un regard étonnant qui prend des couleurs particulières pour nous les Québécois.
  
La Peuplade a eu la bonne idée, il y a quelques années, de nous offrir en traduction des fictions qui nous arrivent des pays de la Boréalie. Trois ouvrages jusqu’à maintenant dans la collection Fictions du nord qui m’a entraîné en Laponie finlandaise avec Aki Ollikainen et dans l’Islande de Gyrðir Elíasson. Des romans fascinants pour les lecteurs qui cherchent un monde différent. Je pense particulièrement à La faim blanche d’Ollikainen, un texte d’une dureté bouleversante. J’ai souvent eu l’impression d’être un peu chez moi avec ce décor, la neige et les arbres. Et que dire du conte d’Elíasson, Les excursions de l’écureuil, qui m’a souvent fait perdre mes repères. La lecture nous égare parfois et c’est tant mieux.
Les aventures de Sara et Fia pourraient nous entraîner dans une petite ville du Canada, de la Sibérie ou du nord du Japon. Montréal, Winnipeg et Calgary peut-être. Des jeunes, femmes et hommes, n’en ont que pour la fête et les beuveries. Une jeunesse à la dérive dans ses excès et qui se moque des conséquences. Nous avons aussi ce genre de littérature chez certains écrivains du Québec. Des aventures avec des hommes et des femmes, des ruptures et des retrouvailles. Des secrets de famille entre frères et sœurs. Toujours la famille qui cause tant de traumatismes et d’angoisse. Une sorte de mal à l’âme hante cette jeunesse qui se débat et se noie souvent dans le présent qui devient un gouffre.
Un décor quasi absent et ce qui importe, ce sont ces jeunes qui se retrouvent jour après jour, la nuit surtout, dans des endroits sombres et bruyants où l’on danse comme des possédés, tout en buvant et se droguant. 

QUÊTE

Homo sapienne s’avère pourtant une extraordinaire quête d’identité. Ces jeunes Groenlandais sont aspirés par une fatalité qu’ils ne peuvent rejeter malgré tous leurs efforts. Quand on se sent impuissant, il reste toutes les extravagances souvent suicidaires. Ce qui n’empêche pas certains d’étudier pour arriver à briser peut-être le cercle infernal. Une certaine lucidité réussit toujours à s'imposer.

Les journées s’assombrissent. Le vide en moi s’agrandit. Mon amour n’a plus aucun goût. Ma jeunesse vieillit. Ce qui me maintient en vie se dirige uniquement vers la mort. Ma vie s’est usée, flétrie. Quelle vie ? Mon cœur ? C’est une machine. (p.30)

Ce n’est pas sans me faire penser au roman de Léveillée-Trudel qui se heurte à une fatalité qui écrase les jeunes femmes inuites séduites par les Blancs et abandonnées. Igaluit, le film de Benoît Pilon, illustre parfaitement cette réalité.
Cette formidable quête d’identité passe par une sexualité débridée et obsédante, par la mutation dans le cas de Fia. Un processus douloureux, terrible s’amorce en elle. Une sorte de mort symbolique pour renaître autre, dans son vrai corps. Elle doit se défaire d’une sexualité imposée pour s’installer dans sa vraie nature et se faire accepter par ses proches.
Ba initie Fia qui n’arrive jamais à s’abandonner dans les gestes de l’amour. Elle joue, fait semblant comme elle a fait avec les hommes. Elle découvre peu à peu qu’elle est un homme dans sa tête et son corps. Un sujet que l’on n’aborde que rarement dans notre littérature. C’est encore peut-être un tabou, je ne sais pas. Une question identitaire qui prend ici un aspect singulier.

MUTATION

Si on s’en tenait à la gestuelle des personnages, on aurait des corps qui cherchent frénétiquement le plaisir, l’orgasme et une forme de mort dans l’alcool et les drogues. Ce n’est surtout pas ça. Toute cette frénésie masque le désarroi d'une jeunesse qui tente de trouver des points d’ancrage. Tous doivent vivre une sorte de mutation pour continuer à croire à l’avenir. Ou bien fuir encore comme le frère de Fia qui réside à l’étranger et déteste son pays d’origine.

Je n’en aurais pas réchappé si je ne m’étais pas enfui. Mais ici, ils ne pourront m’atteindre. Je ne reviendrai jamais au Groenland. Je ne veux plus jamais être emprisonné. Je ne veux plus jamais être emmuré entre de hautes montagnes. Je ne veux plus jamais appeler un Groenlandais « mon compatriote ». Je ne veux plus jamais habiter au même endroit que les captifs de la prison. Parce que j’ai honte d’être groenlandais. (p.75)

Une situation difficile parce que tous se heurtent aux préjugés et aux normes de leur société. Ils ont appris les règles, les gestes acceptables et une certaine morale. Il faut un courage terrible pour s’arracher à ces balises et oser marcher dans un monde où il faut établir ses propres règles. Un cheminement qui se fait dans la douleur, le découragement, les hésitations qui peuvent pousser certains vers les gestes sans retour.
Faut-il mourir en quelque sorte pour renaître, trouver qui on est dans son corps et dans sa tête ? Qui sont ces garçons et ces filles qui se débattent continuellement entre la langue maternelle et l’anglais ?
Le texte de Niviaq Korneliussen est truffé de phrases en anglais qui montrent cette perte d’identité et d’ancrage. Nous en savons beaucoup sur le sujet au Québec. Que penser de tous ces jeunes qui choisissent l’anglais pour chanter en rêvant de devenir des Américains.

La noirceur amène aussi avec elle sa bonne amie la lumière. No thanks. Not ready. Je change la chanson avant qu’elle ne soit finie. Walk of Shame de P!nk démarre. That’s more like it. La légèreté me souhait la bienvenue. La légèreté amène avec elle la fête. Séduire des filles. Sexe. Vie sans intérêt. Repousser la faute sur l’alcool, être innocente. C’est la faute de l’alcool. Je ne suis pas méchante, c’est l’alcool qui crée des problèmes. Mais la légèreté amène aussi les effets secondaires de l’alcool. Les vomissements du lendemain. Les conséquences fâcheuses de l’inattention. La légèreté amène son maudit accompagnateur : le remords, qui ne vient jamais avant qu’il ne soit trop tard. Le remords. Le remords va avec la saleté. (p.187)

Une écriture incantatoire que la traduction n’a pas altérée et qui m’a fait souvent penser aux chants de gorges des Inuit. Si les répétitions m’énervent d’habitude, elles sont nécessaires dans ce texte d’hésitations qui témoignent d’une recherche frénétique où il faut s’accrocher aux mots comme aux barreaux d’une échelle pour se hisser hors de soi. Une forme de prière, de rapt sauvage pour cerner sa pensée qui ne cesse de se diluer et de fuir. Une écriture haletante, souffrante. 
L’anglais appuie ces pertes d’être, ces glissements du soi. C’est le propre de l’aliénation. Une langue bouscule l’autre pour s’imposer et couper les individus de sa propre réalité. L’anglais envahit tout l’espace de l’esprit peu à peu. C’est le cas partout sur la planète. Nous en avons beaucoup à dire sur le sujet au Québec avec ceux qui s’affolent devant la présence de plus en plus forte de l’anglais dans nos vies et ceux qui cherchent à se perdre dans l’américanité. Les jeunes vivent ce déchirement terrible au Groenland comme dans les rues de Montréal. Le plongeur de Stéphane Larue est certes un bon exemple de ce tremblement identitaire.
Ce roman prend une signification particulière pour nous les Québécois. J’y ai reconnu nos tiraillements, nos hésitations et nos certitudes qui n’en sont finalement pas. Notre acharnement aussi à se noyer dans les rires et un humour bouffi qui pousse vers un désabusement de plus en plus grand. Ce n’est pas vrai que l’on peut rire de tout et se moquer de son âme.
Madame Korneliussen nous décrit une pensée tronquée qui se double d’une hésitation sexuelle et identitaire. Une quête qui passe par le corps pour arriver à faire surface et à s’exprimer au grand jour. Un roman particulièrement touchant. Étourdissant même. Des propos qui frappent le lecteur en plein cœur. Absolument saisissant, mais d’une vérité périlleuse.


HOMO SAPIENNE de NIVIAQ KORNELIUSSEN, une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.


  

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