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jeudi 13 mars 2025

UN CARNET TOUT À FAIT REMARQUABLE

JE NE SAVAIS rien de Dionne Brand, une écrivaine canadienne née à Guayaguayare, à Trinité-et-Tobago, une île située dans la mer des Caraïbes, tout près des côtes du Venezuela. Elle vient au Canada dans les années 1970 et fait ses études universitaires à Toronto. Une auteure qui s’intéresse à la condition des esclaves, à leur perception de l’identité, à leur concept de l’histoire, du temps et du territoire qui se réduit souvent à l’espace de leur corps. Elle raconte sa propre aventure, puisqu’elle est de cette population qui a migré de force pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations du Sud des États-Unis et ailleurs en Amérique. En franchissant La Porte du non-retour, en montant dans un bateau négrier, tous perdaient leur qualité d’humain. Ils ne seraient plus jamais des hommes et des femmes, mais des travailleurs et du bétail. L’Afrique s’estompe rapidement et devient un pays mythique et rêvé, flou et transformé. La mémoire des lieux d’origine s’efface, du peuple dont ils sont issus aussi. Ils sont alors d’une propriété ou d’une exploitation agricole, d’un enclos, presque après avoir été d’un continent. Une fois en Amérique, ils ne seront plus que des corps, que des gestes et une tâche. Dionne Brand nous plonge dans une réflexion singulière. 

 

J’adore les carnets d’écrivains et c’est ce qui a attiré mon attention. Avec le titre bien sûr : Cartographie de la Porte du non-retour avec comme ajout, «carnets d’appartenance». Et je ne fus pas déçu. Quel livre saisissant, intelligent, perturbant qui nous entraîne dans des dérives de l’histoire de l’Amérique et du monde, les pages les plus horribles de l’humanité! Et le présent n’est pas là pour nous rassurer. 

Nous venons de plonger dans l’ère de l’égoïsme et de la déraison. Le grand rêve de fraternité, d’égalité et de partage a pris toute une débarque avec les dernières élections aux États-Unis.

Dionne Brand s’attarde à cette fameuse porte que des populations capturées en Afrique franchissaient pour monter dans les bateaux qui les transportaient en Amérique.

Un pas terrible pour ces hommes et ces femmes que l’on privait du titre d’humain alors pour devenir l’objet d’un commerce à peine imaginable. On les forçait à partir, enchaînés. Tous comprenaient qu’il n’y aurait jamais de retour, que l’histoire ne fait jamais marche arrière. 

 

SITUATION

 

Bien plus, ce passage faisait en sorte qu’ils quittaient l’état d’humain pour devenir une marchandise que l’on pouvait vendre, échanger, éliminer quand ils n’étaient plus «bons à rien» sur les grandes plantations du sud des États-Unis et dans tous les pays que l’on a appelés le Nouveau Monde. C’était une terrible régression pour ces femmes et ces hommes qui perdaient leur qualité humaine, leur histoire, leurs rêves et l’idée même d’un avenir. Ils étaient enchaînés dans le présent et des tâches abrutissantes qui les laissaient épuisés jour après jour. C’est à peine imaginable toute la désespérance qui a dû habiter ces populations menées au fouet.

Nous avons beau lire sur le sujet, tenter d’ouvrir nos esprits de toutes les manières possibles, ça reste difficile à concevoir, à réaliser concrètement ce que cela signifiait pour ces gens entassés dans les cales des navires. Comment penser une telle horreur avec nos yeux de contemporains, leur désarroi et leur douleur?

 

«La catastrophe du capitalisme façonne notre époque. Ma tâche dans Cartographie de la Porte du non-retour était de tricoter le discontinu, de recouvrer l’histoire et le temps vécu; de les arracher à la catastrophe qui codifie la vie comme accessoire de la catastrophe, qui fait de nous des automates de l’économie de la catastrophe. Écrire est une reconstruction du temps, par laquelle des événements disparus/occultés par l’inertie du temps capitaliste arrivent.» (p.10)

 

Nous avons la direction et surtout l’intention de l’auteure. Voir, tenter de comprendre, dire la catastrophe, les effets à long terme sur des humains réduits à l’état de bétail et de travailleurs sans droits ni recours. L’esclavagisme a eu pour conséquence de couper ces gens de leur histoire et de les priver de futur, de les enchaîner à un désespoir quotidien, répétitif, où ils n’étaient que des gestes, un travail épuisant, pour lequel ils ne retiraient aucun avantage, aucune expectative d’améliorer leur sort et d’avoir une vie qui leur est propre. Comme si les propriétaires de ces grands domaines les enfermaient dans le présent, un lieu où il n’y avait plus de passé et encore moins d’avenir.

 

«Mon grand-père disait qu’il savait de quel peuple nous venions. J’ai énuméré tous les noms que je connaissais. Yoruba? Igbo? Ashanti? Malinké? Il disait non à chacun, ajoutant qu’il reconnaîtrait le nom s’il l’entendait. J’avais treize ans. J’avais très hâte qu’il se le rappelle.» (p.15)

 

La petite fille curieuse n’aura jamais de réponse de son grand-père. Il ne se souvenait pas. Tout comme il avait du mal à imaginer qui il était dans son île à la frontière de l’Amérique, dans cet avant-poste qui montait le guet face à la mer océane et qui se berçait dans les rumeurs du continent lointain. 

C’est terrible de ne pas savoir d’où l’on vient et qui nous sommes. J’ai beau ne pas être curieux de mes ancêtres français, je sais quand même qu’ils étaient d’une certaine région et que je n’ai qu’à faire un effort pour retracer le parcours de ceux qui étaient là avant moi. Ce n’est pas le cas pour ces descendants d’esclaves. Il n’y a aucun souvenir, aucunes archives, aucun nom à qui s’accrocher. Ils sont réduits à la dimension de leur mémoire individuelle, repoussés dans leur corps, leur seul pays.

 

IDENTITÉ

 

Voilà une réflexion importante sur ce qu’est l’identité et le territoire. Tous les descendants d’esclaves en Amérique sont privés de passé, de celui qu’ils ont abandonné en franchissant cette fameuse porte à l’île de Gorée ou ailleurs. Comme ils ne peuvent se référer à ce territoire où ils ont été transplantés et qui ne sera jamais le leur, ce lieu de leur malheur, de leurs conditions de bête au service d’un maître jamais bienveillant. Tous dépossédés de leurs enfants à la naissance la plupart du temps. 


«Notre héritage à nous, membres de la diaspora, est de vivre dans cet espace inexplicable. Cet espace est la mesure de la foulée de nos ancêtres depuis la porte jusqu’au navire. On est coincés dans les quelques mètres qui séparent les deux. Le cadre de la porte est l’unique espace d’existence véritable.» (p.31)

 

Pourtant, le Noir s’imposera dans l’imaginaire de notre société et deviendra une sorte de fantasme. Nous n’avons qu’à songer à la place prépondérante qu’ils occupent dans les sports. Le football américain, entre autres, où ils sont dominants, ou encore en athlétisme aux Olympiques, où les grands champions coureurs, sprinteurs, sauteurs sont souvent des Noirs ou des métis. 

 

«Le corps noir est culturellement codifié en tant que prouesse physique, fantasme sexuel, transgression morale, violence, talent musical magique. Ces attributions sont à portée de main et peuvent être utilisées quotidiennement. De la même façon qu’on utilise un outil ou un instrument pour exécuter une tâche liée à un besoin ou à un désir.» (p.46)

 

Voilà un carnet précieux qui nous entraîne dans un pendant peu reluisant de notre histoire récente, qui nous plonge dans une société que nous avons encore peine à cerner et que les Noirs ne savent trop comment regarder. L’utopie africaine demeure, mais elle est toujours insaisissable et ne correspond à rien de réel. Le désir du retour pour certains s’est très mal vécu parce que l’Afrique ne collait pas à l’image et au rêve qu’ils en avaient dans le Nouveau Monde.

Une réflexion saisissante, des pages d’une beauté époustouflante et d’une remarquable intelligence qu’il faut lire et relire parce qu’elle nous concerne, qu’elle fait partie de notre passé. Elle est aussi là dans notre imaginaire, qu’on le veuille ou non, avec la présence autochtone que l’on a trop longtemps occultée. 

 

«Je voulais être libre. Je voulais avoir l’impression que l’histoire n’est pas le destin. Je voulais être soulagée des barrières de la Porte du non-retour. C’est tout. Mais non, j’avais été frappée en pleine poitrine et mon corps avait été vidé de tout air. Tout ce que je pouvais faire pour m’accrocher à ma raison, c’était me fier à l’écoulement ordonné des minutes et à l’idée que le soleil se lève quand le jour paraît et qu’il se couche quand vient la nuit.» (p.189)

 

Un livre remarquable en tout point, nécessaire, troublant, magique en quelque sorte. De quoi ébranler toutes nos certitudes et nous ouvrir l’esprit sur une réalité historique encore bien présente dans nos sociétés.

 

BRAND DIONNE : Cartographie de la Porte du non-retour, Éditions Lux, Montréal, 232 pages.

https://luxediteur.com/catalogue/cartographie-de-la-porte-du-non-retour/

jeudi 6 mars 2025

FELICIA MIHALI RETOURNE EN ROUMANIE

 

FELICIA MIHALI nous invite en Roumanie dans son dernier roman, Dancing Queen, à l’époque du communisme et du dictateur Nicolae Ceausescu, l’un des régimes les plus répressifs qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Sonia, une jeune fille de la campagne, souhaite étudier et doit migrer à Bucarest pour réaliser son rêve. Elle croise Marc, un peintre en vogue, et devient sa maîtresse alors qu’elle vient tout juste de quitter l’adolescence. Elle l’épousera à 18 ans. L’homme, qui pourrait être son père, entretient une cour dans son atelier et est de tous les événements mondains où les artistes se précipitent pour faire la fête et peut-être aussi pour établir certains contacts. La jeune femme se retrouve dans un milieu d’intrigues où tous cherchent à se faufiler dans un régime qui a des yeux partout. Il faut surtout se méfier de tous et demeurer sur ses gardes.

 

C’est l’amour pour Marc, qui trouve avec son épouse une sorte de fontaine de Jouvence. Tout cela malgré les ragots, les remarques malveillantes et les manœuvres des étudiants et des artistes qui tentent de la séduire à la moindre occasion. Elle est perçue comme une petite intrigante qui est prête à tout pour se tailler une place dans la société. 

Le roman s’ouvre au moment où Sonia part pour Bucarest après des années au Québec, à Montréal. Marc est décédé et il lui lègue l’appartement où ils ont vécu. Un héritage plutôt étonnant et un retour au pays après des années.

 

«Sonia prend encore une gorgée de gin, la dernière, et sourit discrètement à l’intérieur de son verre, alors que ses larmes continuent de couler. Sa pauvre voisine de siège! Elle est loin de deviner sa jubilation à la nouvelle de la mort de Marc, sa rage qu’il soit mort aussi! Et sa perplexité devant le fait qu’il lui lègue leur appartement. Les autres femmes de sa vie lui en veulent probablement. Laisser la maison à la jeune épouse partie, disparue! Que voulait-il démontrer par ce testament, au fait?» (p.14)

 

Une plongée dans une période où elle était une femme naïve qui découvrait le monde et qui n’avait aucune conscience de tout ce qui se tramait autour d’elle. Comment deviner les intrigues qui se nouaient, avec Marc surtout, qui détenait un grand pouvoir sur ses étudiants en étant enseignant à l’Académie? Il pouvait assurer la réussite de l’un ou l’éloigner subtilement. 

 

«Sonia apprend un deuxième langage pour esquiver les remarques des gens, pour éviter les moments de tête-à-tête lors des fêtes lorsque les cercles de discussions se configurent progressivement, laissant en circulation des électrons libres qui traînent autour, dans un coin, en attente de quelqu’un pour leur tenir compagnie.» (p.63)

 

Tout revient. Des scènes, des jours de bonheur et aussi des événements qui prennent un autre sens. Quand Marc est allé rencontrer ses parents pour demander sa main, par exemple. Elle découvre qu’elle a été emportée par un rêve, tournant le dos à sa famille, que l’homme qu’elle a aimé est demeuré, un inconnu malgré leur brève union. Le temps est venu de comprendre la société dans laquelle elle s’est glissée naïvement et tout ce qu’elle n’a pas vu alors, ou qu’elle n’a pas voulu voir. 

 

UN RÊVE

 

Comment en aurait-il pu être autrement? La petite paysanne s’est retrouvée dans le monde des artistes, au milieu de gens plus libres, d’ambitieux qui étaient prêts à tout pour réussir. Marc ne manquait pas d’argent dans une époque où tous tiraient le diable par la queue et pouvait se payer à peu près tout ce qu’il souhaitait, même une maison à la campagne.

 

«Elle sait qu’elle va arriver à Bucarest saine et sauve, qu’elle prendra un Uber jusqu’à l’appartement dont elle a reçu les clés, une carte magnétique de l’entrée de l’immeuble et une autre en métal, une clé d’une serrure qu’on ne fabrique plus. Est-ce leur ancienne clé? Marc aurait-il gardé la même serrure depuis tant d’années et la même porte d’appartement?» (p.9)

 

Felicia Mihali nous pousse tout doucement dans le régime communiste, à l’époque où tout était réglé et surveillé. Un temps que personne ne veut revivre et qui nous dit que l’on a raison de s’inquiéter des manœuvres de certains politiciens de maintenant qui bradent l’héritage démocratique. 

Sonia voit bien qu’elle a profité de privilèges, qu’elle s’est étourdie en allant à toutes les fêtes, étant la jeune épouse que son mari exhibait et que les autres enviaient ou détestaient. Un monde d’intrigues, malgré les apparences de fraternité, où tous étaient prêts à n’importe quoi pour attirer le regard de ceux qui pouvaient les faire progresser dans leur carrière. 

 

COMPAGNES

 

Elle rencontre les femmes qui ont partagé la vie de Marc et cela se passe plutôt bien, même si elle constate sa naïveté d’alors. Des moments chaleureux, un peu étranges avec ces épouses qui pourraient devenir des amies. Elle connaîtra également la fille de Marc, qui se montre féroce, et un voisin qui ne cessait de se plaindre des fêtes que le couple organisait dans l’appartement. 

 

«Sonia ne dira rien. Elle n’a pas encore retrouvé son sang-froid, surtout devant les allusions du voisin à savoir que Marc était un informateur de la Securitate. L’était-il vraiment? Difficile de se prononcer sur la meilleure posture à adopter à l’époque. Au grand dam de Sonia, parmi tout ce qu’elle découvrait depuis son arrivée, elle lisait avec stupeur les témoignages des anciens collaborateurs qui se vantaient de leur rôle d’informateur pour la Securitate. La nouvelle génération se foutait vraiment de tout ça. Pour la vieille garde, l’époque de la Securitate représentait un âge d’or, car il s’agissait de leur jeunesse.» (p.187)

 

Une formidable plongée dans un monde de délation, de vengeances mesquines, où tous étaient prêts à dénoncer un proche pour parvenir à ses fins. Sonia a été la victime de bien des intrigues. Et surtout, elle se rend compte que Marc l’a aimée à sa façon et qu’il lui a permis d’échapper à tout ça en organisant sa migration au Canada!

Une société qui donne froid dans le dos. Un milieu égocentrique où chacun s’occupe de soi, où les privilèges s’acquièrent toujours aux dépens des autres. L’histoire se répète. Sonia comprendra sa chance d’être partie et surtout parviendra à faire la paix avec son passé. Il faut en arriver là un jour ou l’autre. Et il lui reste cet appartement à Bucarest pour lui rappeler de ne pas oublier.

 

MIHALI FELICIA : Dancing Queen, Éditions Hashtag, Montréal, 216 pages.

https://editionshashtag.com/product/dancing-queen/

 

dimanche 2 mars 2025

MONSIEUR ARCHAMBAULT EST TOUJOURS LÀ

DEPUIS QUAND je lis Monsieur Archambault? Il me semble que j’ai commencé à partir de son premier ouvrage : «Une suprême discrétion». Peut-être que je l’ai découvert plus tard et que je l’ai fréquenté à rebours, remontant aux sources tout en attendant les nouveautés. Je ne sais plus très bien. Ce doit être cette impression qu’il donne à tous ceux et celles qui le suivent. La certitude d’avoir toujours été là. Il est de ceux qui ont marqué ma vie avec Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gaétan Soucy, Gabrielle Roy, Alain Gagnon, Nicole Houde et bien d’autres. Des auteurs que j’attendais fébrilement et toutes leurs publications ont été une fête. Et quand le narrateur se demande s’il y a encore un brave qui se penche sur ses phrases, et si ses livres intéressent des gens, ça me fait sourire. Je suis là, Monsieur Archambault, toujours là à souhaiter que «Les années s’écoulent lentes et légères»autant de mon côté que de celui de votre aventure d’écrivain.

 

Des nouvelles en cet hiver imprévisible et plein des turbulences qui viennent du Sud. Vingt-deux où j’ai retrouvé cette voix, cette petite musique que j’aime, ce «je». Peut-être que c’est, Monsieur Archambault, lui-même, ou encore un déguisement, un masque… Je sais, je me répète. Je suis devant un même narrateur qui fait de nous son confident. C’est peut-être l’un des secrets de Monsieur Archambault. Et comment ne pas se tourner vers le passé quand on constate que la route a été longue, trop peut-être?  

L’écrivain est bien installé dans la saison de la mémoire, des souvenirs, des histoires que l’on transforme, que l’on embellit certainement ou que l’on réinvente pour se prouver que l’on est là avec toute sa tête et son imagination; se demandant si on peut réussir un texte et surtout, pour faire la part des choses, se faufiler entre le superflu et l’essentiel. Voilà! J’écris comme si j’accompagnais Monsieur Archambault, comme si nous allions tous les deux en hésitant un peu sur les trottoirs de la ville qui deviennent trop étroits. 

C’est peut-être ça la magie de Monsieur Archambault. Il nous entraîne dans son monde et nous ne pouvons que nous ajuster à son pas.

 

SOLITUDE

 

Un solitaire peu bavard avec les amis, ses enfants de plus en plus étrangers et occupés à en découdre avec le quotidien. Et il y a des amours, ces femmes qui retournaient l’âme et qui l’ont accompagné avant que leurs routes ne se séparent. Certaines ont perdu leur visage, tandis que d’autres restent à l’avant-scène.

 

«Elle était la vie même, à la fois douce et exubérante alors que moi, j’étais le perpétuel hésitant, le raisonneur. Pour un peu, je lui aurais conseillé de me laisser au désarroi derrière lequel je me dissimulais. J’avais été un enfant triste, me rappelait ma mère les dernières années de sa vie. Il paraît que je ne sanglotais pas. Le trépignement n’était pas non plus mon affaire. Je n’ai pas non plus pleuré lorsque Roxane m’a quitté. Je n’ai rien fait pour la retenir.» (p.15)

 

Le temps embellit tout, certainement. Enfin, tout ce que l’on gagne ou que l’on perd, tous ces moments de passion, avec ce désir de laisser des traces ou son nom sur la page de quelques livres, des histoires qui ont eu la vie des météorites. 

Peut-être que nous devenons tous des solitaires en accumulant les années. Et comment éviter de fouiller dans ses souvenirs quand quelqu’un vous oblige à vous regarder dans un miroir? L’aventure se trouve alors dans les territoires du vécu.

Cette description de l’enfant seul et triste que je cite plus haut donne l’image de l’adulte qui ne pourra s’abandonner aux grandes marées qui brassent l’être. Monsieur Archambault a été celui qui va sans faire de bruit dans des sentiers plus ou moins fréquentés, malgré sa vie dans les médias et à la radio, surtout. 

Et comment ne pas sourire quand il parle des écrivains?

 

«J’estime qu’un écrivain est un être à fuir. Il vous en voudra toujours un jour ou l’autre. La plupart du temps pour un détail sans importance, un adverbe, une virgule, un imparfait du subjonctif incongru. Surtout si, à l’instar de Jérémie, il vous soumet la moindre page qu’il écrit. Je n’ai jamais pu savoir si mon jugement lui importait ou si, sur ce chapitre, il n’était que vaniteux.» (p.52)

 

Je pense à des proches qui me demandaient de lire leur manuscrit. Ils espéraient un regard franc et honnête. J’ai acquiescé parfois. Et quand je leur expédiais une longue lettre, pour leur signaler des ratés ou des passages à revoir, tout se gâchait. Certains m’en ont voulu. Je refuse maintenant ce genre d’aventure, ce que j’aurais toujours dû faire. La plupart des écrivains ne cherchent pas à savoir la valeur de leur travail, mais ils quêtent des flatteries. 

Monsieur Archambault a bien raison. 

Il y a des exceptions, bien sûr. Ma compagne, Danielle Dubé. Nos lectures ont été franches et enrichissantes. Et l’incomparable Nicole Houde, qui lisait mes livres en soupesant chacun des mots. Je la taquinais en lui disant qu’elle était un «scanner».

Les personnages de Monsieur Archambault vivent souvent dans un appartement où ils ont de plus en plus de mal à s’entendre avec le quotidien. Le réel leur échappe et ils glissent tout doucement dans un cocon où plus rien ne les touche. Je pense à cet auteur qui devient un ami dans la nouvelle «Lentes et légères», la plus longue du recueil. Un écrivain célèbre que le critique a écorché avec une petite joie propre à la jeunesse se retrouve voisin de palier. Des liens se créent. L’ancienne tête d’affiche a beau prétendre qu’il se moque de tout, on voit bien que c’est tout le contraire. Il tente plutôt de se convaincre que cela n’a plus d’importance, mais ne cesse de noircir des pages ou d’accorder des entrevues pour demeurer à l’avant de la scène. 

 

RENCONTRES


Je suis allé avec des collègues raconter des histoires, avant la période de Noël, dans des résidences pour personnes âgées à Alma, Chambord et Roberval. J’y ai croisé des gens que j’ai connus comme journaliste, des amis presque, des artistes qui ne peuvent plus peindre ou créer de la beauté avec leurs mains. Certains s’y font et d’autres moins. Et, il m’a semblé que c’était possible de passer des moments heureux dans ces grandes maisons, de se parler, de s’écouter et de s’entraider. Tout le contraire de ma mère, qui a vécu isolée dans le foyer de La Doré, ne quittant guère sa chambre et ne se mêlant presque jamais aux activités du groupe. Je sais. S’il y avait une trentaine de spectateurs attentifs pour entendre nos histoires, il y en avait beaucoup plus qui sont demeurés dans leurs quartiers. Il y a les conviviaux dans ces résidences et les solitaires.


COMPLICITÉ

 

Un ensemble de nouvelles vibrantes que celles des «Années s’écoulent lentement et légères». Elles me montrent le chemin que je vais bientôt emprunter. Oui, je l’ai déjà mentionné en chuchotant «à voix basse» sur l’une de vos dernières publications, Monsieur Archambault. 

Je ne me lasse pas pourtant de ces amours gâchés par la faute du narrateur, des écrivains qui attirent son attention, leurs manigances souvent pitoyables et d’autres fort attachantes. Il y a les phrases, cette belle façon de s’accrocher au monde en faisant le moins de bruit possible. 

 

«Maintenant que la vieillesse a foncé sur moi, mon enfance ressurgit. Je m’imagine revenir à ce moment de l’existence où tout était lenteur. Une lenteur qui n’a jamais existé, je ne l’ignore pas. 

Je revois l’enfant que j’étais, je fais appel aux quelques souvenirs qui me restent. J’entends la voix de ma mère. Le temps me semble irréel. L’enfant que je recrée, est-ce bien moi? Cela n’a aucune importance.» (p.69)

 

Non, c’est de la plus haute importance. Il y a toujours le jour, celui que l’on marque par quelques mots, des bouts de phrases et des regards. Monsieur Archambault a réussi à me secouer une fois de plus avec ses sujets et ses hésitations. C’est pourquoi cette voix douce, ce chuchotement reste unique et nécessaire. Vous me donnez du bonheur, Monsieur Archambault, c’est ce qu’il y a de plus précieux.

 

ARCHAMBAULT GILLES : «Les années s’écoulent lentes et légères», Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-annees-ecoulent-lentes-legeres-4083.html

 

 


lundi 24 février 2025

LOUISE DUPRÉ ET SES SECRETS DE FAMILLE

DANS TOUTES les familles, des faits et des événements sont tus. Personne n’aborde ces sujets et tous respectent ce silence, sauf les écrivains, ces détrousseurs de secrets, qui en font un récit ou un roman. Ils mettent ainsi des mots sur un mutisme généralisé, tentent de comprendre les gestes d’un père, d’une mère ou d’une grand-mère qui ont modifié le parcours des enfants. Je pense à Anaïs Barbeau-Lavalette, qui s’est aventurée sur les traces de sa grand-mère dans La femme qui fuit, à Louise Desjardins, qui a souvent rôdé autour de son paternel. J’ai emprunté une même direction dans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace. Louise Dupré, dans L’homme au camion, se retrouve devant des faits dont personne n’a parlé. Ses oncles et son père ont été placés dans un orphelinat à bas âge. Ses grands-parents se sont séparés. Ce n’était pas une décision fréquente au début du siècle dernier. C’était peut-être une faute terrible que de briser les liens du mariage alors.

 

Louise Dupré a souvent parlé de sa mère dans ses écrits. Le père est demeuré une figure lointaine, un peu en retrait de la famille. Une sorte d’étranger. J’ai connu cela dans mon plus jeune âge. Mon père s’exilait pour de longues périodes en forêt. Quand il revenait, après plusieurs semaines, parfois des mois, c’était le survenant qui bousculait tout. Nous avions appris à négocier avec ma mère même si ce n’était jamais facile. Et cet inconnu changeait tout dans la maison, devenait celui qui exerçait un pouvoir que nous ne pouvions contester. Nous avions hâte qu’il reparte pour retrouver nos repères. 

C’est un peu ce qu’a connu Louise Dupré. Non pas qu’il était absent physiquement, mais il travaillait beaucoup et était assez silencieux quand il rentrait le soir. Il parlait bien, mais de sujets anodins et racontait des anecdotes vécues pendant sa journée.

Tout bascule quand son frère fait des recherches pour identifier des ancêtres, pour constituer son arbre généalogique, et ce, jusqu’aux Dupré venus de France. Un vide dans mon cas, ne pouvant remonter plus loin que mes grands-parents. 

Un événement ignoré de tous secoue la famille : son père et ses oncles se sont retrouvés à l’orphelinat. Pourquoi personne n’a abordé cet événement qui a marqué tout le monde, certainement?

 

«En 1911, mes grands-parents ne vivent donc plus ensemble, et ma grand-mère a été recueillie par son frère. Elle a dû se séparer de ses autres enfants. Au même recensement, l’orphelinat de Saint-Hyacinthe inscrit les quatre frères comme orphelins, même si les deux parents sont encore vivants. Étrange, peut-être était-ce une habitude à l’époque.» (p.15)

 

Tout se met à tourner dans la tête de Louise Dupré. Que s’est-il passé? Pourquoi cette séparation? Pourquoi tous ont évité le sujet lors des rencontres familiales? Un événement, de la violence, une infidélité qui a bousculé la vie de tous et laissé des séquelles. Surtout que les couples ne se défaisaient pas facilement au siècle dernier. On était ensemble pour le meilleur et le pire, unis par les liens sacrés du mariage jusqu’à la mort. Et quand un parent décédait, les enfants étaient habituellement éparpillés chez des oncles et des tantes. Ils étaient pris «en élevage» comme on disait alors.

 

«Je souhaite seulement mettre des mots sur le silence de plomb qu’il y a eu dans la famille. Je souhaite comprendre, essayer de m’approcher le plus près possible d’une vérité que je ne réussirai jamais à toucher, sinon du bout des doigts.» (p.36)

 

Savoir ce qui s’est passé dans la vie de ses grands-parents, pour comprendre peut-être les agissements de son père, son silence et sa façon d’être. 

 

Étonnant qu’il n’ait jamais parlé de sa vie à l’orphelinat, de ce terrible isolement. Les frères se sont connus plus tard, quand ils étaient devenus des adultes. Elle regarde son père avec d’autres yeux. Cet homme travaillant, peu instruit et quasi analphabète, blagueur, a vécu de gros traumatismes, certainement. Silencieux, mais joyeux avec ses cousines et ses petits-enfants. L’écrivaine devine une blessure, un passé lourd qu’il n’a jamais osé aborder parce que trop douloureux.


«Des cinq frères, c’est lui qui s’en est le moins bien tiré, lui, le petit dernier de la famille, sans doute le plus écorché. Jean-Paul m’écrira, Papa a toujours vécu dans l’ombre de ses frères. Phrase très juste, qui me fait mal. Aurait-il pu en être autrement?» (p.50)

 

Son père, un homme doux, renfermé comme l’étaient beaucoup d’hommes à l’époque. Tous étaient des taiseux avec les émotions et les problèmes personnels. Mon père n’était guère loquace. Il s’animait pourtant quand un oncle ou un visiteur débarquaient à la maison. Il devenait blagueur, drôle et étonnant. Je ne reconnaissais plus celui qui se berçait dans sa chaise après sa journée de travail. 

 

ÉCRITURE

 

Louise Dupré tente de reconstituer la vie de ses grands-parents avec les fragments d’un miroir éclaté. Elle revoit la petite fille qu’elle était, celle qui aimait les études, la lecture, un univers étranger à son père. Tout en demeurant près de sa mère et de sa grand-mère pourtant. Le contact s’établissant plus naturellement entre les femmes de la famille, plus à l’aise avec les mots et les émotions. 

Elle ressasse des événements, fouille dans sa tête et ce passé toujours un peu flou pour trouver un indice, un incident qui n’a pas retenu son attention alors qu’elle était tout à la griserie de découvrir le monde et les livres. 

 

«Ce qu’en pensait mon père, je l’ignore. Que je fasse des études n’était pas son désir à lui, mais il ne s’y est pas opposé, il n’a pas dit, comme beaucoup d’hommes de l’époque. Elle n’aura pas besoin d’études pour changer des couches. Croyait-il pour autant à l’éducation, lui qui avait du mal à lire et à écrire, avait cessé de fréquenter l’école à sa sortie de l’orphelinat?» (p.78)

 

Une distanciation que bien des garçons et des filles de ma génération ont vécue, devenant ce que l’on nomme des transfuges de classe. Une famille de travailleurs, de petits ouvriers qui effectuent mille métiers et des enfants qui vont à l’école, s’instruisent et s’aventurent dans une vie qui demeure obscure pour les parents. 

Ce fut mon cas. 

Je fus le premier de la fratrie, j’étais pourtant le neuvième de dix enfants, à faire des études secondaires et à m’asseoir sur les bancs de l’université. Le premier à me risquer dans le monde des livres que je découvrais avec bonheur, mais aussi avec un malaise certain. Qui j’étais? D’où je venais? Je me suis rapidement senti comme un renégat face aux hommes de ma famille, celui qui avait refusé de suivre les traces du père et qui, au lieu de s’enfoncer dans la forêt, avait pris la direction de la ville pour explorer les sentiers du savoir. Ce fut encore plus flagrant quand j’ai décidé d’écrire, hésitant longtemps à dire que j’étais écrivain. 

Tous les élans contradictoires qui nous habitent alors. Louise Dupré a vécu la honte, comme je l’ai connue, étant différente, étrange, devenant certainement une traîtresse par moment.

 

PORTRAIT

 

L’auteure et enseignante se penche sur son parcours, ses désirs, ses passions, son premier mariage, les réactions de son père quand elle a divorcé. Ça devait remuer des choses terribles en lui, lui rappeler des événements qu’il avait refoulés au plus profond de sa mémoire.

Et lorsqu’il a été forcé de quitter son travail, ce fut le grand saut dans le vide. Il s’est retrouvé démuni, perdu, ne sachant plus quoi faire de ses jours. Ce fut la détresse qu’a vécue mon père quand il s’est senti évincé du monde et qu’il dissimulait les tremblements qui le secouaient jour et nuit. Avec la maladie de Parkinson, il ne pouvait plus effectuer les tâches dont il était si fier et, surtout, partir en forêt.

Je n’en dis pas plus sur le désarroi du père de Louise Dupré, qu’elle décrit avec justesse et beaucoup de tendresse, sur des événements qui traumatiseront la famille et surtout sa mère. 

Tenter de comprendre est nécessaire, mais toujours douloureux. C’est aussi un effort de guérison que d’accepter tout ce que la vie apporte, même si les cicatrices restent fragiles. 

Louise Dupré n'oubliera pas.

La résilience est un mot souvent galvaudé qui n’efface jamais la peine, des gestes que nous ne pouvons expliquer. La mort de son père, un sujet délicat que l’écrivaine aborde avec finesse et retenue. 

Un récit bouleversant, comme il s’en fait peu. Un texte intime, touchant, plein d’attention. J’ai ravalé en lisant Louise Dupré, son parcours familial, sa vie et ses espérances. Elle tente de comprendre, plus que de guérir. Et peut-être que défaire des nœuds, que tout remettre en perspective est déjà un apaisement. Un ouvrage remarquable d’empathie. Un récit tout en finesse et de retenue qui nous pousse devant ce qu’il y a de plus important : l’amour des parents et tout ce qu’ils nous ont légué malgré des fragilités qu’ils ont eu tant de mal à surmonter. Surtout, ne souhaitant pas transmettre ces manques à leurs enfants. 

 

DUPRÉ LOUISE : L’homme au camion, Éditions Héliotrope, Montréal, 162 pages.  

https://www.editionsheliotrope.com/livres/lhomme-au-camion/

vendredi 21 février 2025

BOUCHARD ET SES VISIONS DU QUÉBEC

LE DEVOIR et Gérard Bouchard ont eu la bonne idée de regrouper cinquante-huit textes publiés dans ce journal depuis 2021 sur des sujets que l’actualité lui a imposés, bien sûr. Sans pour autant tourner le dos aux questions que Gérard Bouchard a explorées dans de nombreux ouvrages. Le mouvement patriote, autour des années 1835, la fameuse Grande noirceur, la Révolution tranquille, les mythes fondateurs, les États-Unis, l’interculturalisme, la langue française et sa fragilité, la poussée de l’indépendantisme, les immigrants et le vivre ensemble. L’histoire, bien sûr, puisque Gérard Bouchard y a consacré un essai. Sans négliger nos liens avec les Autochtones. Un survol qui montre bien les chemins que nous avons empruntés depuis l’époque de la Nouvelle-France, de la Conquête jusqu’à nos jours. Je me suis laissé prendre par ces courts textes que le format du journal impose. Il faut faire bref et la longueur est l’ennemi du journaliste et du chroniqueur. J’en sais quelque chose pour avoir pratiqué le métier pendant de nombreuses années. 

 

J’avais à peine entamé ma lecture de Visions du Québec que j’ai dû me rendre au garage. Mon auto souffrait de quelques insuffisances, comme cela arrive trop souvent. J’apporte toujours un livre dans ces cas pour traverser les heures d’attente. Le garage que je fréquente à Alma est vaste et fort agréable. Jamais une odeur d’essence ou d’huile, encore moins de cambouis. Même que le directeur des ventes possède un baccalauréat en histoire. Il a débuté dans l’enseignement, mais la précarité et l’incertitude lui a fait se tourner vers l’automobile. Un homme charmant avec qui on peut avoir de belles conversations.

Ma voiture étant un peu souffrante, j’ai eu le temps de lire plus de cinquante pages et de les souligner généreusement. J’ai mon coin dans la salle d’exposition. Un bon fauteuil, une petite table amovible et le café toujours savoureux. J’évite la salle d’attente où la télévision n’en a que pour Donald. Donc, un tête-à-tête avec Gérard Bouchard pour réfléchir au devenir du Québec et à ses parcours pendant qu’on sondait les entrailles de mon véhicule. 

J’ai eu le temps de méditer sur la période des Patriotes, ce mouvement que Gérard Bouchard affectionne particulièrement. Il admire la pensée de ceux qui alors ont rédigé un projet de société évoluée et moderne. Il y trouve des figures remarquables et des gens qui sont de vrais héros, surtout De Lorimier, une grande âme. Un moment clef dans l’histoire des Québécois qui ont rêvé de mesures politiques généreuses et ouvertes aux idées de l’époque. Une réflexion, plus nécessaire que jamais, avec ce qui se trame aux États-Unis, où les principes d’égalité et de fraternité sont taillés en pièce par Donald le terrible. 

 

«Il s’agissait essentiellement de mettre fin pacifiquement au lien colonial imposé militairement par l’Empire britannique depuis la Conquête, d’instaurer une véritable démocratie parlementaire, de promouvoir une acception large de la nation (qui n’était pas restreinte aux Canadiens français et aux catholiques) et de faire place à la modernité dans divers aspects de la vie collective : séparation de l’Église et de l’État, instruction publique, libertés civiles, etc. Comme on le voit, les valeurs les plus fondamentales et les plus estimables de l’Occident étaient à l’origine du mouvement qui conservait toute sa singularité québécoise.» (p.19)

 

L’indifférence et le mépris de la part de l’Angleterre devant des revendications légitimes ont dégénéré dans un affrontement que les patriotes n’avaient aucune chance de gagner. Ils ont dû faire face à la meilleure armée au monde. La révolte fut sauvagement réprimée et il y a eu des morts et des exécutions, sans compter les déportations en Australie et ailleurs. Louis Caron a été l’un des rares écrivains du Québec à s’attarder à cette période importante avec Le canard de bois dans les années 1980. Fait plutôt étrange, ce fut Jules Verne, l’auteur bien connu du Le tour du monde en 80 jours, qui, dans Familles-Sans-Nom paru en 1889 a relaté ce moment trouble et démontré la barbarie de l’intervention militaire. 

Un projet politique encore présent dans l’actualité québécoise. Je pense à l’égalité des hommes et des femmes, à la laïcité de l’État qui fait litige et qui se retrouve devant la Cour suprême, parce que contestée par certains groupes. 

 

PLAISIR

 

S’aventurer dans Visions du Québec, c’est comme découvrir le cheminement de Gérard Bouchard par fragments. La pensée qu’il a développée dans ses nombreux ouvrages que j’ai toujours eu plaisir à lire, tout comme ses romans où l’écrivain se montre un conteur redoutable. 

Il faut plonger dans Mistouk et Pikauba.  

Bien sûr, je me suis senti en terrain connu. Les mythes fondateurs, par exemple, dont on ne parle jamais assez et qui permettent à un peuple de rêver l’avenir, de tendre de toutes ses forces vers l’épanouissement de la nation dans sa langue, ses croyances, avec ceux et celles qui se joignent au périple en cours de route. 

Gérard Bouchard prend la peine et le temps de montrer les bienfaits et l’importance de la Révolution tranquille que certains aiment écorcher. Le dénigrement fait partie de nos caractéristiques, malheureusement. 

 

«Selon les mêmes auteurs, les années 1960-1970 auraient aussi coïncidé avec des changements culturels d’un autre ordre. Je fais ici référence à une “immoralité” sans précédent dans notre société, axée sur le rejet des mœurs traditionnelles, la répudiation des interdits sexuels, le matérialisme, l’individualisme égoïste, narcissique, la quête effrénée de plaisirs, soit l’ensemble des traits que François Ricard a résumés dans le concept de lyrisme. Or, on a tort de voir là un héritage néfaste de la Révolution tranquille. Des études internationales solides (celles de Ronald Inglehart, notamment) ont bien démontré qu’on avait affaire à un vaste courant qui a déferlé à l’échelle de l’Occident, prenait sa source bien au-delà du Québec.» (p.93)

 

Ce vent de libération a touché tous les pays occidentaux et n’était pas un caprice d’une génération que l’on a stigmatisée trop souvent, celle des baby-boomers.

J’ai bien aimé aussi qu’il mentionne le pessimisme de certains penseurs qui ont dénigré le Québec et noirci ses efforts et ses manières d’être. Je signale Jean Larose avec L’amour du pauvre. Que dire de Gilles Marcotte qui se demandait si le Québec avait une littérature après avoir passé sa vie à parler des livres et des écrivains d’ici

La liste pourrait s’allonger.

 

LA LANGUE

 

Gérard Bouchard ne pouvait éviter la question du français dans ce Québec incertain. Une préoccupation apparue à la Conquête et qui a marqué toutes les luttes des élus et du clergé qui voulaient assurer la survie d’un peuple distinct et francophone, échapper à l’assimilation qu’ont connue ceux et celles qui ont migré aux États-Unis pour des raisons économiques. 

Une langue souvent malmenée dans les médias, particulièrement à la radio et à la télévision de nos jours, et qui perd sa place prédominante dans la chanson populaire où l’anglais est de plus en plus prépondérant. Un français totalement inaudible dans un galop qui entraîne nombre de chroniqueurs et d’animateurs. 

Après le joual, le galop peut-être. 

Un débit où aucun mot n’est saisissable dans cette logorrhée. Est-ce que la pensée peut habiter le vertige et la bousculade? Est-ce que les paroles sont encore importantes quand on marmonne et que le texte d’une mélodie devient un simple accompagnement sonore?

L’accueil des arrivants au Québec est un autre des enjeux qui ébranle des certitudes et des convictions. Comment faire face aux marées migratoires que la crise climatique ne peut qu’accentuer, que les guerres se multiplient et semblent inévitables? Le manque de main-d’œuvre aussi qui fait converger chez nous des milliers de travailleurs saisonniers. Des problématiques qui préoccupent et mobilisent bien des énergies. On le comprend, il en va de la survie d’un Québec francophone et distinct. 

Gérard Bouchard affirmait dans Le Devoir du 1er février 2025 que le peuple québécois avait perdu le goût de rêver. Cet espoir qui a mené à la Révolution tranquille et au désir de faire un vrai pays du Québec selon les normes de l’ONU. Sans le songe, il n’y a plus de nation : mais que des consommateurs. 

Peut-être aussi que la dictature du «je» avec les réseaux sociaux n’est pas étrangère à cette perte de volonté collective de constituer une société francophone en terre d’Amérique. 

 

HISTOIRE

 

Il y a aussi cette obsession de remanier l’histoire pour n’en montrer que les excès et les dérapages, tout comme on donne une place prépondérante à des marginaux en inventant un langage qui fait sourciller. 

Je vous conseille de lire Où sont les femmes de Sophie Durocher pour frémir devant des documents gouvernementaux où l’on parle de la femme en la désignant comme «une personne avec un trou avant». 

Gérard Bouchard termine son périple en racontant des souvenirs de sa jeunesse et de son enfance. 

C’est savoureux. 

Sa manière d’aller vers les autres quand il quittait le Saguenay sur le pouce pour une fin de semaine, avant l’apparition du week-end, pour découvrir certains lieux de Montréal et de New York et des humains accueillants, curieux surtout. 

Un florilège de textes sur ce qu’est le Québec et ce qu’il peut devenir ou pas, les problèmes qu’il a vécus et surmontés, tout comme les défis qui se présentent à lui pour continuer à aspirer à être une nation différente en cette terre d’Amérique. Une population toujours menacée de n’être qu’une simple mention au bas d’une page d’histoire.

François Legault, un grand lecteur, semble-t-il, doit se pencher sur ce livre et le méditer. Ça lui permettrait peut-être de moins improviser et d’avoir plus de cohérence dans ses actions quand il est question du Québec et de son avenir. Il pourrait ainsi faire un «troisième lien» avec le passé pour mieux s’aventurer dans le futur.

 

BOUCHARD GÉRARD : Visions du Québec, Éditions Somme Toute-Le Devoir, Montréal, 276 pages.