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jeudi 25 mai 2006

Jacques Poulin donne goût à la vie

À la librairie Marie-Laura de Jonquière, Daniel Bouchard venait de coller un gros cœur sur «La traduction est une histoire d’amour» pour marquer son appréciation. «On est content de vivre après avoir lu cet auteur», répète ce grand lecteur. Il a bien raison.
Je ne sais quel roman m’a accroché d’abord. Il me semble qu’il a toujours été l’un de mes favoris. J’attends sa dernière parution avec impatience, trouvant qu’il traîne un peu de la plume avant de nous gratifier d’un nouveau titre. Il cultive l’art de se faire désirer, on le sait et travaille à un rythme de tortue.
Son tout nouveau roman est arrivé avec la première journée chaude du printemps. Le soleil faisait rouler les carrosses, les bébés nouveaux, sortir les femmes aux jambes blanches et les hommes aux bras déliés. Une bouffée d’été en attendant la canicule.
Je n’oublierai jamais ma rencontre avec cet écrivain au Salon du livre de Montréal. Il présentait «Le vieux chagrin». Derrière une petite table, il semblait un peu perdu et mal à l’aise. Son fameux mal de dos devait encore le faire souffrir. Je l’avais abordé en lui disant combien j’appréciais son œuvre. Il m’avait écouté en silence et gratifié d’une toute petite dédicace en prenant son temps. Je devais ressembler à un admirateur sur le point de faire une crise d’apoplexie. «À Yvon avec mes salutations amicales». Il a signé Jacques Poulin, novembre 1989. Une écriture de fourmis presque. Toute minuscule. J’étais demeuré sans mots.

Attachant

Homme discret, il fait juste ce qu’il faut pour faire savoir qu’il vient de publier un nouveau livre. C’est peut-être cette façon de faire qui le rend si attachant. Mais quel écrivain! Peu savent comme lui installer un décor et faire entendre une «petite musique». C’est sans doute pourquoi il «montre» si bien sa ville de Québec ou la Côte-Nord dans la «Tournée d’automne». C’est aussi un peintre et un géographe. 
«Ma chambre étant petite et envahie par le bruit des voisins, j’ai pris l’habitude de travailler dans les bibliothèques publiques. La plus proche était celle de l’Institut Canadien, dont l’entrée se trouvait rue Sainte-Angèle. Juste à côté, il y avait également la bibliothèque du Morrin College, paisible et très émouvante avec ses boiseries couleur de miel, l’odeur des vieux livres, l’escalier en colimaçon, la longue mezzanine en bois vernis, le bureau ayant appartenu à sir George-Étienne Cartier.» (p.25)
Je pourrais flâner dans le «Vieux chagrin», «La Tournée d’automne», les «Yeux bleus de Mistassini» ou «Volkswagen blues». C’est de la fine broderie, de la délicatesse, un délice que l’on déguste comme un bon verre de porto.
Le vieux Jack

Dans «La traduction est une histoire d’amour», nous plongeons dans un nouveau volet de la vie de l’écrivain Jack Waterman, l’alter ego de Poulin. Il en a les manies et les habitudes. Le vieux Jack a mal au dos, écrit debout en prenant son temps, se laisse distraire volontiers. Le vieux solitaire a gardé son esprit scout, étant toujours prêt à sauver quelqu’un. Il y a encore un chat qui surgit de nulle part et le connecte au monde.
Cette fois, Jack est regardé par Marine, une jeune Irlandaise de naissance qui traduit l’un de ses livres. Ils se voient en fin de semaine à l’Ile d’Orléans et se préoccupent d’une vieille dame et d’une jeune fille suicidaire. Une belle amitié. Le tout permet d’ajouter quelques touches à la fresque. Un chevreuil, des chevaux, un renard, une lenteur calculée qui fait soupirer à chaque phrase.
C’est beau comme une aquarelle folle de transparences. Une tendresse, une chaleur humaine qui fait que cet écrivain est inimitable. Un roman de Poulin se lit sourire aux lèvres. Plus, on voudrait prolonger ce bonheur en étirant la lecture. Ses livres, il faudrait les donner dans les hôpitaux du Québec pour combattre la dépression et la neurasthénie. Pour calmer aussi tous les agités de la performance et de l’excellence.

«La traduction est une histoire d’amour» de Jacques Poulin est paru aux Éditions Leméac-Actes Sud.
http://www.lemeac.com/presentation.php

jeudi 11 mai 2006

Hervé Bouchard propose une aventure

Je rêve de voir «Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard sur scène. Il faudrait peut-être demander à Loco Locass d’incarner ce délire verbal et halluciné. Je rêve de m’enfoncer dans ce texte immense et échevelé, ce chant polyphonique qui désarçonne afin de vivre une émotion pure.
Je me calme. Je reprends mon souffle! Parce que s’aventurer dans un texte d’Hervé Bouchard, citoyen de Jonquière, reste une véritable aventure. «Toutes les chaises sont identiques et pourtant, pas une qui soit à la même place.» Il nous bousculait tout autant dans «Mailloux», sa première histoire. «J’ai été Jacques Mailloux, comédien de naissance, enfant sans drame, dehors tout le temps.»
Je me rebiffe souvent devant les écrivains qui étouffent dans les habits de la langue française. Le français a tellement de détours et de subtilités, il me semble, que la littérature n’a guère besoin de «patenteux de langages». Hervé Bouchard a vite fait de me retenir pourtant. «Aussi la veuve Manchée porte-t-elle une robe de graisse jusqu’aux genoux.» Comment résister? Peu importe les personnages ou l’histoire, Hervé Bouchard échiffe la langue et la réinvente dans un souffle coriace et rugueux comme un vent du nord.

Références

Dans «Parents et amis sont invités à y assister», Bouchard présente une famille d’orphelins d’Arvida. Les références géographiques sont toujours importantes chez lui. Comme si l’écrivain avait besoin d’assurer son contact avec le sol avant de lancer sa complainte. Le père meurt, la mère se retrouve en institution et les tantes innombrables s’occupent des enfants. Les narrateurs sont peut-être des idiots, des attardés ou des adultes qui oublient de grandir. Mais laissons la raison raisonnante et basculons dans ce chant insolite.
«Elles descendirent  et tout alentour était vrai : l’usine au large de leur regard dans un voile de fumée qui sentait, la poussière en gris pâle, l’asphalte conjugué en mou, les poteaux gros de créosote, les murs en brique teintée en trente, les escaliers premiers du nom, des corneilles bleues, des moineaux à motifs et des fils de corde et des fils de fils maintenant tout au sol dans la musique qu’il faut, des érables à hélices, des saules en phase brune, des peupliers prêts à neiger, des ormes à bras, des sorbiers portant grappes, des pommetiers en pleurs, des cerisiers à romances, des terre-pleins à ras bords…» (p.84)
Nous nous enfonçons dans les strates du langage et l’auteur nous emberlificote dans une pâte onctueuse. Un texte qui s’entend fort bien. Il faut voir Hervé Bouchard sur scène, endossant ses textes. Je l’ai écouté plusieurs fois, à Québec comme à Jonquière. À chaque fois il réussit à nous égarer dans sa jungle textuelle et sa transe chamanique.
Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge.

Texte sauvage

Il faut revenir encore et encore sur les phrases de Bouchard pour en goûter la texture et l’inventivité. Je songe à la beauté touffue des lettres de la mère Manchée à ses enfants et à la réplique des fils. À couper le souffle! Ou encore cette véritable litanie autour de Lazare, le ressuscité. Un pur bonheur!
«Levez-vous et frémissez, frémissez, mes amis, car la résurrection du Lazare n’est pas un conte innocent sur lequel on se repose avant d’ensevelir notre frère là. Écoutez-le, lui, qui parle dans sa boîte en peuplier avant son heure, et préparez-vous à fuir.» (p.200)
Un blues qui ne laisse pas de répit. C’est dense, dur, chaque récitatif est écrit à la pointe du diamant. Une forme d’exorcisme qui passe par tous les replis de la vie et de la mort. Tout est là! Du plus cru à la trouvaille poétique qui s’invente des chemins de traverse.
Une souffrance terrible marque les écrits d’Hervé Bouchard. Elle n’est pas sans rappeler Samuel Beckett qu’il ne manque jamais d’évoquer comme l’un de ses maîtres. Une douleur d’être malgré les rires qui peuvent éclater. Ce «citoyen de Jonquière à carnet» est vraiment plein de ressources.

«Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier.

jeudi 4 mai 2006

John Saul livre une réflexion essentielle

John Saul, particulièrement depuis «Les Bâtards de Voltaire», questionne la société occidentale, défait des mythes et des fausses croyances. Dans les «Bâtards», il démontrait clairement que les postulats qui ont justifié les actions des Jésuites menaient aux pires extravagances. La raison et la logique masquent souvent une «irrationalité» terrifiante. Cette pensée tant glorifiée en Occident glisse sur des dogmes qui poussent vers les catastrophes.Saul continue son questionnement dans «Mort de la globalisation». Il s’attarde cette fois à la pensée économique qui a marqué les trente dernières années. C’est peu trente ans dans l’histoire des sociétés, mais assez pour provoquer des ravages terribles.
À partir des années 70, la  plupart des gestionnaires et des économistes ont cru que des échanges commerciaux «affranchis» des États, des frontières et des barrières tarifaires apporteraient richesse, liberté, démocratie, paix et recul de la pauvreté. Nous avions enfin la clef de l’Age d‘or. Les échanges commerciaux se sont multipliés à un rythme étourdissant et la spéculation est devenue un sport pour les nuls. Cette croyance a justifié les fusions, les intégrations et les entreprises sont devenues monstrueuses, échappant aux pays et à toutes les lois. «Great is beautiful» pour parodier Schumacher.
Trente ans plus tard, la privatisation, la productivité, l’excellence et la compétitivité ont fait en sorte que les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. Des entreprises «éléphantesques» ne paient plus d‘impôts et se cannibalisent. La spéculation devenant un véritable cancer.

Nouvelle-Zélande

John Saul fouille, questionne, cite des exemples, jongle avec ces chiffres dont nous sommes si friands. La Nouvelle-Zélande, que la Banque mondiale du commerce citait en exemple, demeure un cas troublant. Le gouvernement a liquidé et privatisé plus de quarante entreprises d’État. Le commerce et l’entreprise privée règleraient tous les problèmes sociaux et économiques, croyait-on. Résultats : pauvreté accrue, recul des salaires et dette extérieure doublée. Les élus ont fait marche arrière pour réglementer. L’Argentine, après avoir privatisé sa société nationale du pétrole, crée une nouvelle entreprise d’État.
La Malaisie s’en tire et la Chine connaît un essor économique formidable parce qu’ils ont refusé les diktats de la Banque mondiale du commerce. Ces états dictent les manières de faire et encadrent le commerce.
Les ténors qui réclament la privatisation de la Société des alcools du Québec ou d‘Hydro-Québec devraient lire John Saul. Les gourous de la productivité, telle la présidente de la Chambre de commerce de Montréal, qui répète que la mondialisation est inévitable, auraient avantage à se tourner la langue. Les traités se font à sens unique, nous l’avons vu dans le conflit du bois-d’oeuvre entre le Canada et les États-Unis. Est-ce encore du libre-échange quand il faut payer un milliard pour vendre son bois?
«Et les mécanismes de production et de commerce ont changé parce qu’un dollar faible signifiait que les Américains, du fait du boom de leur économie, ont pu s’emparer d’entreprises canadiennes avec une décote de trente pour cent et convertir l’accord bilatéral en stratégie fiscale.» (p.139)

Retour de l‘état

John Saul démontre que le commerce doit être au service de la société et non l‘inverse. Le bien commun des citoyens doit prédominer et c’est ainsi que l’on combat la pauvreté, les distorsions entre les régions et les continents.
L’essayiste, également romancier, prévoit la résurgence des états-nations. Les économistes qui réclamaient l’abolition de toutes les frontières et la non-intervention des gouvernements devront ajuster leurs discours. Il faut revenir aussi à des dimensions plus humaines et reprendre une économie abandonnée aux méga-entreprises.
«Le défi aujourd’hui est à la fois plus complexe et plus intéressant. Il se pourrait que nous soyons désormais non seulement à la fin de la période globaliste, mais aussi à la fin de la période rationaliste occidentale et de son obsession des structures claires et nettes dans tous les domaines.» (p.373)
Une réflexion essentielle pour ceux et celles qui commentent l’actualité. Et n’en déplaise aux «jovialisants» de la région et d’ailleurs, l’humanité devra se tourner vers l‘écologie et le développement durable si elle veut un avenir. Les Organismes non gouvernementaux (ONG) et les «verdoyants» dessinent le futur de la planète. «Mort de la globalisation» est un plaisir d’intelligence et de lucidité.

«Mort de la globalisation» de John Saul est paru chez Payot.

jeudi 27 avril 2006

Daniel Poliquin jongle avec ses obsessions

 Daniel Poliquin, écrivain et traducteur, publie depuis 1982. Traductions de Jack Kerouac, Matt Cohen, et Mordecai Richler que les Québécois ont aimé détester. Il a mis en français «L’Evangile selon Sabbitha» de David Homel, un autre que plusieurs ont conspué récemment pour ses propos sur la littérature québécoise. Ce Franco-Ontarien semble avoir un faible pour ceux qui prennent le Québec pour cible.
Daniel Poliquin a chargé le nationalisme québécois lors du référendum de 1995 sur la souveraineté. Dans «Le roman colonial», paru en 2000, il fustige tous les indépendantistes, surtout René Lévesque et Lucien Bouchard, fouille le passé de Lionel Groulx pour jongler avec des effluves d’antisémitisme. Beaucoup de mauvaise foi, même s’il soulève des aspects que je partage quand il parle des colonisés. Daniel Poliquin semble surtout avoir du mal à assumer son statut de francophone né hors Québec.

Grande noirceur

«La kermesse», son récent roman, plonge dans la «grande noirceur». Lusignan, fils de Canadien français, on disait cela à l’époque, s’en tire bien à la guerre de 14-18. Il ramasse les cadavres après les affrontements, raconte des histoires pour passer le temps. Son père est menuisier et charpentier comme le célèbre Joseph de la Bible, sa mère Marie, une mystique qu’on finira par enfermer. Lusignan a étudié juste assez pour être écrivain, journaliste, fonctionnaire, propagandiste de l’armée et imposteur. À son retour au pays, il s’approprie le titre de vétéran, se noie dans l’alcool et les hallucinations. Il sera itinérant à Hull et Ottawa, sauvé par Concorde, une rescapée du village de Nazareth, où l’on pratiquait l’inceste et le viol héréditairement.
«Quand mes trois petites sœurs sont mortes de la grippe espagnole, ma mère s’est tuée en se jetant dans le puits. C’est comme ça chez nous: les hommes se pendent dans la grange ou se pètent la cervelle d’un coup de fusil de chasse dans la bouche; les femmes se jettent dans le puits ou la rivière. Mais c’est moins compliqué de les repêcher dans le puits que dans la rivière. Mon père s’est pas suicidé. Il est mort du cancer du rectum; ça faisait trente ans qu’il était assis dessus, tu comprends… » (p.145)

Histoire

Daniel Poliquin réussit à rendre vivant ces personnages qui endossent des concepts qui ont secoué le Québec au cours de son histoire. La religiosité obsessive, la nostalgie de la France, les dérives étranges et l’«appel de la race». Le parcours de Lusignan épouse les soubresauts du Québec et ses idéologies marquantes. Misères à la petite semaine, migration aux États-Unis, participation à la guerre, retour et errance avant de rentrer au village pour rattraper les gestes d’un père quasi muet. À retenir la description de la belle société d’Ottawa, le monde d’Amanda Driscoll qui rêve de bals et de grandes épousailles.
Les personnages se noient dans leurs rêves, trichent, mentent, manipulent, usurpent des identités, perdent contact avec la réalité et finissent fous ou obsédés. Ils sont avalés par des tares héréditaires, rongés par une forme de cancer impossible à déjouer. Ses personnages illustrent les idées âpres et peu subtiles de Poliquin.
On peut sourire devant cette fresque si on ne connaît pas la hargne de Poliquin envers le nationalisme québécois. Étonnant que les médias négligent le côté acrimonieux de cet écrivain, préférant jongler avec des clichés et oublier les assises de ses romans.
Une charge qui passe grâce à l’écriture, une forme d’humour qui grince aux encoignures et grossit le trait comme dans «L’homme de paille». Le lecteur peut garder ses distances, mais cette prose laisse un goût un peu amer.
Malgré son amour pour les empoignades et les raccourcis, Daniel Poliquin demeure un formidable conteur. Je ne peux m’empêcher de croire qu’il dilapide un immense talent en se complaisant dans cette «rage antinationaliste» qu’il ravive de roman en roman.

«La Kermesse» de Daniel Poliquin est paru aux Éditions du Boréal.

samedi 15 avril 2006

Pour surprendre et voir son monde autrement

Francine Chicoine s’émerveille des oiseaux qui habitent le jardin, de la lumière qui retient le souffle au matin, des écureuils tapageurs, des mouches envahissantes et de cet univers qui vit près de soi. Un regard amoureux qui tient du haïku que fréquente cette écrivaine pour cerner de purs moments de contemplation et de méditation.
«Du rampant ou du grimpant, de la fleur ou de la feuille, du brin d’herbe ou du tronc d’arbre, du conifère ou du feuillu, on ne sait pas ce qui est le plus odoriférant. Ça vient de partout, de l’air et du sol, de l’eau et du sous-bois, ça vient d’en haut et ça descend, ça vient d’en bas et ça se répand, c’est tout mêlé, de cime en sol, d’humus en canopée, un parfum suave, capiteux qui flotte dans le pressoir d’odeurs de l’après-pluie. Un torrent d’odeurs dans un nez qui tantôt vaquait à l’air du mois d’août et qui maintenant l’évoque.» (p.72)
Printemps, été, automne, hiver se bousculent avec leurs enchantements. Tout naturellement, je me suis laissé glisser vers le printemps, ce monde qui se liquéfie et se régénère à une vitesse étourdissante en terre du Québec.

Le verdict

Et voilà que nous basculons dans le «Livre dernier». Un coup de massue! Le verdict résonne comme un glas. Aucune espérance de survie. La fidèle observatrice des jours devient la cible de ce tireur fou qu’est le cancer. Événement clinique, statistiques au ministère de la Santé et des Services sociaux, mais drame chez cette femme qui posait à peine la main sur la retraite et se promettait d’explorer les mots dans toutes leurs coutures. L’avenir s’avale et les horizons s’effacent.
«J’ai mal à mon territoire intérieur envahi par l’angoisse, là où j’essaie de me concentrer pour continuer d’exister, mais là où se retrouve la brèche. J’ai mal à mon absence d’avenir. J’ai mal à ma lucidité.» (p.119)

Les mots battent de l’aile devant la mort possible, les mots fuient. Comment oublier la douleur du corps qui emporte tout? La narratrice n’est plus le regard amoureux qui fait exister les choses. Elle s’efface, avalée par la maladie, ce printemps qui la saigne. La fin du monde se profile. Reste les gestes ultimes, la liquidation de tout ce qui faisait l’existence, la résignation. La vie est d’une fragilité qui fait mal.
«Il y a des mêlures dans ma tête, je ne sais plus où se trouve la réalité. Partout, sans doute. Je n’ai plus tellement envie de parler. N’en ai plus besoin, je pense. Est-il possible que j’en sois rendue plus loin que l’expression ? On dirait que j’habite le silence… et que le silence est plein». (p.140)
Les objets alors murmurent et témoignent. Ils ont tout vu. Ils savent depuis toujours. L’oreiller, un collier, des lunettes et les mésanges portent l’histoire de cette femme, comme la terre, dans ses strates, recèle la marche de l’humanité. Cet animisme permet de connaître cette femme secrète. L’observatrice, l’amoureuse du quotidien devient un sujet, un objet à la limite, des vibrations dans les à-coups du temps.
Surtout, cette amoureuse de la vie sait être juste, touchante et émouvante quand elle décrit ces moments anodins et essentiels, oublie son côté moralisateur. Des textes aussi qui auraient pu être poussés un peu plus loin.

«Carnets du minuscule» de Francine Chicoine est paru aux Éditions David.

Écrire et se dire en se mesurant au langage

Danielle Fournier a effectué un séjour au monastère de Saorge, dans les Alpes maritimes. Un moment de réclusion, de solitude pour confronter le langage et l’écriture.
Une cellule, un monastère du XVIIe siècle où les mots prennent du poids et de la densité. L’écrivaine s’abandonne à des réflexions qui débouchent sur des phrases et des images qui la hantent.
«Les souvenirs sont remontés et, avec eux, des moments de bonheur. Et, aussi, ceux de la désespérance.» (p.12)
Un abandon, mais, surtout, un retour sur soi. «J’ai été convoquée, de toute évidence, à entendre ce qui parle en moi.» (p.11) Des souvenirs emportent ces chants qui s’élèvent en spirales. «J’ai réuni mes vivants et mes morts, les ai retrouvés, égarés dans ma mémoire.» (p.15)
On peut imaginer des vagues qui ramènent obstinément les mêmes douleurs et ces questions impossible à cerner. «La poésie n’est pas un genre, mais une manière de vivre, d’être au monde.» (p.41)
Fournier s’abandonne à ces espaces qui la portent pour explorer, se livrer à cette non-écriture d’où va jaillir l’écriture. Et les mots, les sons, surtout dans un pays étranger, se gonflent de sens nouveaux. «Nous ne parlons qu’une seule langue, une langue qui contient toutes les autres.» (p.50)
Écrire, peu importe le lieu, devient une confrontation avec l’ange, un combat avec soi et un ancrage. «J’écris pour garder présents ceux et celles qui m’habitent et ont fait ce que je suis.» (p.50)

Profil de vie

Danielle Fournier secoue «les images de pierre issues de l’enfance, le rêve de la beauté et l’échappée des rondeurs d’automne.» (p.82) Elle se heurte à des visages et des blessures mal cicatrisées. Le corps est un terrible palimpseste. Son texte devient une saisie de l’âme. S’impose alors la complainte, le souffle qui déchire les apparences et révèle l’être dans sa quintessence. «... Cette mémoire fragmentée intérieure et affective que l’on se murmure dans les profils de l’ombre au creux d’un lit.» (p.95) «Je m’acharne à vouloir m’habiter. Dois-je faire appel à l’ombre des mots sur la page pour m’aider à trouver qui je suis?» (p.115)
Ces chants ramènent l’écriture à soi et hors de soi. L’un est l’autre. Un texte comme un continent qui bouge imperceptiblement sans jamais se transformer. «Je tente de marquer les heures de choses simples, de tendresses, de petites douceurs, d’une main posée volontiers sur l’autre pour imprimer l’appartenance au monde des vivants.»  (p.97)

Mutation

Le «je » mute en «elle» dans de petits textes qui jalonnent la réflexion. Une manière de se protéger et de s’apaiser. Peut-être, quand l’être prend eau, quand l’âme s’affole, il reste ces défenses pour résister et «… Réaménager son expérience au monde et son expérience du monde.» (p.27)
Danielle Fournier ne peut pousser plus loin le questionnement et la franchise. Un témoignage saisissant, un texte d’une vérité que l’on rencontre peu souvent sur sa route de lecteur. Une musique qui s’oublie difficilement. On traverse ces chants en caressant chaque phrase qui se retourne, devient une sentence qui s’impose et palpite hors du texte.
«Je suis vivante et ne comprends pas comment il se fait que je le sois encore, que je puisse rester debout, balayée par les vents intérieurs et les courants isolés tenus au plus près de la poitrine.» (p.145)

«Le chant unifié» de Danielle Fournier est paru aux Éditions Leméac.