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lundi 24 mars 2025

MARIE-SISSI LABRÈCHE NOUS ENVOÛTE

LA PUBLICATION d’un ouvrage de Marie-Sissi Labrèche est un événement. En tous les cas, ce n’est pas passé inaperçu. Une présence remarquée à Tout le monde en parle et à Tout peut arriver, sans compter ses escales à la radio. Toujours intense, fragile, particulière, imprévisible, cette écrivaine est fascinante et parvient souvent à nous déstabiliser. Une franchise qui étourdit et vous laisse sans mots. Disons qu’elle ne pouvait faire mieux pour lancer cet ouvrage en ces temps où les médias ne s’occupent plus tellement de la littérature. Je pourrais en rajouter, m’attardant sur le pourquoi et le comment de la question, mais j’aurais l’impression de radoter. Ça fait des années que je ressasse les mêmes propos. La plupart des écrivaines et des écrivains doivent se replier sur eux pour rendre leur travail visible sur les réseaux sociaux parce que personne n’apprendrait qu’ils viennent de publier. Disons que l’accueil réservé à l’auteure de «Borderline» était très chaleureux et enthousiaste. Assez pour que je me méfie. Devant tant d’éloges, je suis souvent déçu. Un titre étrange : Un roman au four avec en page couverture une illustration qui évoque l’époque où les femmes étaient confinées à la maison et aux tâches ménagères. Elles étaient alors la reine du foyer, souveraine de rien et servante d’un peu tout le monde. 

 

Je connais Marie-Sissi Labrèche pour avoir lu tout ce qu’elle a publié. Des récits toujours étonnants qui viennent vous chercher et vous emporter dans un univers où nous perdons nos balises et nos références. J’ai également visionné le film que l’on a fait de son premier ouvrage où l’on suivait les agissements désespérés d’une jeune femme pour attirer l’attention de son professeur et surtout avoir de l’affection et de l’amour. 

Une frénésie tragique et bouleversante. 

Le monde de cette écrivaine qui pratique l’autofiction est tout à fait singulier. Une prose où le «je» est au centre de tout. Un vrai «je» et le lecteur que je suis et tous les autres qui la lisent n’en doutent jamais. Il n’est pas question d’une fable, mais de sa vie, de ses problèmes, de ses ruminations et de ses dérapages. Elle se livre dans toute sa fragilité et raconte un lourd héritage de maladie mentale et de dysfonctionnement. Une très grande nervosité (il suffit de la voir à la télévision ou de l’entendre à la radio) qui peut lui faire prendre bien des chemins de travers. 

L’auteure a une façon de dire qui demande une audace et une franchise que peu d’écrivains maîtrisent. Plus, je crois que Marie-Sissi Labrèche n’arrive pas à faire autrement. Elle ne peut que se tourner vers soi, du moins dans ses romans et ses ouvrages personnels. Elle a travaillé sur des scénarios et dans les médias et peut s’adapter à une phrase plus formatée. Parce qu’en littérature, il est difficile de tricher ou de se montrer autre que celui ou celle qu’on est dans la vie. Le concret ou son état mental et physique finissent toujours par remonter à la surface. Une façon d’écrire qui demande beaucoup d’audace, une sincérité à toute épreuve et une franchise qui ne fait jamais de compromis. Je ne serais pas capable d’en faire autant dans mes histoires, même si je peux aller assez loin dans cette direction. Je m’appuie d’abord sur de vrais lieux et les «aventures» de certains de mes proches dans mes romans. Ce que je nomme le «réel inventé». Tout vient de certains moments de ma vie, d’amis, de connaissances et je ne quitte à peu près jamais mon milieu d’enfance, mon village de La Doré qui me suit partout, dans mes fables les plus hardies, comme Le voyage d’Ulysse et dans mes chroniques. Je m’appuie sur ce vécu et de vrais personnages pour plonger dans ce qu’ils auraient pu devenir s’ils étaient allés au bout de leurs obsessions et de leur folie. C’est peut-être un genre d’autofiction maquillée, je ne sais trop. 

 

TOURNANT

 

Marie-Sissi Labrèche effectue un virage important dans Un roman au four en affranchissant sa prose pour laisser toute la place aux tourbillons de sa pensée. Elle court sans se plier aux codes, aux arrêts et à la ponctuation qui nous gardent sur le chemin, dans les limites de vitesse, enfin, tout ce qui permet de circuler sans mettre la vie des autres en danger. L’auteure s’en tient à l’expression, aux phrases qui rejettent à peu près tous les carcans pour suivre les poussées de l’esprit qui ne va jamais en ligne droite. Une écriture ou une parole qui perd de sa linéarité pour bondir dans toutes les directions. Ça m’a fait penser à une bête qu’on relâche et qui ne peut résister au bonheur de sauter et de gambader en redécouvrant les joies du mouvement et l’espace au printemps. 

Marie-Sissi Labrèche n’est pas la seule à avoir tenté cette aventure. Marie-Claire Blais a osé aussi se priver de la ponctuation dans sa fabuleuse saga qu’est Soifs. Si madame Blais réussissait à élever des murs autour de nous par sa manière d’aller d’un personnage à un autre, en suivant la dérive des continents, Marie-Sissi Labrèche nous libère et nous plonge au cœur d’un réacteur de particules où tout est tout. Et étonnamment, je me suis senti à l’aise dans cette prose et dans cette manière de secouer la réalité. Une écriture qui colle au mouvement de la pensée et qui s’aventure autant dans le passé que dans le présent, qui ne renonce pas non plus à se risquer dans un certain futur pour imaginer ce que pourrait devenir sa vie. 

 

«j’entends par là des phrases qui se tiennent par la main sans rupture, du moins c’est comme ça que je l’interprète mais peut-être que ce n’est pas du tout ce qu’elle voulait dire, Duras, elle était tellement à fond dans son art qu’il lui arrivait d’avoir peur de ne plus être capable de faire la différence entre la réalité et la fiction et que l’écriture finisse par la dévorer, un monstre d’intensité que je dis, paraît que lorsqu’on l’invitait à souper, elle n’apportait ni vin ni fleurs pour l’hôte, sa présence était déjà un cadeau en soi disait-elle, putain qu’elle avait confiance en elle, qu’est-ce que j’aimerais avoir une petite parcelle de ça» (p.17)

 

Bien certain qu’il y a des virgules, il faut bien respirer de temps en temps. Et c’est comme ça d’un bout à l’autre des 150 pages. 

J’ai eu l’impression souvent de me retrouver dans un parc d’amusement ou d’une fête foraine avec une grande roue qui tourne en entraînant des feux d’artifice. Une folie lumineuse qui éclate en centaines de tourbillons qui étourdissent et éblouissent.

 

SPIRALES

 

Marie-Sissi Labrèche tente de suivre les spirales des mots qui se bousculent dans sa tête. Tout se heurte et se mélange. Le fameux poulet qu’il faudrait badigeonner et mettre au four, la litière du chat, les vêtements à laver, l’école et sa fille, qui subit le harcèlement de certaines collègues, un projet de roman, des lectures, les voisins, la monotonie de la banlieue qu’elle déteste et son rêve de retourner en ville, au cœur de Montréal, où elle a passé son enfance. Son mari obsédé par son travail et encore une tâche à faire et ce poulet qui va finir par se gâter sur le comptoir. 

C’est fascinant, vif, collé à la vie, au présent. Je me suis laissé emporter par le tourbillon de la pensée de Marie-Sissi Labrèche n’arrivant plus à lâcher ce roman qui vous happe. Ça vient vous chercher dans ce qu’il y a de plus vrai et de plus important. Être entièrement dans l’instant qui vous attire et vous éloigne de ce que vous êtes et de ce que vous voulez être. 

 

«j’ai la littérature qui fait mal, je ne cours pas après les sujets c’est eux qui me sautent dessus m’attrapent à la gorge et m’obligent à écrire sur eux, à la première émission de télé où je suis passée il y a longtemps, l’animateur m’avait demandé si je provoquais les choses pour les écrire à cause de l’autofiction, Hey là, je me suis pas provoqué mon enfance de coquerelle pour l’écrire, avais-je répondu mais avec plus de tact, plus de douceur, de toute façon, je ne sais pas être bête, puis Wajdi Mouawad avait pris mon parti, toujours prêt à défendre la veuve et l’assassin, il l’avait fait avec intelligence et brio, je l’aurais frenché» (p.74)

 

C’est tout ça, et bien plus encore. Voilà une plongée au cœur du quotidien avec tout ce que cela comporte, avec toutes les étendues et les fenêtres qui s’ouvrent et se referment, tous les rêves, les frustrations, les obligations et le désir de mettre des mots sur sa vie et son existence. C’est captivant et affolant. Une écriture qui vous prend dans toutes ses dimensions, ses sauts et ses tourbillons. C’est comme s’il y avait cent sujets qui se bousculent sur la même page et qui vous refoulent dans un trou noir. Impossible d’y échapper. 

Marie-Sissi Labrèche prend possession de votre esprit et inutile de résister. C’est fort, émouvant, terrible, difficile à résumer. La vie dans tous ses élans et ses soubresauts. Une sorte d’exploit et de marathon où on laisse toutes ses énergies et ses frustrations sur le carreau, où on se roule dans le vivant, la poussière et la lumière. Un roman intense et une expérience de lecture assez fabuleuse.

 

LABRÈCHE MARIE-SISSI : Un roman au four, Éditions Leméac, Montréal, 162 pages.

https://lemeac.com/livres/un-roman-au-four/ 

mercredi 19 mars 2025

MUSTAPHA FAHMI CHERCHE LA VÉRITÉ


MUSTAPHA FAHMI poursuit son incursion dans l’univers de William Shakespeare pour notre plus grand plaisir. Il n’est pas l’un des spécialistes de ce dramaturge pour rien et il faut l’entendre réciter des extraits des tragédies «du grand Will», comme dit Victor-Lévy Beaulieu pour comprendre l’importance de cet écrivain dans la vie de cet enseignant. Cette fois, dans La beauté de Cléopâtre, il s’attarde à la reine d’Égypte et Marc-Antoine, un essai captivant où il nous entraîne dans une œuvre marquante qui aurait été jouée sur une scène en 1606 ou 1608 et publiée en 1623. Un texte qui se mesure au désir, à la passion, au pouvoir, à l’ambition et à ce qu’est la grâce, le bien qui nous pousse dans une réalité pleine et inventive.

 

Marc-Antoine est en Égypte, fasciné par Cléopâtre, un personnage de légende qui charme tous ceux et celles qui l’approchent. Elle n’est pas qu’une belle femme, Mustapha Fahmi se charge de nous le démontrer dans cet essai, mais une sorte de magicienne qui envoûte et subjugue tout le monde. Elle est surtout une reine, une dirigeante qui pense à son pays malgré l’amour et la passion qui est au cœur de son quotidien. 

 

«La singularité de Cléopâtre ne tient pas tant à sa beauté physique qu’à sa remarquable capacité à inventer une nouvelle possibilité de vivre, à faire de sa vie une œuvre d’art capable de défier le temps, de transcender les mœurs et les tendances, de se placer au-delà du bien et du mal. Dans les longs et sombres couloirs de l’histoire humaine, les grandes figures brillent par leurs actes; Cléopâtre, par sa manière d’être.» (p.12) 

 

«Une nouvelle possibilité de vivre», de faire de ses jours une création ou encore une aventure exaltante. C’est ce à quoi s’occupent Cléopâtre et Marc-Antoine dans leurs rapports tumultueux et imprévisibles. Des rencontres où ils ne cessent de s’étonner, de se métamorphoser, de se bousculer, de se provoquer et de se déstabiliser. Un jeu où ils doivent être subtils et surprendre l’autre continuellement dans les plaisirs amoureux. Ils doivent surtout éviter tous les clichés et les rôles qui président aux contacts entre un homme et une femme, se distancer de la norme qui finit toujours par étioler l’attirance quand cette dernière s’enferme dans le quotidien et la répétition. 

Pas facile d’échapper à ses réflexes, de se renouveler, de se fasciner et de se provoquer à chacun des regards. Voilà une entreprise qui demande beaucoup d’imagination et surtout une formidable capacité d’inventer de nouveaux scénarios. Ils s’adonnent au plaisir en virtuoses, en grands metteurs en scène de la passion et du désir. Le héros sans peur et sans reproche se laisse entraîner dans les jeux de la séduction où il se montre l’égal de cette reine qui est une flamme qui attire le papillon qui cherche à se brûler les ailes. 

Voilà deux êtres qui se toisent sans penser à prendre l’avantage sur l’autre, mais qui souhaitent plutôt se stimuler, se provoquer pour aller plus loin dans le bonheur et l’art d’être en instance amoureuse. Deux êtres qui se réinventent et se déstabilisent volontairement. Ce qui fait que, dans le drame de Shakespeare, ils sont mal vus et qu'ils font murmurer ceux qui s’intéressent aux «vraies choses» qu’ils ont perdu tout entendement et ne sont plus dignes d’être à la tête de leur pays. Ils échappent à toutes les balises et contraintes politiques de l’époque, et même de celles de notre temps, malgré toutes les mesures et les lois qui promettent l’égalité de l’homme et de la femme dans notre société. 

 

REGARD

 

La description que fait Shakespeare de l’histoire romaine est marquée par une formidable actualité. Elle nous montre, entre autres, la fragilité des institutions politiques (comment ne pas s'attarder à l’ascension tragique d’un Donald Trump aux États-Unis, un individu qui réalise ce que l’on pensait impossible dans une société où la démocratie semblait une priorité) face aux dirigeants ambitieux et sans scrupules. Une lecture qui illustre parfaitement les «trois âges» établit par le philosophe Vico : «l’âge des dieux suivi par celui des héros et enfin par le règne des humains».

Marc-Antoine, après avoir été le grand leader, l’égal des divinités, refuse tous les pouvoirs, les honneurs, la richesse, pour s’aventurer dans un voyage passionnel unique et fascinant. Un peu comme l’a fait Ulysse, qui a choisi le parti des êtres terrestres pour s’incruster dans les turbulences de la vie dans L’Odyssée. Marc-Antoine devient un partenaire de Cléopâtre dans la découverte de l’autre, qui ne cesse de le surprendre et de le déstabiliser dans une certaine mesure. Il accepte le jeu de la reine et se laisse envoûter par la plus belle des aventures possibles.


QUESTIONS

 

Bien sûr, Mustapha Fahmi profite de cette lecture pour s’attarder aux grandes interrogations qui traversent les siècles et qui restent au cœur des réflexions et des tourments humains. Exister, respirer, être avec l’autre. Pourquoi éprouvons-nous ce désir? Quelle est notre place dans la terrible chaîne des vivants? Des questions toujours actuelles et qui n’auront jamais de réponses satisfaisantes. Que sont le beau, le vrai, le réel, le pouvoir, l’amour, la gloire, l’héroïsme et cette existence qu’il faut protéger tout en prenant des risques certains? Toutes ces questions permettent de glisser du statut de dieu à celui d’humain qui décide de faire face à ses peurs, ses angoisses, ses rêves et des ambitions qui le poussent parfois sur des chemins étranges. Tout en sachant que certains gestes auront des conséquences terribles pour lui et ses compagnons d’aventure.

C’est ce qui rend l’entreprise de l’écrivain et professeur si intéressante et captivante. Nécessaire, pour tout dire. 

 

RÉFLEXION

 

Fahmi convoque les philosophes et les penseurs. Kant, Rousseau, Nietzshe et les chercheurs de vérités. Et nous voilà en train de jongler avec le vrai, le beau, l’amour, la passion et l’empathie, et ce qu’est la puissance et les responsabilités envers soi, la population et tous ses proches.

 

«Qui fait l’histoire alors? Les grands hommes ou les peuples? Ni les uns ni les autres, selon Shakespeare. L’histoire est faite par les manipulateurs.» (p.109)

 

Comme si l’incomparable William avait prévu l’avènement d’un Donald et ses exécuteurs des basses œuvres. 

Comment ne pas faire le lien avec l’époque contemporaine où le président des États-Unis se montre le digne héritier d’Octave qui conspire et s’impose, malgré que cela semble tout à fait absurde et qu’il n’a pas les qualités intellectuelles et morales pour exercer le pouvoir

Quel livre important et nécessaire, formidable de questions et de réflexions, qui nous pousse sur les sentiers de la pensée pour comprendre peut-être ce qui se passe dans nos existences et partout autour de nous. D’autant que Mustapha Fahmi nous oblige à jongler avec des propos éthiques qui font que le partage devient possible et réconfortant. Quand nous oublions ces principes, la société se transforme en machine à broyer les individus et les réduit à l’état de consommateurs et d’objets.

Parce que ces questions, il faut les répéter comme un psaume ou une prière : l’amour, le bonheur, la vérité, la grâce, le bien et le mal restent les grands sujets qui assurent une dimension unique à l’aventure d’être vivant. Ces fondements sont mal en point à notre époque où le matérialisme et l’argent dominent tout. 

 

«Car s’il y a une conclusion à tirer de cette histoire, c’est que les plus malheureux dans la vie ne sont pas forcément ceux qui n’ont rien, mais ceux qui n’ont rien de beau à offrir, ne serait-ce qu’un sourire. Ce ne sont pas non plus ceux qui se sentent mal-aimés, mais ceux qui n’ont jamais aimé.» (p.224)

 

Mustapha Fahmi, une fois de plus, touche des cordes sensibles et s’aventure dans une quête où les textes de William Shakespeare peuvent encore et toujours servir de balises pour nous orienter dans un monde qui semble avoir perdu ses repères et ne sait plus s’appuyer sur des certitudes où tous trouvent leur bonheur et leur satisfaction. 

 

FAHMI MUSTAPHA : La beauté de Cléopâtre, Éditions La Peuplade, Saguenay, 244 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/6745

jeudi 13 mars 2025

UN CARNET TOUT À FAIT REMARQUABLE

JE NE SAVAIS rien de Dionne Brand, une écrivaine canadienne née à Guayaguayare, à Trinité-et-Tobago, une île située dans la mer des Caraïbes, tout près des côtes du Venezuela. Elle vient au Canada dans les années 1970 et fait ses études universitaires à Toronto. Une auteure qui s’intéresse à la condition des esclaves, à leur perception de l’identité, à leur concept de l’histoire, du temps et du territoire qui se réduit souvent à l’espace de leur corps. Elle raconte sa propre aventure, puisqu’elle est de cette population qui a migré de force pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations du Sud des États-Unis et ailleurs en Amérique. En franchissant La Porte du non-retour, en montant dans un bateau négrier, tous perdaient leur qualité d’humain. Ils ne seraient plus jamais des hommes et des femmes, mais des travailleurs et du bétail. L’Afrique s’estompe rapidement et devient un pays mythique et rêvé, flou et transformé. La mémoire des lieux d’origine s’efface, du peuple dont ils sont issus aussi. Ils sont alors d’une propriété ou d’une exploitation agricole, d’un enclos, presque après avoir été d’un continent. Une fois en Amérique, ils ne seront plus que des corps, que des gestes et une tâche. Dionne Brand nous plonge dans une réflexion singulière. 

 

J’adore les carnets d’écrivains et c’est ce qui a attiré mon attention. Avec le titre bien sûr : Cartographie de la Porte du non-retour avec comme ajout, «carnets d’appartenance». Et je ne fus pas déçu. Quel livre saisissant, intelligent, perturbant qui nous entraîne dans des dérives de l’histoire de l’Amérique et du monde, les pages les plus horribles de l’humanité! Et le présent n’est pas là pour nous rassurer. 

Nous venons de plonger dans l’ère de l’égoïsme et de la déraison. Le grand rêve de fraternité, d’égalité et de partage a pris toute une débarque avec les dernières élections aux États-Unis.

Dionne Brand s’attarde à cette fameuse porte que des populations capturées en Afrique franchissaient pour monter dans les bateaux qui les transportaient en Amérique.

Un pas terrible pour ces hommes et ces femmes que l’on privait du titre d’humain alors pour devenir l’objet d’un commerce à peine imaginable. On les forçait à partir, enchaînés. Tous comprenaient qu’il n’y aurait jamais de retour, que l’histoire ne fait jamais marche arrière. 

 

SITUATION

 

Bien plus, ce passage faisait en sorte qu’ils quittaient l’état d’humain pour devenir une marchandise que l’on pouvait vendre, échanger, éliminer quand ils n’étaient plus «bons à rien» sur les grandes plantations du sud des États-Unis et dans tous les pays que l’on a appelés le Nouveau Monde. C’était une terrible régression pour ces femmes et ces hommes qui perdaient leur qualité humaine, leur histoire, leurs rêves et l’idée même d’un avenir. Ils étaient enchaînés dans le présent et des tâches abrutissantes qui les laissaient épuisés jour après jour. C’est à peine imaginable toute la désespérance qui a dû habiter ces populations menées au fouet.

Nous avons beau lire sur le sujet, tenter d’ouvrir nos esprits de toutes les manières possibles, ça reste difficile à concevoir, à réaliser concrètement ce que cela signifiait pour ces gens entassés dans les cales des navires. Comment penser une telle horreur avec nos yeux de contemporains, leur désarroi et leur douleur?

 

«La catastrophe du capitalisme façonne notre époque. Ma tâche dans Cartographie de la Porte du non-retour était de tricoter le discontinu, de recouvrer l’histoire et le temps vécu; de les arracher à la catastrophe qui codifie la vie comme accessoire de la catastrophe, qui fait de nous des automates de l’économie de la catastrophe. Écrire est une reconstruction du temps, par laquelle des événements disparus/occultés par l’inertie du temps capitaliste arrivent.» (p.10)

 

Nous avons la direction et surtout l’intention de l’auteure. Voir, tenter de comprendre, dire la catastrophe, les effets à long terme sur des humains réduits à l’état de bétail et de travailleurs sans droits ni recours. L’esclavagisme a eu pour conséquence de couper ces gens de leur histoire et de les priver de futur, de les enchaîner à un désespoir quotidien, répétitif, où ils n’étaient que des gestes, un travail épuisant, pour lequel ils ne retiraient aucun avantage, aucune expectative d’améliorer leur sort et d’avoir une vie qui leur est propre. Comme si les propriétaires de ces grands domaines les enfermaient dans le présent, un lieu où il n’y avait plus de passé et encore moins d’avenir.

 

«Mon grand-père disait qu’il savait de quel peuple nous venions. J’ai énuméré tous les noms que je connaissais. Yoruba? Igbo? Ashanti? Malinké? Il disait non à chacun, ajoutant qu’il reconnaîtrait le nom s’il l’entendait. J’avais treize ans. J’avais très hâte qu’il se le rappelle.» (p.15)

 

La petite fille curieuse n’aura jamais de réponse de son grand-père. Il ne se souvenait pas. Tout comme il avait du mal à imaginer qui il était dans son île à la frontière de l’Amérique, dans cet avant-poste qui montait le guet face à la mer océane et qui se berçait dans les rumeurs du continent lointain. 

C’est terrible de ne pas savoir d’où l’on vient et qui nous sommes. J’ai beau ne pas être curieux de mes ancêtres français, je sais quand même qu’ils étaient d’une certaine région et que je n’ai qu’à faire un effort pour retracer le parcours de ceux qui étaient là avant moi. Ce n’est pas le cas pour ces descendants d’esclaves. Il n’y a aucun souvenir, aucunes archives, aucun nom à qui s’accrocher. Ils sont réduits à la dimension de leur mémoire individuelle, repoussés dans leur corps, leur seul pays.

 

IDENTITÉ

 

Voilà une réflexion importante sur ce qu’est l’identité et le territoire. Tous les descendants d’esclaves en Amérique sont privés de passé, de celui qu’ils ont abandonné en franchissant cette fameuse porte à l’île de Gorée ou ailleurs. Comme ils ne peuvent se référer à ce territoire où ils ont été transplantés et qui ne sera jamais le leur, ce lieu de leur malheur, de leurs conditions de bête au service d’un maître jamais bienveillant. Tous dépossédés de leurs enfants à la naissance la plupart du temps. 


«Notre héritage à nous, membres de la diaspora, est de vivre dans cet espace inexplicable. Cet espace est la mesure de la foulée de nos ancêtres depuis la porte jusqu’au navire. On est coincés dans les quelques mètres qui séparent les deux. Le cadre de la porte est l’unique espace d’existence véritable.» (p.31)

 

Pourtant, le Noir s’imposera dans l’imaginaire de notre société et deviendra une sorte de fantasme. Nous n’avons qu’à songer à la place prépondérante qu’ils occupent dans les sports. Le football américain, entre autres, où ils sont dominants, ou encore en athlétisme aux Olympiques, où les grands champions coureurs, sprinteurs, sauteurs sont souvent des Noirs ou des métis. 

 

«Le corps noir est culturellement codifié en tant que prouesse physique, fantasme sexuel, transgression morale, violence, talent musical magique. Ces attributions sont à portée de main et peuvent être utilisées quotidiennement. De la même façon qu’on utilise un outil ou un instrument pour exécuter une tâche liée à un besoin ou à un désir.» (p.46)

 

Voilà un carnet précieux qui nous entraîne dans un pendant peu reluisant de notre histoire récente, qui nous plonge dans une société que nous avons encore peine à cerner et que les Noirs ne savent trop comment regarder. L’utopie africaine demeure, mais elle est toujours insaisissable et ne correspond à rien de réel. Le désir du retour pour certains s’est très mal vécu parce que l’Afrique ne collait pas à l’image et au rêve qu’ils en avaient dans le Nouveau Monde.

Une réflexion saisissante, des pages d’une beauté époustouflante et d’une remarquable intelligence qu’il faut lire et relire parce qu’elle nous concerne, qu’elle fait partie de notre passé. Elle est aussi là dans notre imaginaire, qu’on le veuille ou non, avec la présence autochtone que l’on a trop longtemps occultée. 

 

«Je voulais être libre. Je voulais avoir l’impression que l’histoire n’est pas le destin. Je voulais être soulagée des barrières de la Porte du non-retour. C’est tout. Mais non, j’avais été frappée en pleine poitrine et mon corps avait été vidé de tout air. Tout ce que je pouvais faire pour m’accrocher à ma raison, c’était me fier à l’écoulement ordonné des minutes et à l’idée que le soleil se lève quand le jour paraît et qu’il se couche quand vient la nuit.» (p.189)

 

Un livre remarquable en tout point, nécessaire, troublant, magique en quelque sorte. De quoi ébranler toutes nos certitudes et nous ouvrir l’esprit sur une réalité historique encore bien présente dans nos sociétés.

 

BRAND DIONNE : Cartographie de la Porte du non-retour, Éditions Lux, Montréal, 232 pages.

https://luxediteur.com/catalogue/cartographie-de-la-porte-du-non-retour/

jeudi 6 mars 2025

FELICIA MIHALI RETOURNE EN ROUMANIE

 

FELICIA MIHALI nous invite en Roumanie dans son dernier roman, Dancing Queen, à l’époque du communisme et du dictateur Nicolae Ceausescu, l’un des régimes les plus répressifs qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Sonia, une jeune fille de la campagne, souhaite étudier et doit migrer à Bucarest pour réaliser son rêve. Elle croise Marc, un peintre en vogue, et devient sa maîtresse alors qu’elle vient tout juste de quitter l’adolescence. Elle l’épousera à 18 ans. L’homme, qui pourrait être son père, entretient une cour dans son atelier et est de tous les événements mondains où les artistes se précipitent pour faire la fête et peut-être aussi pour établir certains contacts. La jeune femme se retrouve dans un milieu d’intrigues où tous cherchent à se faufiler dans un régime qui a des yeux partout. Il faut surtout se méfier de tous et demeurer sur ses gardes.

 

C’est l’amour pour Marc, qui trouve avec son épouse une sorte de fontaine de Jouvence. Tout cela malgré les ragots, les remarques malveillantes et les manœuvres des étudiants et des artistes qui tentent de la séduire à la moindre occasion. Elle est perçue comme une petite intrigante qui est prête à tout pour se tailler une place dans la société. 

Le roman s’ouvre au moment où Sonia part pour Bucarest après des années au Québec, à Montréal. Marc est décédé et il lui lègue l’appartement où ils ont vécu. Un héritage plutôt étonnant et un retour au pays après des années.

 

«Sonia prend encore une gorgée de gin, la dernière, et sourit discrètement à l’intérieur de son verre, alors que ses larmes continuent de couler. Sa pauvre voisine de siège! Elle est loin de deviner sa jubilation à la nouvelle de la mort de Marc, sa rage qu’il soit mort aussi! Et sa perplexité devant le fait qu’il lui lègue leur appartement. Les autres femmes de sa vie lui en veulent probablement. Laisser la maison à la jeune épouse partie, disparue! Que voulait-il démontrer par ce testament, au fait?» (p.14)

 

Une plongée dans une période où elle était une femme naïve qui découvrait le monde et qui n’avait aucune conscience de tout ce qui se tramait autour d’elle. Comment deviner les intrigues qui se nouaient, avec Marc surtout, qui détenait un grand pouvoir sur ses étudiants en étant enseignant à l’Académie? Il pouvait assurer la réussite de l’un ou l’éloigner subtilement. 

 

«Sonia apprend un deuxième langage pour esquiver les remarques des gens, pour éviter les moments de tête-à-tête lors des fêtes lorsque les cercles de discussions se configurent progressivement, laissant en circulation des électrons libres qui traînent autour, dans un coin, en attente de quelqu’un pour leur tenir compagnie.» (p.63)

 

Tout revient. Des scènes, des jours de bonheur et aussi des événements qui prennent un autre sens. Quand Marc est allé rencontrer ses parents pour demander sa main, par exemple. Elle découvre qu’elle a été emportée par un rêve, tournant le dos à sa famille, que l’homme qu’elle a aimé est demeuré, un inconnu malgré leur brève union. Le temps est venu de comprendre la société dans laquelle elle s’est glissée naïvement et tout ce qu’elle n’a pas vu alors, ou qu’elle n’a pas voulu voir. 

 

UN RÊVE

 

Comment en aurait-il pu être autrement? La petite paysanne s’est retrouvée dans le monde des artistes, au milieu de gens plus libres, d’ambitieux qui étaient prêts à tout pour réussir. Marc ne manquait pas d’argent dans une époque où tous tiraient le diable par la queue et pouvait se payer à peu près tout ce qu’il souhaitait, même une maison à la campagne.

 

«Elle sait qu’elle va arriver à Bucarest saine et sauve, qu’elle prendra un Uber jusqu’à l’appartement dont elle a reçu les clés, une carte magnétique de l’entrée de l’immeuble et une autre en métal, une clé d’une serrure qu’on ne fabrique plus. Est-ce leur ancienne clé? Marc aurait-il gardé la même serrure depuis tant d’années et la même porte d’appartement?» (p.9)

 

Felicia Mihali nous pousse tout doucement dans le régime communiste, à l’époque où tout était réglé et surveillé. Un temps que personne ne veut revivre et qui nous dit que l’on a raison de s’inquiéter des manœuvres de certains politiciens de maintenant qui bradent l’héritage démocratique. 

Sonia voit bien qu’elle a profité de privilèges, qu’elle s’est étourdie en allant à toutes les fêtes, étant la jeune épouse que son mari exhibait et que les autres enviaient ou détestaient. Un monde d’intrigues, malgré les apparences de fraternité, où tous étaient prêts à n’importe quoi pour attirer le regard de ceux qui pouvaient les faire progresser dans leur carrière. 

 

COMPAGNES

 

Elle rencontre les femmes qui ont partagé la vie de Marc et cela se passe plutôt bien, même si elle constate sa naïveté d’alors. Des moments chaleureux, un peu étranges avec ces épouses qui pourraient devenir des amies. Elle connaîtra également la fille de Marc, qui se montre féroce, et un voisin qui ne cessait de se plaindre des fêtes que le couple organisait dans l’appartement. 

 

«Sonia ne dira rien. Elle n’a pas encore retrouvé son sang-froid, surtout devant les allusions du voisin à savoir que Marc était un informateur de la Securitate. L’était-il vraiment? Difficile de se prononcer sur la meilleure posture à adopter à l’époque. Au grand dam de Sonia, parmi tout ce qu’elle découvrait depuis son arrivée, elle lisait avec stupeur les témoignages des anciens collaborateurs qui se vantaient de leur rôle d’informateur pour la Securitate. La nouvelle génération se foutait vraiment de tout ça. Pour la vieille garde, l’époque de la Securitate représentait un âge d’or, car il s’agissait de leur jeunesse.» (p.187)

 

Une formidable plongée dans un monde de délation, de vengeances mesquines, où tous étaient prêts à dénoncer un proche pour parvenir à ses fins. Sonia a été la victime de bien des intrigues. Et surtout, elle se rend compte que Marc l’a aimée à sa façon et qu’il lui a permis d’échapper à tout ça en organisant sa migration au Canada!

Une société qui donne froid dans le dos. Un milieu égocentrique où chacun s’occupe de soi, où les privilèges s’acquièrent toujours aux dépens des autres. L’histoire se répète. Sonia comprendra sa chance d’être partie et surtout parviendra à faire la paix avec son passé. Il faut en arriver là un jour ou l’autre. Et il lui reste cet appartement à Bucarest pour lui rappeler de ne pas oublier.

 

MIHALI FELICIA : Dancing Queen, Éditions Hashtag, Montréal, 216 pages.

https://editionshashtag.com/product/dancing-queen/

 

dimanche 2 mars 2025

MONSIEUR ARCHAMBAULT EST TOUJOURS LÀ

DEPUIS QUAND je lis Monsieur Archambault? Il me semble que j’ai commencé à partir de son premier ouvrage : «Une suprême discrétion». Peut-être que je l’ai découvert plus tard et que je l’ai fréquenté à rebours, remontant aux sources tout en attendant les nouveautés. Je ne sais plus très bien. Ce doit être cette impression qu’il donne à tous ceux et celles qui le suivent. La certitude d’avoir toujours été là. Il est de ceux qui ont marqué ma vie avec Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gaétan Soucy, Gabrielle Roy, Alain Gagnon, Nicole Houde et bien d’autres. Des auteurs que j’attendais fébrilement et toutes leurs publications ont été une fête. Et quand le narrateur se demande s’il y a encore un brave qui se penche sur ses phrases, et si ses livres intéressent des gens, ça me fait sourire. Je suis là, Monsieur Archambault, toujours là à souhaiter que «Les années s’écoulent lentes et légères»autant de mon côté que de celui de votre aventure d’écrivain.

 

Des nouvelles en cet hiver imprévisible et plein des turbulences qui viennent du Sud. Vingt-deux où j’ai retrouvé cette voix, cette petite musique que j’aime, ce «je». Peut-être que c’est, Monsieur Archambault, lui-même, ou encore un déguisement, un masque… Je sais, je me répète. Je suis devant un même narrateur qui fait de nous son confident. C’est peut-être l’un des secrets de Monsieur Archambault. Et comment ne pas se tourner vers le passé quand on constate que la route a été longue, trop peut-être?  

L’écrivain est bien installé dans la saison de la mémoire, des souvenirs, des histoires que l’on transforme, que l’on embellit certainement ou que l’on réinvente pour se prouver que l’on est là avec toute sa tête et son imagination; se demandant si on peut réussir un texte et surtout, pour faire la part des choses, se faufiler entre le superflu et l’essentiel. Voilà! J’écris comme si j’accompagnais Monsieur Archambault, comme si nous allions tous les deux en hésitant un peu sur les trottoirs de la ville qui deviennent trop étroits. 

C’est peut-être ça la magie de Monsieur Archambault. Il nous entraîne dans son monde et nous ne pouvons que nous ajuster à son pas.

 

SOLITUDE

 

Un solitaire peu bavard avec les amis, ses enfants de plus en plus étrangers et occupés à en découdre avec le quotidien. Et il y a des amours, ces femmes qui retournaient l’âme et qui l’ont accompagné avant que leurs routes ne se séparent. Certaines ont perdu leur visage, tandis que d’autres restent à l’avant-scène.

 

«Elle était la vie même, à la fois douce et exubérante alors que moi, j’étais le perpétuel hésitant, le raisonneur. Pour un peu, je lui aurais conseillé de me laisser au désarroi derrière lequel je me dissimulais. J’avais été un enfant triste, me rappelait ma mère les dernières années de sa vie. Il paraît que je ne sanglotais pas. Le trépignement n’était pas non plus mon affaire. Je n’ai pas non plus pleuré lorsque Roxane m’a quitté. Je n’ai rien fait pour la retenir.» (p.15)

 

Le temps embellit tout, certainement. Enfin, tout ce que l’on gagne ou que l’on perd, tous ces moments de passion, avec ce désir de laisser des traces ou son nom sur la page de quelques livres, des histoires qui ont eu la vie des météorites. 

Peut-être que nous devenons tous des solitaires en accumulant les années. Et comment éviter de fouiller dans ses souvenirs quand quelqu’un vous oblige à vous regarder dans un miroir? L’aventure se trouve alors dans les territoires du vécu.

Cette description de l’enfant seul et triste que je cite plus haut donne l’image de l’adulte qui ne pourra s’abandonner aux grandes marées qui brassent l’être. Monsieur Archambault a été celui qui va sans faire de bruit dans des sentiers plus ou moins fréquentés, malgré sa vie dans les médias et à la radio, surtout. 

Et comment ne pas sourire quand il parle des écrivains?

 

«J’estime qu’un écrivain est un être à fuir. Il vous en voudra toujours un jour ou l’autre. La plupart du temps pour un détail sans importance, un adverbe, une virgule, un imparfait du subjonctif incongru. Surtout si, à l’instar de Jérémie, il vous soumet la moindre page qu’il écrit. Je n’ai jamais pu savoir si mon jugement lui importait ou si, sur ce chapitre, il n’était que vaniteux.» (p.52)

 

Je pense à des proches qui me demandaient de lire leur manuscrit. Ils espéraient un regard franc et honnête. J’ai acquiescé parfois. Et quand je leur expédiais une longue lettre, pour leur signaler des ratés ou des passages à revoir, tout se gâchait. Certains m’en ont voulu. Je refuse maintenant ce genre d’aventure, ce que j’aurais toujours dû faire. La plupart des écrivains ne cherchent pas à savoir la valeur de leur travail, mais ils quêtent des flatteries. 

Monsieur Archambault a bien raison. 

Il y a des exceptions, bien sûr. Ma compagne, Danielle Dubé. Nos lectures ont été franches et enrichissantes. Et l’incomparable Nicole Houde, qui lisait mes livres en soupesant chacun des mots. Je la taquinais en lui disant qu’elle était un «scanner».

Les personnages de Monsieur Archambault vivent souvent dans un appartement où ils ont de plus en plus de mal à s’entendre avec le quotidien. Le réel leur échappe et ils glissent tout doucement dans un cocon où plus rien ne les touche. Je pense à cet auteur qui devient un ami dans la nouvelle «Lentes et légères», la plus longue du recueil. Un écrivain célèbre que le critique a écorché avec une petite joie propre à la jeunesse se retrouve voisin de palier. Des liens se créent. L’ancienne tête d’affiche a beau prétendre qu’il se moque de tout, on voit bien que c’est tout le contraire. Il tente plutôt de se convaincre que cela n’a plus d’importance, mais ne cesse de noircir des pages ou d’accorder des entrevues pour demeurer à l’avant de la scène. 

 

RENCONTRES


Je suis allé avec des collègues raconter des histoires, avant la période de Noël, dans des résidences pour personnes âgées à Alma, Chambord et Roberval. J’y ai croisé des gens que j’ai connus comme journaliste, des amis presque, des artistes qui ne peuvent plus peindre ou créer de la beauté avec leurs mains. Certains s’y font et d’autres moins. Et, il m’a semblé que c’était possible de passer des moments heureux dans ces grandes maisons, de se parler, de s’écouter et de s’entraider. Tout le contraire de ma mère, qui a vécu isolée dans le foyer de La Doré, ne quittant guère sa chambre et ne se mêlant presque jamais aux activités du groupe. Je sais. S’il y avait une trentaine de spectateurs attentifs pour entendre nos histoires, il y en avait beaucoup plus qui sont demeurés dans leurs quartiers. Il y a les conviviaux dans ces résidences et les solitaires.


COMPLICITÉ

 

Un ensemble de nouvelles vibrantes que celles des «Années s’écoulent lentement et légères». Elles me montrent le chemin que je vais bientôt emprunter. Oui, je l’ai déjà mentionné en chuchotant «à voix basse» sur l’une de vos dernières publications, Monsieur Archambault. 

Je ne me lasse pas pourtant de ces amours gâchés par la faute du narrateur, des écrivains qui attirent son attention, leurs manigances souvent pitoyables et d’autres fort attachantes. Il y a les phrases, cette belle façon de s’accrocher au monde en faisant le moins de bruit possible. 

 

«Maintenant que la vieillesse a foncé sur moi, mon enfance ressurgit. Je m’imagine revenir à ce moment de l’existence où tout était lenteur. Une lenteur qui n’a jamais existé, je ne l’ignore pas. 

Je revois l’enfant que j’étais, je fais appel aux quelques souvenirs qui me restent. J’entends la voix de ma mère. Le temps me semble irréel. L’enfant que je recrée, est-ce bien moi? Cela n’a aucune importance.» (p.69)

 

Non, c’est de la plus haute importance. Il y a toujours le jour, celui que l’on marque par quelques mots, des bouts de phrases et des regards. Monsieur Archambault a réussi à me secouer une fois de plus avec ses sujets et ses hésitations. C’est pourquoi cette voix douce, ce chuchotement reste unique et nécessaire. Vous me donnez du bonheur, Monsieur Archambault, c’est ce qu’il y a de plus précieux.

 

ARCHAMBAULT GILLES : «Les années s’écoulent lentes et légères», Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-annees-ecoulent-lentes-legeres-4083.html