Une version
de cette chronique
est parue
dans Lettres québécoises,
Numéro
169, avril 2018,
consacré à
Marie-Claire Blais.
Marie-Claire Blais a bousculé
ma vie avec Une
saison dans la vie d’Emmanuel. Après avoir lu ce roman, plus rien ne
pouvait être pareil. Ce fut une sorte d’illumination et ma démarche d’écrivain
a pris une autre direction. Je venais de m’installer à Montréal en 1965, pour
des études en littérature. J’avais dix-neuf ans et ne lisais que des écrivains
d'ailleurs, Dostoïevski et Tolstoï surtout. J’étais convaincu de devoir
apprendre la langue russe pour arriver un jour être un écrivain, un vrai. Il
faudrait que je migre à Moscou ou Leningrad pour me fasse communiste. Il le
faudrait pour vivre au pays de Nikolaï Viktorovich Podgorny, le
président alors du Soviet suprême de l’Union soviétique.
Tout le monde en parlait à l’université, c’était l’événement
littéraire de l’année. J’ai lu Une saison
dans la vie d’Emmanuel et l’ai relu une fois, deux fois, usant presque les
128 pages du texte, apprenant des phrases par coeur. Je me souviens encore de
l’incipit : « Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. »
Et de la fin : « Ce sera un beau printemps, disait Grand-Mère Antoinette,
mais Jean Le Maigre ne sera pas avec nous cette année. »
Ce fut comme la foudre dans la cheminée, un vent qui fait claquer
les fenêtres et déracine les arbres. Comme si Marie-Claire Blais me ramenait
dans ma famille en me traînant par l’oreille pour punir l’enfant récalcitrant
que j’étais. Grand-Mère Antoinette, c’était ma grand-mère Malvina et Jean le
Maigre était un cousin tout croche dans son corps, qui toussait creux la
nuit, celui que j’accompagnerais au cimetière au printemps suivant en marchant
la tête basse derrière un cercueil d’un blanc aveuglant, n’arrivant pas à
éviter les flaques d’eau. Et, tout comme dans le roman de Marie-Claire Blais,
mon père pratiquait l’art de disparaître dans les couleurs de l’automne pour
ressusciter à la fonte des neiges.
Marie-Claire Blais me donnait le droit de raconter mon village, les
histoires de ma famille et tout ce qui avait hanté mon enfance. J’avais le
droit de m’attarder aux excès de mes frères, de raconter la réclusion de mes
tantes dans leur maison basse, les rages de mes oncles qui fonçaient dans la
forêt en blasphémant. Sans Une
saison dans la vie d’Emmanuel, je n’aurais jamais écrit La mort d’Alexandre et Les Oiseaux de glace, encore moins Le Violoneux, Les Plus belles années et Le Réflexe d’Adam. En fait, à peu près
tout ce que j’ai publié à partir de 1970.
Quand j’ai refermé ce roman, je ne pouvais plus voir les écrivains
du Québec d’un même oeil. J’ai commencé à les traquer et à vouloir tout lire. C’était
facile en 1965. À peine une trentaine de publications par année. Cela devait
changer, bien sûr, avec cette révolution que nous avons vécue sans penser que c’était
une révolution.
Rapidement, on a fini par avoir plus d’écrivains que de lecteurs au
Québec avec les cours de création littéraire qui se sont multipliés comme des
petits Joe-Louis dans les collèges et
les universités. C’est ainsi que je suis devenu disciple de Victor-Lévy
Beaulieu, mon premier éditeur, de Gilles Archambault, Gabrielle Roy, Jacques
Poulin, Suzanne Paradis, Noël Audet, Michel Beaulieu et Paul Villeneuve. Je cherchais
une cadence, un rythme pour mes textes qui n’arrivaient jamais à se tenir en
équilibre. Je connaissais la destination, mais n’arrivais jamais à trouver le
chemin pour m’y rendre. J’étais têtu et patient. J’avais appris à l’église en récitant
les litanies jusqu’à ne plus sentir mes genoux pendant le carême.
RÊVE
Quand je suis devenu président du Salon du livre du
Saguenay-Lac-Saint-Jean, j’ai pu inviter Marie-Claire Blais. C’était en 1995,
trente ans après la parution d’Une saison
dans la vie d’Emmanuel. Elle venait de publier Soifs, un texte inquiétant qui constituait les assises d’une
fresque unique dans la littérature contemporaine. Le dixième tome de cette
suite vient de paraître. Plus de 2000 pages qui vous laissent au bord de la
défaillance.
J’ai posé mes conditions cependant. Je serais le chauffeur attitré de madame Blais pendant son séjour au Saguenay-Lac-Saint-Jean.
J’ai posé mes conditions cependant. Je serais le chauffeur attitré de madame Blais pendant son séjour au Saguenay-Lac-Saint-Jean.
J’ai passé mes vacances sur une plage de la pointe Wilson, les orteils
dans le sable, sous un grand parasol rouge, à relire l’œuvre de Marie-Claire
Blais. De La belle bête paru en 1959
jusqu’à Soifs. Plus ou moins dix-sept
livres et 2000 pages de texte. Je lisais devant les mouettes qui se demandaient
si je n’étais pas en train de me changer en statue de sel.
J’ai vécu en état de transe pendant juillet et août, me droguant à la prose de Marie-Claire Blais,
peu importe les grandes chaleurs, les nuages et les merles, les vents et les grondements
du tonnerre, les éclairs qui secouaient les grandes eaux dans l’embouchure de la
Péribonka.
Quel bonheur de suivre l’écrivaine dans ses premiers pas, de flâner
dans Les manuscrits de Pauline Archange.
Je crois bien que c’est là que j’ai commencé à faire de l’arythmie cardiaque.
Et que dire de Un joualonais sa Joualonie
dont on ne parle jamais. Madame Blais prend position sur la langue du Québec, se moque un peu de la croisade de Gaston Miron, je pense. Un roman abasourdissant
qui m’a fait me sentir comme un cabochon
qui traînait les pieds sur les trottoirs de la ville et qui commençait à rêver du
grand retour dans son village.
Marie-Claire Blais a toujours été courageuse et un peu téméraire ! Il
le fallait pour écrire un tel roman en 1973 où elle se moquait des idées que
tout le monde partageait alors. Et toutes ses expériences et ses reculs, ses
hésitations qui mèneraient à son œuvre la plus importante, cette suite qui
s’amorçait avec Soifs, cette
grandiose symphonie avec si peu de points et de virgules.
L’écrivaine y fait éclater les corsets de la phrase, rive le clou à
la ponctuation et plonge dans les remous de la langue française pour nous
emporter dans de grands courants telluriques. Elle se permet toutes les dérives
pour se pencher sur les failles de
l’Amérique, décrire les souffrances, les errances, les obsessions, les
peurs et la décadence peut-être de la plus grande puissance militaire de la
planète. Un monde où ses personnages cherchent désespérément une oreille et un
peu de compréhension dans les bras d’un semblable. Nous culbutons dans la détresse et l’enchantement. Petites
Cendres, Mai, Rébecca et Augustino sont devenus des amis qui m’ont accompagné
pendant une vingtaine d’années. Marie-Claire Blais a bâti une cathédrale et
elle l’a fait avec une précision et un talent unique.
RENCONTRE
Après avoir survécu à mon marathon de lecture, un peu amaigri, mais
bronzé comme une statue de Rodin, j’ai enfilé mon plus beau jean et ma chemise
de coton écru pour me présenter devant madame l’écrivaine. C’était un jour de
fin septembre avec de la gouache partout dans les arbres. Elle si discrète, si attentive
et moi qui parlait comme le moulin à
paroles de Robert Lepage pour cacher ma nervosité. On ne rencontre pas son
idole sans faire un fou de soi.
Nous avons d’abord pris la direction de Chicoutimi dans ma vieille
Toyota. Direction le cégep, classe de français d’Alain Dassylva. Pour la
circonstance, mon ami professeur et indomptable lecteur, avait loué un toxedo
pour accueillir celle qu’il considérait comme la plus grande écrivaine du
Québec. Ce fut mémorable. Comme si Madame Blais faisait son entrée à l’Académie
française. Il ne manquait que l’épée, le tricorne et les écrivains qui s’accrochent
à leur fauteuil par habitude.
L’écrivaine ne savait trop comment réagir devant ces adulations. Elle
a lu un extrait de Soifs, une seule
phrase, avant de s’abandonner aux questions des étudiants que l’ami Dassylva menait
au doigt et à la baguette. Ce fut un moment de grâce. Le professeur irradiait
et j’avais envie de me livrer à la danse du lecteur pour attirer sur elle
toutes les reconnaissances et le prix Nobel.
SAINT-FÉLICIEN
Le moment culminant fut la rencontre au collège de Saint-Félicien.
Pour s’y rendre, il faut traverser nombre de villages et longer le lac
Saint-Jean. Une heure et demie de route pour aller et autant pour revenir. Je
frétillais et avais juré de ne pas faire d’excès de vitesse. Faut dire que ma Toyota
s’opposait à ce genre de témérité.
J’étais tellement énervé que j’ai parlé sans respirer de Larouche à
Roberval. Un record en apnée, certainement. Je sautais d’un roman à l’autre, saluais
ses personnages. Pauline Archange était une de mes cousines et je répétais que
l’on retrouvait dans ce triptyque tout Michel Tremblay. Je riais avec son poète
Papillon et j’étais convaincu d’avoir croisé Mimi, Jean-François et Dany à la
taverne Cherrier où j’avais fait de longs stages d’apprentissage pendant ma vie
à Montréal.
Elle a été patiente, surprise certainement, effarouchée peut-être
devant tant d’exubérance. J’imagine qu’elle avait l’habitude des exaltés qui ne
peuvent s’empêcher de jongler avec les mots quand ils s’approchent d’elle.
Je devais retrouver Marie-Claire Blais au Salon du livre de Paris
où le Québec était invité d’honneur. Quand je me suis avancé lors d’une
cérémonie, tenant une coupe à moitié remplie, elle a penché la tête et m’a
présenté comme son chauffeur à une amie. Ce fut mon moment de gloire. J’étais
adoubé. Rien qu’à y penser, j’en ai encore des frissons.
CYCLE DE SOIFS (DIX VOLUMES) de MARIE-CLAIRE BLAIS, des publications des ÉDITIONS DU BORÉAL.