Photo Pierre Demers |
C’EST PLUTÔT RARE de trouver des études consacrées
à un écrivain du Québec, surtout quand il est encore vivant et qu’il continue
de nous étonner après quatre-vingts publications et plus. C’est le cas de
Victor-Lévy Beaulieu qui a vu des chercheurs se regrouper sous l’impulsion de
Jacques Pelletier, un spécialise de l’œuvre de l’écrivain de Trois-Pistoles,
pour créer La société d’études
beaulieusiennes à l’automne 2009. Ces femmes et ces hommes étudient différents
volets de l’œuvre monumentale de cet écrivain. Je suis membre de cette société,
parce que j’admire le travail de Beaulieu qui a été mon éditeur pendant de
nombreuses années, sans pour autant participer à leurs recherches et leurs
rencontres. Les cahiers en sont à la cinquième publication et c’est toujours un
plaisir de s’attarder à ces textes qui ouvrent des portes et vous font mieux
comprendre cette oeuvre gigantesque. Une belle manière de nous faire revenir
sur certains ouvrages et mieux les saisir. Parce qu’il y a toujours une
première lecture, un repérage, je dirais, et l’autre démarche où l’on prend la
peine d’étudier un aspect en particulier, les personnages, les idées de
l’écrivain, ses obsessions et son écriture.
Les spécialistes
de Victor-Lévy Beaulieu cernent peu à peu ce véritable continent littéraire et
leurs recherches donnent des outils précieux au lecteur qui ne se contente pas
de surfer sur une histoire. Actualités de Victor-Lévy Beaulieu, Politiques de Victor-Lévy Beaulieu, Victor-Lévy Beaulieu en comparaison, Le sexe et le genre et enfin La clôture du texte à « l’épreuve des
Voyageries ». Chacun des cahiers regroupe les réflexions de cinq ou six
chercheurs qui s’attardent à un aspect particulier de l’œuvre de Beaulieu et
publient aussi certaines recensions d’ouvrages récents. Les numéros ont été dirigés
par Sophie Dubois et Michel Nareau, Alexis Lussier et Karine Bosso, Emmanuelle
Tremblay, Isabelle Boisclair et Jacques Pelletier. Le dernier est sous la
direction de Stéphane Inkel.
Cette « enquête »
est loin d’être terminée et il faudra de la patience pour faire le tour de l’œuvre
polyphonique de Beaulieu. Comment donner une vue juste de l’écrivain qui a
écrit des dizaines de romans, des contes, des biographies, du théâtre et des
milliers de pages de téléromans ? Il y a aussi ses missives aux médias et il ne
faut pas oublier, depuis un certain temps, ses écrits dans les médias sociaux.
Un touche-à-tout pas facile à cerner.
LE QUÉBEC
Dès ses premières
publications, l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu s’est collée à l’histoire du
Québec, au projet politique qui veut faire un pays de La Belle province. Une idée
qui repose sur la grande et petite histoire, des figures incontournables comme
celle de Papineau, des défaites, celle des Patriotes en 1837-1838, les hésitations
et les soubresauts du Parti québécois avec la tenue de deux référendums qui se
sont soldés par un échec. L’écrivain n’a jamais caché ses idées et il les a
fait connaître par ses œuvres et ses nombreuses interventions dans les médias.
Il prône l’indépendance et tout récemment encore, il donnait son appui à la
candidate Martine Ouellet dans la course à la direction du Parti québécois.
Ce « Québec
incertain » comme l’écrivait Jacques Ferron, ce Québec toujours en train de jongler
avec des formules gagnantes hante l’écrivain et éditeur. À croire que les
Québécois souhaitent devenir une nation sans prendre la décision tellement ils
sont habitués à ce que l’on décide pour eux. Ce n’est pas pour satisfaire
Beaulieu qui aime les choses claires, du moins de ce côté-là des choses, et qui
n’a jamais caché son admiration pour l’approche d’un Jacques Parizeau.
Cette question porte
son œuvre et marque particulièrement les principaux personnages qui sont touchés
dans leur corps et leur tête. Ils sont souvent diminués, handicapés par ce
manque d’être, guettés par la folie et la démence. Comment être en n’ayant pas
d’identité ? Plusieurs romans sont difficiles parce que ces « débris humains » dans
aBsalon-mOn-gArçon (il y a toute une
histoire dans la présentation graphique de ce titre) ou Je m’ennuie de Michèle Viroly peuvent repousser. Les personnages
deviennent de véritables bêtes qui ne savent que satisfaire leurs pulsions,
roulant, rampant sur le sol comme le BOA que l’on trouve dans les lettres en majuscules du titre aBsalon-mOn-gArçon.
Que ce soit dans
la Saga des Beauchemin, La Grande Tribu ou Les Voyageries, nous retrouvons cette défaillance héréditaire qui
marque l’homo sapiens de Terre Québec.
Abel Beauchemin, le
double de Beaulieu (intéressant la concordance des noms. Beau lieu et Beau chemin)
l’écrivain cherche à faire surgir le pays dans sa pensée et la réalité. Il doit
écrire la Grande Oeuvre, le Graal qui va secouer les piliers du « pays pas
encore un pays ». La force de l’écriture parviendra alors à donner une cohérence
au Québec qui s’affirmera dans « toutes ses grosseurs » et touchera enfin « la
veine noire de sa destinée ».
Je n’ai qu’à regarder
ma bibliothèque pour comprendre la place qu’occupe Victor-Lévy Beaulieu dans la
littérature du Québec. Dans mon Pavillon d’écriture, qui sert aussi de
bibliothèque, juste à la droite de ma table de travail, son œuvre occupe trois
rayons des étagères. Une œuvre imposante par le nombre, la diversité et les
différentes éditions. Pas un autre écrivain ne demande autant d’espace.
Beaulieu m’a
marqué et influencé depuis ma première publication. J’ai fait de l’écrivain un
personnage qui hante mon prochain roman Presquil
qui couvre l’année 1980, l’année du premier référendum. Beaulieu est le modèle de
mon personnage Presquil. Il ne cesse de relire l’essai-poulet portant
sur Jack Kerouac, peut réciter le texte de la première à la dernière page.
La connaissance du passé est particulièrement importante chez Beaulieu. Il combat
la perte de mémoire dans son œuvre par tous les moyens, se moquant de la
psychologie qui est là pour priver les personnages de leur passé et de leur
révolte. Beaulieu est le héros de mon personnage, mais aussi celui qui fait
obstacle à sa propre écriture.
AVENTURE
Les cahiers s’aventurent
dans cette cathédrale et nous en dévoilent peu à peu les assises, des aspects méconnus
et souvent passés inaperçus. C’est là un travail nécessaire et exemplaire pour
qui aime la littérature, celle qui compte, qui veut réfléchir à une œuvre qui
marque notre époque et qui est, sans aucun doute, la plus importante de notre
littérature. L’oeuvre de Beaulieu n’est pas une œuvre de lecture, mais de
relectures.
Cette double
optique, à la fois bilan et ouverture (la question nationale, la construction
d’une mythologie, l’œuvre impossible, l’invention langagière, la culture
populaire, etc.) et de l’envisager selon des méthodes et des approches
nouvelles (la génétique, le positionnement, la philosophie foulcadienne, etc.)
(Carnet 1, p.12)
Et il y a cette
part belle de son écriture, la plus aimée et la plus louangée, celle où
Beaulieu va à la rencontre des écrivains qui ont marqué leur époque. Il montre
ainsi sa grande érudition et sa passion pour les écrivains. Victor Hugo, Jack
Kerouac, Herman Melville, James Joyce, Voltaire, Léon Tolstoï, Friedrich
Nietzsche. Il faudra bientôt ajouter Mark Twain à cette liste. Au Québec,
Jacques Ferron et Yves Thériault ont retenu son attention.
Beaulieu a toujours
manifesté un immense respect envers l’œuvre de Jacques Ferron qu’il considère
comme le grand écrivain du Québec, son père en littérature. Il faut lire
l’essai de François Ouellet pour en savoir plus. Grandeur et misère de l’écrivain national explique bien les liens
réels et imaginaires qui existent entre les deux écrivains. Les véritables modèles
ou les pairs de Beaulieu échappent cependant, la plupart du temps, aux
frontières du Québec et à l’enfermement des Québécois dans leur « fatigue
culturelle ».
Il faut trouver le
pas et la respiration des grands écrivains pour se hisser à leur hauteur, s’approprier
leur génie, les dépasser peut-être, s’installer dans son corps, son esprit et la
terre de ses origines.
Pour qu’il y ait
un projet, il faut l’identification du soi avec la passion ; et quand les deux
forment une paire indissociable, l’obsession devient un fouet qui te force au
travail, à la patience du travail, à la persévérance du travail. Une seule idée
suffit. (La Grande Tribu, p.409)
Pas étonnant de
voir que ceux qui réussissent l’indépendance dans La Grande Tribu sont des éclopés, des lésionnaires, des perdus et des blessés. Tous les personnages de
Beaulieu sont guettés par la folie, la démence, l’alcoolisme et les passions
déviantes.
SEXE ET GENRE
J’ai beaucoup aimé le Cahier 4 portant sur « le sexe et le genre », le rôle de la femme dans l’œuvre de Beaulieu et la menace qu’elle représente pour le mâle, surtout du côté de la mère castratrice. Il en parle d’abondance dans James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots.
Comme être sexué,
la femme représente pour l’homme une menace, un danger, en tant que figure
d’une éventuelle trahison, répétant ainsi un crime mythique dont l’origine
remonte à la nuit des temps et en tant aussi bien sur que potentielle
castratrice pouvant le dépouiller de sa virilité. (Carnet 4, p.16)
La sexualité, le
regard souvent misogyne de Beaulieu, malgré des propos qui peuvent sembler
féministes et d’avant-garde, joue un rôle important. La femme est un témoin, un regard qui fait naître le monde. Elle est là pour accompagner Abel ou satisfaire
les besoins sexuels du mâle reproducteur.
Samm, l’Indienne,
la femme des origines, devient le regard « qui se pose sur toute chose » et qui
fait le texte d’Abel. Parce que l’écriture de Beaulieu n’existe que s’il y a un
témoin, une femme de préférence, qui souffle dans le cou de l’écrivain et lit
les mots qui débordent sur les grandes feuilles de notaire. Elle donne une
réalité au texte, je dirais. C’est aussi le rôle que la femme joue dans notre
société en étant celle qui participe aux événements littéraires et qui lit les
écrivains et les écrivaines. C’est elle aussi qui a porté l’éducation au Québec
tout au long de notre histoire. Elle est celle qui « offre » pour ainsi dire le
texte à l’écrivain. Figure d’ange, de diable, de sainte et de dévergondée, elle
permet à l’œuvre de Beaulieu de venir au monde.
CAHIER 5
Le dernier cahier s’attarde à l’impossibilité d’écrire dans « un pays qui n’est
toujours pas un pays ». Comme se dire quand nous sommes une absence sur la
carte du monde et que nous nous recroquevillons dans un trou noir. Nous sommes
des Canadiens sans l’être, des Québécois dans un pays inexistant, une province
parmi d’autres, une société distincte qui ne sait comment se différencier. Un Non-Québec
comme l’écrivait Jean-Pierre Guay. Être et ne pas être, voilà la terrible
question.
Beaulieu, dans Le cycle des Voyageries, est écrasé par le
poids de cette fatalité et n’arrive pas à esquisser l’œuvre englobante. Abel repousse
constamment le projet de La Grande Tribu,
incapable d’arriver à ses fins parce que pour réaliser son projet, il doit appartenir
à un pays. Toute la série de volumes qu’il écrit sera des faux romans, des substituts
qui empêchent la venue de l’œuvre totalisante qui ne peut s’écrire que dans un
Québec devenu enfin un pays. Beaulieu croit qu’en mettant le Québec au cœur de
son œuvre, il va finir par le faire exister. L’écriture est une sorte de Graal
qui peut transformer la réalité.
L’écrivain, las de
ces refus, s’abandonne et rêve la société selon le modèle d’Athènes. Ce sont les
réfugiés du monde, les éclopés qui se retrouvent dans Antiterre pour fonder la nouvelle Terre promise, la démocratie
totale sous l’œil de l’écrivain qui règne avec sa campagne Calixthe Béyala sur
ses ouailles comme un sage. Il en sera de même dans 666 Friedrich Nietzsche où Beaulieu renonce à l’écriture et retrouve
la parole première, l’oralité, le temps des légendes et des mythes. Il raconte Friedrich
Nietzsche à Samm qui ne se tient plus derrière son épaule, mais devant. Là
encore, dans le conte, il faut un témoin pour que le contact se fasse et que la
parole soit. Une parole qui n’est pas entendue n’existe pas.
RENCONTRE
J’ai
particulièrement aimé les œuvres à nulle autre pareille que sont Monsieur Melville, Jack Kerouac, James Joyce, le
Québec et les mots et 666 Friedrich Nietzche.
Des œuvres remarquables, démesurées, envoûtantes pour ne pas dire inimaginables.
C’est un véritable défi de lecture que propose VLB dans ces rencontres.
Il faut lire les
cahiers Victor-Lévy Beaulieu pour qui s’intéresse au plus grand écrivain
québécois. L’œuvre de Beaulieu est comme ces métaux précieux qui gisent sous
terre et que nous ne pouvons atteindre que par un travail sérieux et méthodique.
Je me promets
toujours de le relire, mais il faudrait prendre une année sabbatique et mettre
sa vie entre parenthèses. J’hésite, parce que je ne suis pas certain d’en revenir
indemne. Et j’attends impatiemment son Mark
Twain, une autre belle aventure avec un écrivain qu’il aime et qu’il a fréquenté,
je n’en doute pas. Il est fort heureux que des enseignants et des chercheurs explorent
cette oeuvre unique au Québec et si méconnue du grand public.
LES
CAHIERS VICTOR-LÉVY BEAULIEU sont parus chez NOTA BENE.
PROCHAINE CHRONIQUE :
ÉTRANGERS
DE A À Z de DANIEL CASTILLO DURANTE paru chez Lévesque Éditeur.
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