Ce pays dont les frontières sont
partout et la capitale nulle part.
L’ŒUVRE DE CLAUDE Le Bouthillier se moule à l’histoire de l’Acadie.
D’abord la période des grands élans avec la présence française, le Big Bang de la conquête par les
Britanniques et la déportation en 1755. Suivra l’éparpillement, la
désintégration et la pénible errance avant de retrouver l’être premier par le
rêve, la découverte du passé et le retour dans les terres de tous les
possibles. C’est aussi l’histoire personnelle de l’écrivain qui s’amorce avec
l’arrivée du premier Le Bouthillier en terre d’Amérique en 1740 et qui tressera
sa lignée jusqu’à l’époque contemporaine. Un véritable voyage dans le temps qui
permet de vivre aux rythmes des marées et des malheurs qui ont secoué ce
peuple.
Tout commence avec Joseph Le
Bouthillier. Un nom prophétique peut-être comme celui du père du Christ,
l’époux de Marie. Il ne résiste pas longtemps aux charmes d’Angélique, une
Mi’kmaque « élancée » qui va « torse nu, bronzée, arborant fièrement un collier
de wapum ». C’est l’amorce d’une belle histoire d’amour, la rencontre de deux
peuples et de deux mondes, la cohabitation avec les Mi’kmak et surtout le
tournant, le débarquement des Britanniques et le Grand Dérangement où des
familles seront décimées, marquées par la faim, la maladie et la mort. Comme si
la fatalité s’acharnait sur ce petit peuple fidèle à sa langue, ses croyances
et ses origines.
Les romans de Le Bouthillier
sillonnent les provinces maritimes, s’attardent à l’âge d’or de cette poignée
de francophones avec des héros mythiques comme Beausoleil-Broussard. Les
déportations (on parle de 8000 à 10 000 personnes) enverront des familles aux
États-Unis et même en Amérique du Sud. Cette décision barbare changera la
population de l’Est du Canada et hantera les descendants de Grand-Pré.
L’écrivain de Bas-Caraquet
renoue avec ce passé dans ses oeuvres, rêve une Acadie qui se relève de ses
cendres pour jouer un rôle unique dans le monde de maintenant. Il ose inventer
une nouvelle patrie qui rejette ses peurs et ses craintes ataviques, séquestre
même le pape pour arriver à se faire une place dans le répertoire des nations.
Voilà qui fait l’originalité de ce Diogène contemporain qui va à la recherche
de l’Acadien de maintenant en fouillant le passé et en explorant l’avenir.
TÉMOIGNAGE
Un mois de lecture et de
relectures pour m’orienter dans le travail remarquable de cet écrivain fort
connu dans son pays. L’impression souvent de circuler dans une cathédrale qui
multiplie les autels et les grands tableaux qui vous ouvrent les portes d’une
autre dimension. J’ai particulièrement été touché par sa fidélité à son coin de
terre, à son peuple vaincu et dispersé, cette population qui hésite entre les
regrets, la tentation de la révolte, coupable d’avoir été trop soumise et
obéissante, sachant aussi que la rébellion n’aurait fait qu’empirer la
situation.
Et surtout ces histoires
d’amours pleines d’embûches, de ruptures et de retrouvailles, de coups de
foudre et de longues traversées du désert. Des passions à l’image de ce pays
qui a connu l'époque de tous les espoirs, la désintégration et la perte de son
« moi profond ». Parce que l’œuvre de Le Bouthillier nous dit que le vivant a
besoin d’un lieu, d’une langue, d’un espace dans sa tête et son cœur pour
s’épanouir et être dans toutes ses dimensions.
Ses grands romans
historiques suivent la descendance de Joseph et Angélique en France, en
Angleterre, sur l’île de Jersey, aux Malouines et en Louisiane, sans oublier
Montréal et Québec.
Une histoire tragique qui
hante bien des écrivains acadiens et marque leur imaginaire. Ils se sentent
investis du difficile devoir de se souvenir et de garder vivante leur langue
pour affirmer leur identité. Chaque livre devient le cri d’un enfant qui se met
au monde et répète que demain n’est possible qu’en marquant le présent. Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet
a fait connaître cette tragédie au monde francophone avec le prix Goncourt en
1979.
Claude Le Bouthillier va
plus loin que madame Maillet et ne se contente pas d’arpenter les chemins du
souvenir. Les héros de cet écrivain ne trouvent la paix qu’en « réinventant »
le pays. L’Acadie permet à l’individu, après toutes les errances et les oublis,
de se ressourcer, de trouver un regard et une cohésion qui donne sens à la vie.
Tous vivent l’exil, une traversée du désert où l’âme s’étiole et s’échiffe, un
retour sur les côtes de l’Atlantique pour se ressourcer à l’air salin et aux
embruns des grandes marées. Un instinct les pousse comme celui qui pousse les
ouananiches à revenir sur les lieux de leur naissance pour se reproduire avant
de mourir dans le silence et la paix des origines.
LES DÉBUTS
L’écrivain a effectué un
travail colossal pour reconstituer la vie des premiers Acadiens, ceux qui ont
dû apprivoiser un monde de forêts et de battures avec l’aide des Mi’kmak et des
Malécites. Chasseurs, trappeurs, bûcherons, pêcheurs, commerçants et explorateurs
vivent selon les rythmes des saisons et les humeurs de la mer. Le romancier se
livre à une démarche ethnologique exceptionnelle pour décrire ce pays de façon
époustouflante dans Le feu du mauvais
temps, Les marées du Grand
Dérangement ou Le Borgo de l’écumeuse,
les pièces maîtresses de son œuvre. Il ne se contente jamais de son Caraquet
natal, mais sillonne le pays de L’Ile-du-Prince-Édouard à la Nouvelle-Écosse,
du Nouveau-Brunswick aux bayous de la Louisiane. Il se sent investi d’une
terrible responsabilité. Il ne peut oublier ces hommes et ces femmes réduits à
l’état de bétail, ces lointains parents repoussés par certains Étasuniens qui
refusaient de les voir mettre pied à terre, ces réfugiés de la mer, ces pestiférés dont personne ne voulait. Il se
sent comme le mage qui se donne la responsabilité de rassembler le troupeau
pour le mener vers les pâturages des origines où la survivance est possible.
THÉRAPIE
Les personnages de Claude Le
Bouthillier basculent souvent dans la folie et les excès, errent longtemps dans
leur tête et sur le continent avant de « revenir au monde ». Ils ont mal à
l’âme et doivent retrouver leur passé pour voir une forme de paix et de certitude.
Le pays est en eux et hors d’eux.
Joseph oscille entre Émilie
et Angélique, cherche ses origines au risque de se perdre dans l’histoire des
ducs de Bretagne, finit par trouver la paix après toutes les errances. Le
Graal, la source de vie, se trouve en Acadie, près du Bocage ou juste un peu
plus loin. Édouard court pendant des années derrière la belle
Cristal-de-mer. Des amoureux d’une
fidélité de sentiments à toute épreuve malgré certaines faiblesses de la chair.
Que se soit Joseph, Agénor,
Poséidon ou Angéline, tous passent par ces épreuves avant de s’arracher à
l’oubli. Que de recherches, d’errances, de doutes et de douleurs ! Certains
creusent le sol pour découvrir des artéfacts, ressusciter un bout de leur
histoire ; d’autres parcourent le territoire comme Jaddus pour prêcher
comme Jean le Baptiste pour faire arriver le pays et redonner corps au présent.
Ils sont guidés par un instinct qui vient du fond des âges et une pulsion
souvent incontrôlable. Ils ont la foi des mages qui se laissent guider par une
étoile qui leur permettra de retrouver leurs origines et celles d’un peuple que
l’on a empêché d’être.
L’Acadie devient le
véritable personnage de Le Bouthillier. La terre garde des secrets, enseigne et
berce ceux qui savent tendre l’oreille. La mer ressasse sans cesse les douleurs
et les rêves. Il suffit de trouver le lieu et de se placer en état d’être.
Après, il sera toujours temps d’accorder le violon pour s’étourdir dans une
complainte. Alors le présent se déploie dans toutes les fragrances du passé et
du ravissement.
LUCIDITÉ
Malgré le rêve, la longue
marche identitaire de la plupart des héros, malgré les entourloupettes
qu’invente le romancier dans ses romans futuristes, Le Bouthillier garde une
belle lucidité face au devenir des Acadiens. Il se permet des propos durs dans
plusieurs de ses ouvrages, dénonce l’esprit de clocher et les divergences qui
séparent les tribus du Nord et du Sud. Il se permet un pas de côté et écrit de
véritables manifestes avant de reprendre le fil de son récit. Comment ne pas craindre pour l’avenir de ces francophones qui abandonnent
femme et enfants pour aller besogner dans l’Ouest canadien ? Tous savent que
cela ne peut durer et que c’est peut-être un dernier hoquet avant la
dislocation.
Le Bouthillier, cependant,
est un incorrigible rêveur. Malgré les contours flous et inquiétants du
présent, l’écrivain n’hésite jamais à imaginer un pays qui devient le centre du
monde. L’Acadie permet de sauver la planète et la race humaine dans Tuer la lumière. L’image du Christ, qui
meurt sur le Golgotha avant de ressusciter, se profile dans cette œuvre
foisonnante. Il en profite alors pour secouer les périls qui menacent la
planète. Le réchauffement du climat, la pollution et les mers devenues des
cimetières avec la pêche commerciale trouvent une place dans ses écrits. Tous
ses romans d’anticipation donnent un rôle primordial à l’Acadie, comme si elle
était investie d’une mission et devait indiquer à l’humanité la direction à
prendre. Le pays alors devient un pivot qui permet de sauver la race humaine et
de se dire au monde.
EXPLORATION
Ce territoire, l’écrivain le sillonne par les mythes,
les légendes, les événements qui ont changé la marche de son peuple. Il
s’attarde à la navigation, le travail de la terre ou encore les belles
réjouissances pour célébrer la Gougou qui hante les esprits. Il est facile de
préparer un repas invraisemblable juste à lire les descriptions d’agapes
gargantuesques.
Et que dire de son amour des mots, des expressions
juteuses qu’il prend plaisir à chanter sur tous les tons en parlant de la
pêche, de la mer ou encore des vagues qui se cassent sur la côte par temps de
froidure, ou pendant l’embellie de l’été quand la brise se fait tendre comme «
la peau satinée » d’une femme. Il peut alors sortir son Stradivarius et
chanter, danser, boire et giguer sur le présent en tenant le futur par la
taille. La poésie le sert bien dans ces élans un peu nostalgiques où l’écrivain
s’abandonne au plaisir de dire et d’occuper toutes les surfaces de son corps.
Il arpente Caraquet la grande, sa terre de toutes les
prédilections et de tous les imaginaires, les territoires qui vont de
l’ancienne forteresse de Louisbourg à Ristigouche où s’est joué le sort de
l’Amérique française. Il va par les Iles de la Madeleine, Terre-Neuve, la
Nouvelle-Écosse, Saint-Pierre et Miquelon et même l’île de Jersey qui prendra
de l’importance avec la famille Robin, ces capitalistes intraitables qui
tiendront le pays dans leurs griffes à l’image de William Price dans le
Bas-du-Fleuve et au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Un asservissement par
l’endettement et l’éducation qu’on leur refuse. Le clergé aura longtemps la
même attitude au Québec en imposant un enseignement qui se résumait à
l’apprentissage des interdits de l’Église.
COMBAT
L’écrivain se transforme en historien, en ethnologue,
en rêveur pour décrire, avec une justesse remarquable, les outils que les gens
utilisaient pour le travail de la terre ou encore aller en mer pour le homard,
l’éperlan et la morue. Il étonne par ses connaissances bibliques ou ses savoirs
scientifiques dans ses œuvres d’anticipation, arrive à nous faire croire à ses
plus délirantes fantaisies. C’est un véritable Melquiades qui fait surgir des
mondes des poches de son manteau, dit la vérité en s’étourdissant dans ses menteries comme le répétait ma mère.
Le feu du
Mauvais Temps, Les marées du Grand Dérangement ou Le borgo de l’Écumeuse envoûtent. Complices du silence et
Isabelle-sur-mer plongent le lecteur dans l’histoire d’une Amérique
méconnue. Cette fresque permet d’imaginer l’Acadie dans des temps futurs. Babel ressuscitée répond à ce désir de
survie tout comme L’Acadien reprend son
pays. Tuer la lumière, un
véritable suspense, permet à son pays de jouer un rôle essentiel et nous
transporte au Vatican où se décide le sort du monde.
Toute l’œuvre de Claude Le Bouthillier témoigne d’une
lutte pour la survie d’une langue de plus en plus indécise, l’avenir de ce
peuple que l’on a voulu biffer de la terre. Un modèle d’écrivain conscient et
responsable. J’aime sa loyauté, le devoir de mémoire qui marque son œuvre. Il
faut se souvenir, rêver, connaître ses racines pour mieux comprendre ses
travers et ses hésitations. C’est plus qu’un travail d’écrivain auquel se livre
le romancier, il se fait éveilleur de conscience et sonneur de cloches. Le
passé oui, mais aussi l’avenir par le songe pour donner une leçon au monde.
Parce que vivre, c’est faire des projets et se souvenir. Pas d’avenir sans
passé et pas de présent sans l’espoir et le rêve.
BIBLIOGRAPHIE
L'acadien reprend son pays, Moncton, Éditions d'Acadie, 1977, 130 pages.
Jour de Grâce, (Version théâtrale de L’acadien reprend son pays) Les éditions de La Grande Marée.
Isabelle-sur-mer, Moncton, Éditions d'Acadie, 1979, 160 pages.
C'est pour quand le paradis, Moncton, Éditions d'Acadie, 1984, 246 pages.
Le feu du mauvais temps, Montréal, Québec-Amérique, 1989, 448 pages.
Les marées du Grand Dérangement, Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1994, 367 pages.
Le Borgo de l'écumeuse, Montréal, XYZ Éditeur, 1998, 215 pages.
Tisons péninsulaires, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2001, 89 pages.
Babel ressuscité, Moncton, Les Éditions de la francophonie, 2002, 172 pages.
Complices du silence ?, Tracadie, Les éditions de La Grande Marée, 2004, 211 pages.
Phantom Ships,
Montréal, XYZ éditeur, 2004, traduction anglaise du Feu du mauvais temps.
Karma et coups de foudre, Montréal, XYZ éditeur, 2007, 127 pages.
La mer poivre, Tracadie,
Les éditions de La Grande Marée, 2007, 75 pages.
Éros en thérapie, Montréal, XYZ éditeur, 2010, 296 pages.
La terre tressée, Les éditions de la Grande Marée, 2011, 112 pages.
Caraquet la grande, Les éditions de La Grande Marée, 2012, 240 pages.
Sekoutomeg, Les
éditions de La Grande Marée, 2014, 75 pages.
Tuer la lumière, Les éditions de La Grande Marée, 2015, 310 pages.
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