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jeudi 27 mars 2025

DIANE GRAVEL SURPREND DANS CE RECUEIL

DIANE GRAVEL nous offre un recueil de nouvelles particulier avec Aux absents les os. Dix-neuf textes qui nous font entrer dans une famille sur trois générations. Des grands-parents d’abord au début du siècle dernier qui sont évoqués et tous les frères et sœurs qui se retrouvent pour le décès de Madeleine, qui a eu huit enfants. Une mort soudaine, dans la soixantaine, d’un cancer foudroyant comme cela arrive de plus en plus souvent. Oui, des histoires de fratrie, des portraits fragmentés où les points de vue convergent et donnent un angle particulier aux péripéties qui ont marqué ce clan à travers la périlleuse aventure de la vie. Assez pour dévoiler les affinités et les conflits qui surgissent dans une famille ou des événements qui traumatisent un peu tout le monde. Tout cela et bien plus encore dans la deuxième publication de cette écrivaine originaire de Chicoutimi. 

 

Tout se mélange et se bouscule dans ces nouvelles pas tout à fait comme celles que j’ai l’habitude de lire. Parce qu’elles sont intimement imbriquées les unes aux autres et qu’un texte donne un éclairage à certains faits ou incidents. C’est un tout, avec chacune des histoires qui a sa raison d’être et qui permettent de mieux comprendre les liens et les conflits qui persistent dans cette famille. Un véritable tricot qui fait que tout tient ensemble. 

Madeleine était une originale qui avait ses secrets, des amours et une vie que même son mari n’a pas été capable de percer. Discrète cette Madeleine, volontaire et solide. Une femme qui savait où elle allait et surtout ce qu’elle ne voulait pas. Et comment échapper aux traumatismes qui marquent la lointaine enfance où l’on apprend la terrible tâche de devenir adulte en passant par l’étroit chemin de l’adolescence? Madeleine a vécu un drame dont elle ne peut parler et qu’elle a tenté de biffer de sa mémoire de toutes les manières possibles certainement.

 

«Difficile à suivre, ma mère. Dans l’étendue de ses idées avant-gardistes comme dans ses chantiers à bras d’homme sur la ferme. Dans l’expression de son originalité comme dans le rayonnement de son engagement social. Son autorité naturelle avait imposé le respect. Elle était venue à bout de toutes ses entreprises. Sauf celle qu’elle avait envisagée pour moi. Je lui avais opposé la résistance d’une enfant rebelle, l’insoumission d’une adolescente incontrôlable. Féministe parmi les femmes soumises de son époque, elle avait néanmoins pu être dure avec sa fille. Personne ne savait qui des deux provoquait l’autre.» (p.10)

 

Les familles nombreuses sont à l’origine de bien des écrits marquants de notre littérature et ont souvent été à l’origine de terribles conflits. Je pense à Jean-Philippe Pleau maintenant, qui doit se défendre devant les tribunaux pour «outrage à ses proches». Pourtant, son récit Rue Duplessis ne fait que raconter son enfance et les liens qu’il avait avec ses parents et son parcours. Ce n’est pas non plus s’en rappeler les démêlés de Gabrielle Roy avec sa sœur Adèle, qui a tenté de discréditer l’œuvre de Gabrielle de toutes les manières possibles. 

Des querelles, des bouderies de filles qu’on finit par comprendre. Par exemple, Laure, qui refuse d’assister aux funérailles tout en demeurant dans les environs comme si elle ne pouvait s’empêcher de graviter autour de sa mère. Des différends, bien sûr, des silences, de l’inceste, des accusations, des amours, un suicide qu’il fallait vivre dans le plus grand des secrets parce que la parenté et la société n’auraient jamais permis qu’on discute de ces événements sans filtres. Des originaux et des déviants, un grand-père un peu borné qui a traumatisé son fils à tout jamais en le dressant comme une bête. 

 

«Henri se souvient. Le grand-père paternel se prenait pour un chef de meute. Sa conception de la famille. D’ailleurs, il s’inspirait des comportements des animaux pour assurer l’éducation d’Henri. Son mâle alpha qu’il disait. Successeur désigné. Le vieux ne savait pas lire les âmes.» (p.38)

 

On trouve de tout dans une fratrie. Des débrouillards, des moins doués, des obsédés et des handicapés, des événements qui ont secoué tout le monde, des sujets tabous qui ont marqué Madeleine, et surtout sa petite sœur, qui avait de la difficulté à comprendre ce qu’elle voyait et entendait. 

C’était le cas dans ma famille où il y avait des histoires que personne n’évoquait ou n’osait mentionner dans les rencontres où les esprits s’échauffaient parfois quand on vidait un peu trop rapidement une bouteille. C’étaient des secrets, des gestes que tous taisaient, des propos interdits. Des silences qui concernaient les femmes surtout, des récits de violence ou d’inceste, de viols commis par les pères. Un mutisme qui protégeait toujours les agissements des hommes et leurs agressions. J’ai abordé ces sujets dans La mort d’Alexandre et surtout dans Les oiseaux de glace où je raconte, en laissant beaucoup d’espace à mon imaginaire, un moment de la vie de ma marraine qui a connu l’enfer pour ne pas dire autre chose avec l’un de mes oncles. 

 

TOURNANT

 

Des faits qui ont orienté la vie de Madeleine, sa façon d’aborder la vie et d’envisager le présent, de surmonter les difficultés qu’elle a dû affronter au jour le jour. Ses enfants ont été marqués par certains événements, bien sûr. On transmet ses traumatismes, ses peurs et ses angoisses à ses rejetons, qu’on le veuille ou non. Madeleine n’a jamais évoqué le drame de son adolescence et a fait en sorte que jamais rien ne paraisse. 

 

«Le nœud n’aurait pu se resserrer davantage que ce fameux soir-là. Comme toujours, Gisèle enviait, épiait, suivait sa sœur. Jusque dans la grange, où elle la surprit dans les bras d’un garçon et, quatre mois plus tard, en pleine fausse-couche. Quinze ans. Gisèle l’observa envelopper le fœtus mort-né dans une guenille, puis, tenant “la chose” d’une seule main, attraper de l’autre une pelle. La petite la suivit dehors à son insu. Dans le soir éclairé par la lune, la malheureuse cherchait, sans doute, un endroit pour ensevelir son fardeau. À force de tourner en rond, elle s’effondra, à genoux.» (p.51)

 

Ce recueil de nouvelles, caractérisé par l’entrelacement des frères et sœurs, des parents, brosse un portrait de famille unique qui nous plonge dans une époque, des conflits, des oppositions, des jalousies et parfois des vengeances qui peuvent ressurgir des décennies plus tard. Tout ce qui unit une tribu et la déchire, tout ce qui les éloigne les uns des autres, comme s’ils survivaient sur des planètes différentes. Tous incapable de rompre tout contact. 

 

ÉPOQUE

 

L’écrivaine dresse un portrait de toute une époque, celle du début du siècle dernier avec la colonisation en Abitibi et l’emprise du clergé sur la vie des femmes surtout. Il y avait aussi le monde politique qui ne brillait pas par sa clairvoyance et ses idées d’avant-garde. On le sait, l’église s’est longtemps opposée à la création d’un ministère de l’Éducation et à la scolarisation des enfants. On faisait alors l’éloge de l’ignorance et tout ce que l’on devait mémoriser était les questions et les réponses du catéchisme. Heureusement, il y a eu la Révolution tranquille qui a transformé le pays du Québec et permis la grande libération des femmes avec la contraception et la pensée féministe qui a contribué à rendre plus égalitaire notre société et le partage du travail. Madame Jeannette Bertrand en témoigne de façon éloquente en racontant sa vie et le siècle dernier avec son centenaire de naissance, qui est devenu un événement national.

 

MONDE

 

Madame Gravel décrit un monde sans pitié, dur, difficile, dans lequel on n’hésite pas à ostraciser ceux qui ne respectent pas les règles, ou ceux qui dévient des normes à suivre et de la morale. Madeleine a connu ce genre d’amour défendu. Tout comme Camille, qui a dû réfréner son attirance pour les femmes. Une société où il y avait des interdits qui ont étouffé bien des gens et refoulé des désirs qui se vivent maintenant au grand jour. 

Des maladies, des obsessions comme celle de Lévis, qui est fasciné par les os qu’il collectionne et assemble pour s’inventer des êtres fantasmagoriques. Une manie, une fixation qui m’a laissé sans mots. 

 

«Mais ce soir, il a tiré tous les rideaux. Il n’a pas supporté d’avoir à combler de terre la sépulture de sa mère. Le fils endeuillé, reclus, n’attend rien de personne. Jamais il ne l’abandonnerait là, toute seule, dans le froid et le noir. Il sait faire avec l’excavatrice pour retirer neige et terre, remonter le cercueil et arracher le couvercle. Suffit de visualiser la suite avec méthode, s’exécuter sur place sans trop réfléchir : emporter le corps dans son véhicule, remettre le cercueil en place, le recouvrir comme il se doit, quitter les lieux, entrer chez lui à l’abri des regards et déposer la dépouille au centre de sa chambre secrète.» (p.27)

 

Tout cela dans une même famille, à une époque où les gens étaient abandonnés à eux-mêmes et qu’ils devaient se débrouiller avec les moyens du bord comme on dit. Des personnes qui nous montrent, en dépit des prophètes de malheur et des nouveaux censeurs, que le Québec a effectué des pas de géant vers la modernité et la liberté de penser et d’agir, au point de se perdre dans un tourbillon et de ne plus savoir où chercher la vérité ni démêler le vrai du faux. Comme quoi chaque époque doit faire des choix et prendre de grandes décisions, ou encore accepter de ne rien faire comme nous le faisons depuis 1980 en ce qui concerne notre avenir politique. Un recueil solide, inquiétant par moments, très beau et surtout très généreux et sincère. C’est une formidable aventure de lecture, une plongée dans un monde qui nous rappelle d’où nous provenons et qui nous permet de voir le présent d’un autre œil, et peut-être même de mieux l’évaluer et de comprendre nos parcours. Tous au Québec, nous venons de loin. Surtout, une écriture vive, enlevante, qui vous garde en alerte. Quelle belle découverte que ces textes de Diane Gravel.

 

GRAVEL DIANE : Aux absents les os, Éditions Sémaphore, Montréal, 88 pages.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/aux-absents-les-os/

lundi 24 mars 2025

MARIE-SISSI LABRÈCHE NOUS ENVOÛTE

LA PUBLICATION d’un ouvrage de Marie-Sissi Labrèche est un événement. En tous les cas, ce n’est pas passé inaperçu. Une présence remarquée à Tout le monde en parle et à Tout peut arriver, sans compter ses escales à la radio. Toujours intense, fragile, particulière, imprévisible, cette écrivaine est fascinante et parvient souvent à nous déstabiliser. Une franchise qui étourdit et vous laisse sans mots. Disons qu’elle ne pouvait faire mieux pour lancer cet ouvrage en ces temps où les médias ne s’occupent plus tellement de la littérature. Je pourrais en rajouter, m’attardant sur le pourquoi et le comment de la question, mais j’aurais l’impression de radoter. Ça fait des années que je ressasse les mêmes propos. La plupart des écrivaines et des écrivains doivent se replier sur eux pour rendre leur travail visible sur les réseaux sociaux parce que personne n’apprendrait qu’ils viennent de publier. Disons que l’accueil réservé à l’auteure de «Borderline» était très chaleureux et enthousiaste. Assez pour que je me méfie. Devant tant d’éloges, je suis souvent déçu. Un titre étrange : Un roman au four avec en page couverture une illustration qui évoque l’époque où les femmes étaient confinées à la maison et aux tâches ménagères. Elles étaient alors la reine du foyer, souveraine de rien et servante d’un peu tout le monde. 

 

Je connais Marie-Sissi Labrèche pour avoir lu tout ce qu’elle a publié. Des récits toujours étonnants qui viennent vous chercher et vous emporter dans un univers où nous perdons nos balises et nos références. J’ai également visionné le film que l’on a fait de son premier ouvrage où l’on suivait les agissements désespérés d’une jeune femme pour attirer l’attention de son professeur et surtout avoir de l’affection et de l’amour. 

Une frénésie tragique et bouleversante. 

Le monde de cette écrivaine qui pratique l’autofiction est tout à fait singulier. Une prose où le «je» est au centre de tout. Un vrai «je» et le lecteur que je suis et tous les autres qui la lisent n’en doutent jamais. Il n’est pas question d’une fable, mais de sa vie, de ses problèmes, de ses ruminations et de ses dérapages. Elle se livre dans toute sa fragilité et raconte un lourd héritage de maladie mentale et de dysfonctionnement. Une très grande nervosité (il suffit de la voir à la télévision ou de l’entendre à la radio) qui peut lui faire prendre bien des chemins de travers. 

L’auteure a une façon de dire qui demande une audace et une franchise que peu d’écrivains maîtrisent. Plus, je crois que Marie-Sissi Labrèche n’arrive pas à faire autrement. Elle ne peut que se tourner vers soi, du moins dans ses romans et ses ouvrages personnels. Elle a travaillé sur des scénarios et dans les médias et peut s’adapter à une phrase plus formatée. Parce qu’en littérature, il est difficile de tricher ou de se montrer autre que celui ou celle qu’on est dans la vie. Le concret ou son état mental et physique finissent toujours par remonter à la surface. Une façon d’écrire qui demande beaucoup d’audace, une sincérité à toute épreuve et une franchise qui ne fait jamais de compromis. Je ne serais pas capable d’en faire autant dans mes histoires, même si je peux aller assez loin dans cette direction. Je m’appuie d’abord sur de vrais lieux et les «aventures» de certains de mes proches dans mes romans. Ce que je nomme le «réel inventé». Tout vient de certains moments de ma vie, d’amis, de connaissances et je ne quitte à peu près jamais mon milieu d’enfance, mon village de La Doré qui me suit partout, dans mes fables les plus hardies, comme Le voyage d’Ulysse et dans mes chroniques. Je m’appuie sur ce vécu et de vrais personnages pour plonger dans ce qu’ils auraient pu devenir s’ils étaient allés au bout de leurs obsessions et de leur folie. C’est peut-être un genre d’autofiction maquillée, je ne sais trop. 

 

TOURNANT

 

Marie-Sissi Labrèche effectue un virage important dans Un roman au four en affranchissant sa prose pour laisser toute la place aux tourbillons de sa pensée. Elle court sans se plier aux codes, aux arrêts et à la ponctuation qui nous gardent sur le chemin, dans les limites de vitesse, enfin, tout ce qui permet de circuler sans mettre la vie des autres en danger. L’auteure s’en tient à l’expression, aux phrases qui rejettent à peu près tous les carcans pour suivre les poussées de l’esprit qui ne va jamais en ligne droite. Une écriture ou une parole qui perd de sa linéarité pour bondir dans toutes les directions. Ça m’a fait penser à une bête qu’on relâche et qui ne peut résister au bonheur de sauter et de gambader en redécouvrant les joies du mouvement et l’espace au printemps. 

Marie-Sissi Labrèche n’est pas la seule à avoir tenté cette aventure. Marie-Claire Blais a osé aussi se priver de la ponctuation dans sa fabuleuse saga qu’est Soifs. Si madame Blais réussissait à élever des murs autour de nous par sa manière d’aller d’un personnage à un autre, en suivant la dérive des continents, Marie-Sissi Labrèche nous libère et nous plonge au cœur d’un réacteur de particules où tout est tout. Et étonnamment, je me suis senti à l’aise dans cette prose et dans cette manière de secouer la réalité. Une écriture qui colle au mouvement de la pensée et qui s’aventure autant dans le passé que dans le présent, qui ne renonce pas non plus à se risquer dans un certain futur pour imaginer ce que pourrait devenir sa vie. 

 

«j’entends par là des phrases qui se tiennent par la main sans rupture, du moins c’est comme ça que je l’interprète mais peut-être que ce n’est pas du tout ce qu’elle voulait dire, Duras, elle était tellement à fond dans son art qu’il lui arrivait d’avoir peur de ne plus être capable de faire la différence entre la réalité et la fiction et que l’écriture finisse par la dévorer, un monstre d’intensité que je dis, paraît que lorsqu’on l’invitait à souper, elle n’apportait ni vin ni fleurs pour l’hôte, sa présence était déjà un cadeau en soi disait-elle, putain qu’elle avait confiance en elle, qu’est-ce que j’aimerais avoir une petite parcelle de ça» (p.17)

 

Bien certain qu’il y a des virgules, il faut bien respirer de temps en temps. Et c’est comme ça d’un bout à l’autre des 150 pages. 

J’ai eu l’impression souvent de me retrouver dans un parc d’amusement ou d’une fête foraine avec une grande roue qui tourne en entraînant des feux d’artifice. Une folie lumineuse qui éclate en centaines de tourbillons qui étourdissent et éblouissent.

 

SPIRALES

 

Marie-Sissi Labrèche tente de suivre les spirales des mots qui se bousculent dans sa tête. Tout se heurte et se mélange. Le fameux poulet qu’il faudrait badigeonner et mettre au four, la litière du chat, les vêtements à laver, l’école et sa fille, qui subit le harcèlement de certaines collègues, un projet de roman, des lectures, les voisins, la monotonie de la banlieue qu’elle déteste et son rêve de retourner en ville, au cœur de Montréal, où elle a passé son enfance. Son mari obsédé par son travail et encore une tâche à faire et ce poulet qui va finir par se gâter sur le comptoir. 

C’est fascinant, vif, collé à la vie, au présent. Je me suis laissé emporter par le tourbillon de la pensée de Marie-Sissi Labrèche n’arrivant plus à lâcher ce roman qui vous happe. Ça vient vous chercher dans ce qu’il y a de plus vrai et de plus important. Être entièrement dans l’instant qui vous attire et vous éloigne de ce que vous êtes et de ce que vous voulez être. 

 

«j’ai la littérature qui fait mal, je ne cours pas après les sujets c’est eux qui me sautent dessus m’attrapent à la gorge et m’obligent à écrire sur eux, à la première émission de télé où je suis passée il y a longtemps, l’animateur m’avait demandé si je provoquais les choses pour les écrire à cause de l’autofiction, Hey là, je me suis pas provoqué mon enfance de coquerelle pour l’écrire, avais-je répondu mais avec plus de tact, plus de douceur, de toute façon, je ne sais pas être bête, puis Wajdi Mouawad avait pris mon parti, toujours prêt à défendre la veuve et l’assassin, il l’avait fait avec intelligence et brio, je l’aurais frenché» (p.74)

 

C’est tout ça, et bien plus encore. Voilà une plongée au cœur du quotidien avec tout ce que cela comporte, avec toutes les étendues et les fenêtres qui s’ouvrent et se referment, tous les rêves, les frustrations, les obligations et le désir de mettre des mots sur sa vie et son existence. C’est captivant et affolant. Une écriture qui vous prend dans toutes ses dimensions, ses sauts et ses tourbillons. C’est comme s’il y avait cent sujets qui se bousculent sur la même page et qui vous refoulent dans un trou noir. Impossible d’y échapper. 

Marie-Sissi Labrèche prend possession de votre esprit et inutile de résister. C’est fort, émouvant, terrible, difficile à résumer. La vie dans tous ses élans et ses soubresauts. Une sorte d’exploit et de marathon où on laisse toutes ses énergies et ses frustrations sur le carreau, où on se roule dans le vivant, la poussière et la lumière. Un roman intense et une expérience de lecture assez fabuleuse.

 

LABRÈCHE MARIE-SISSI : Un roman au four, Éditions Leméac, Montréal, 162 pages.

https://lemeac.com/livres/un-roman-au-four/ 

mercredi 19 mars 2025

MUSTAPHA FAHMI CHERCHE LA VÉRITÉ


MUSTAPHA FAHMI poursuit son incursion dans l’univers de William Shakespeare pour notre plus grand plaisir. Il n’est pas l’un des spécialistes de ce dramaturge pour rien et il faut l’entendre réciter des extraits des tragédies «du grand Will», comme dit Victor-Lévy Beaulieu pour comprendre l’importance de cet écrivain dans la vie de cet enseignant. Cette fois, dans La beauté de Cléopâtre, il s’attarde à la reine d’Égypte et Marc-Antoine, un essai captivant où il nous entraîne dans une œuvre marquante qui aurait été jouée sur une scène en 1606 ou 1608 et publiée en 1623. Un texte qui se mesure au désir, à la passion, au pouvoir, à l’ambition et à ce qu’est la grâce, le bien qui nous pousse dans une réalité pleine et inventive.

 

Marc-Antoine est en Égypte, fasciné par Cléopâtre, un personnage de légende qui charme tous ceux et celles qui l’approchent. Elle n’est pas qu’une belle femme, Mustapha Fahmi se charge de nous le démontrer dans cet essai, mais une sorte de magicienne qui envoûte et subjugue tout le monde. Elle est surtout une reine, une dirigeante qui pense à son pays malgré l’amour et la passion qui est au cœur de son quotidien. 

 

«La singularité de Cléopâtre ne tient pas tant à sa beauté physique qu’à sa remarquable capacité à inventer une nouvelle possibilité de vivre, à faire de sa vie une œuvre d’art capable de défier le temps, de transcender les mœurs et les tendances, de se placer au-delà du bien et du mal. Dans les longs et sombres couloirs de l’histoire humaine, les grandes figures brillent par leurs actes; Cléopâtre, par sa manière d’être.» (p.12) 

 

«Une nouvelle possibilité de vivre», de faire de ses jours une création ou encore une aventure exaltante. C’est ce à quoi s’occupent Cléopâtre et Marc-Antoine dans leurs rapports tumultueux et imprévisibles. Des rencontres où ils ne cessent de s’étonner, de se métamorphoser, de se bousculer, de se provoquer et de se déstabiliser. Un jeu où ils doivent être subtils et surprendre l’autre continuellement dans les plaisirs amoureux. Ils doivent surtout éviter tous les clichés et les rôles qui président aux contacts entre un homme et une femme, se distancer de la norme qui finit toujours par étioler l’attirance quand cette dernière s’enferme dans le quotidien et la répétition. 

Pas facile d’échapper à ses réflexes, de se renouveler, de se fasciner et de se provoquer à chacun des regards. Voilà une entreprise qui demande beaucoup d’imagination et surtout une formidable capacité d’inventer de nouveaux scénarios. Ils s’adonnent au plaisir en virtuoses, en grands metteurs en scène de la passion et du désir. Le héros sans peur et sans reproche se laisse entraîner dans les jeux de la séduction où il se montre l’égal de cette reine qui est une flamme qui attire le papillon qui cherche à se brûler les ailes. 

Voilà deux êtres qui se toisent sans penser à prendre l’avantage sur l’autre, mais qui souhaitent plutôt se stimuler, se provoquer pour aller plus loin dans le bonheur et l’art d’être en instance amoureuse. Deux êtres qui se réinventent et se déstabilisent volontairement. Ce qui fait que, dans le drame de Shakespeare, ils sont mal vus et qu'ils font murmurer ceux qui s’intéressent aux «vraies choses» qu’ils ont perdu tout entendement et ne sont plus dignes d’être à la tête de leur pays. Ils échappent à toutes les balises et contraintes politiques de l’époque, et même de celles de notre temps, malgré toutes les mesures et les lois qui promettent l’égalité de l’homme et de la femme dans notre société. 

 

REGARD

 

La description que fait Shakespeare de l’histoire romaine est marquée par une formidable actualité. Elle nous montre, entre autres, la fragilité des institutions politiques (comment ne pas s'attarder à l’ascension tragique d’un Donald Trump aux États-Unis, un individu qui réalise ce que l’on pensait impossible dans une société où la démocratie semblait une priorité) face aux dirigeants ambitieux et sans scrupules. Une lecture qui illustre parfaitement les «trois âges» établit par le philosophe Vico : «l’âge des dieux suivi par celui des héros et enfin par le règne des humains».

Marc-Antoine, après avoir été le grand leader, l’égal des divinités, refuse tous les pouvoirs, les honneurs, la richesse, pour s’aventurer dans un voyage passionnel unique et fascinant. Un peu comme l’a fait Ulysse, qui a choisi le parti des êtres terrestres pour s’incruster dans les turbulences de la vie dans L’Odyssée. Marc-Antoine devient un partenaire de Cléopâtre dans la découverte de l’autre, qui ne cesse de le surprendre et de le déstabiliser dans une certaine mesure. Il accepte le jeu de la reine et se laisse envoûter par la plus belle des aventures possibles.


QUESTIONS

 

Bien sûr, Mustapha Fahmi profite de cette lecture pour s’attarder aux grandes interrogations qui traversent les siècles et qui restent au cœur des réflexions et des tourments humains. Exister, respirer, être avec l’autre. Pourquoi éprouvons-nous ce désir? Quelle est notre place dans la terrible chaîne des vivants? Des questions toujours actuelles et qui n’auront jamais de réponses satisfaisantes. Que sont le beau, le vrai, le réel, le pouvoir, l’amour, la gloire, l’héroïsme et cette existence qu’il faut protéger tout en prenant des risques certains? Toutes ces questions permettent de glisser du statut de dieu à celui d’humain qui décide de faire face à ses peurs, ses angoisses, ses rêves et des ambitions qui le poussent parfois sur des chemins étranges. Tout en sachant que certains gestes auront des conséquences terribles pour lui et ses compagnons d’aventure.

C’est ce qui rend l’entreprise de l’écrivain et professeur si intéressante et captivante. Nécessaire, pour tout dire. 

 

RÉFLEXION

 

Fahmi convoque les philosophes et les penseurs. Kant, Rousseau, Nietzshe et les chercheurs de vérités. Et nous voilà en train de jongler avec le vrai, le beau, l’amour, la passion et l’empathie, et ce qu’est la puissance et les responsabilités envers soi, la population et tous ses proches.

 

«Qui fait l’histoire alors? Les grands hommes ou les peuples? Ni les uns ni les autres, selon Shakespeare. L’histoire est faite par les manipulateurs.» (p.109)

 

Comme si l’incomparable William avait prévu l’avènement d’un Donald et ses exécuteurs des basses œuvres. 

Comment ne pas faire le lien avec l’époque contemporaine où le président des États-Unis se montre le digne héritier d’Octave qui conspire et s’impose, malgré que cela semble tout à fait absurde et qu’il n’a pas les qualités intellectuelles et morales pour exercer le pouvoir

Quel livre important et nécessaire, formidable de questions et de réflexions, qui nous pousse sur les sentiers de la pensée pour comprendre peut-être ce qui se passe dans nos existences et partout autour de nous. D’autant que Mustapha Fahmi nous oblige à jongler avec des propos éthiques qui font que le partage devient possible et réconfortant. Quand nous oublions ces principes, la société se transforme en machine à broyer les individus et les réduit à l’état de consommateurs et d’objets.

Parce que ces questions, il faut les répéter comme un psaume ou une prière : l’amour, le bonheur, la vérité, la grâce, le bien et le mal restent les grands sujets qui assurent une dimension unique à l’aventure d’être vivant. Ces fondements sont mal en point à notre époque où le matérialisme et l’argent dominent tout. 

 

«Car s’il y a une conclusion à tirer de cette histoire, c’est que les plus malheureux dans la vie ne sont pas forcément ceux qui n’ont rien, mais ceux qui n’ont rien de beau à offrir, ne serait-ce qu’un sourire. Ce ne sont pas non plus ceux qui se sentent mal-aimés, mais ceux qui n’ont jamais aimé.» (p.224)

 

Mustapha Fahmi, une fois de plus, touche des cordes sensibles et s’aventure dans une quête où les textes de William Shakespeare peuvent encore et toujours servir de balises pour nous orienter dans un monde qui semble avoir perdu ses repères et ne sait plus s’appuyer sur des certitudes où tous trouvent leur bonheur et leur satisfaction. 

 

FAHMI MUSTAPHA : La beauté de Cléopâtre, Éditions La Peuplade, Saguenay, 244 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/6745

jeudi 13 mars 2025

UN CARNET TOUT À FAIT REMARQUABLE

JE NE SAVAIS rien de Dionne Brand, une écrivaine canadienne née à Guayaguayare, à Trinité-et-Tobago, une île située dans la mer des Caraïbes, tout près des côtes du Venezuela. Elle vient au Canada dans les années 1970 et fait ses études universitaires à Toronto. Une auteure qui s’intéresse à la condition des esclaves, à leur perception de l’identité, à leur concept de l’histoire, du temps et du territoire qui se réduit souvent à l’espace de leur corps. Elle raconte sa propre aventure, puisqu’elle est de cette population qui a migré de force pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations du Sud des États-Unis et ailleurs en Amérique. En franchissant La Porte du non-retour, en montant dans un bateau négrier, tous perdaient leur qualité d’humain. Ils ne seraient plus jamais des hommes et des femmes, mais des travailleurs et du bétail. L’Afrique s’estompe rapidement et devient un pays mythique et rêvé, flou et transformé. La mémoire des lieux d’origine s’efface, du peuple dont ils sont issus aussi. Ils sont alors d’une propriété ou d’une exploitation agricole, d’un enclos, presque après avoir été d’un continent. Une fois en Amérique, ils ne seront plus que des corps, que des gestes et une tâche. Dionne Brand nous plonge dans une réflexion singulière. 

 

J’adore les carnets d’écrivains et c’est ce qui a attiré mon attention. Avec le titre bien sûr : Cartographie de la Porte du non-retour avec comme ajout, «carnets d’appartenance». Et je ne fus pas déçu. Quel livre saisissant, intelligent, perturbant qui nous entraîne dans des dérives de l’histoire de l’Amérique et du monde, les pages les plus horribles de l’humanité! Et le présent n’est pas là pour nous rassurer. 

Nous venons de plonger dans l’ère de l’égoïsme et de la déraison. Le grand rêve de fraternité, d’égalité et de partage a pris toute une débarque avec les dernières élections aux États-Unis.

Dionne Brand s’attarde à cette fameuse porte que des populations capturées en Afrique franchissaient pour monter dans les bateaux qui les transportaient en Amérique.

Un pas terrible pour ces hommes et ces femmes que l’on privait du titre d’humain alors pour devenir l’objet d’un commerce à peine imaginable. On les forçait à partir, enchaînés. Tous comprenaient qu’il n’y aurait jamais de retour, que l’histoire ne fait jamais marche arrière. 

 

SITUATION

 

Bien plus, ce passage faisait en sorte qu’ils quittaient l’état d’humain pour devenir une marchandise que l’on pouvait vendre, échanger, éliminer quand ils n’étaient plus «bons à rien» sur les grandes plantations du sud des États-Unis et dans tous les pays que l’on a appelés le Nouveau Monde. C’était une terrible régression pour ces femmes et ces hommes qui perdaient leur qualité humaine, leur histoire, leurs rêves et l’idée même d’un avenir. Ils étaient enchaînés dans le présent et des tâches abrutissantes qui les laissaient épuisés jour après jour. C’est à peine imaginable toute la désespérance qui a dû habiter ces populations menées au fouet.

Nous avons beau lire sur le sujet, tenter d’ouvrir nos esprits de toutes les manières possibles, ça reste difficile à concevoir, à réaliser concrètement ce que cela signifiait pour ces gens entassés dans les cales des navires. Comment penser une telle horreur avec nos yeux de contemporains, leur désarroi et leur douleur?

 

«La catastrophe du capitalisme façonne notre époque. Ma tâche dans Cartographie de la Porte du non-retour était de tricoter le discontinu, de recouvrer l’histoire et le temps vécu; de les arracher à la catastrophe qui codifie la vie comme accessoire de la catastrophe, qui fait de nous des automates de l’économie de la catastrophe. Écrire est une reconstruction du temps, par laquelle des événements disparus/occultés par l’inertie du temps capitaliste arrivent.» (p.10)

 

Nous avons la direction et surtout l’intention de l’auteure. Voir, tenter de comprendre, dire la catastrophe, les effets à long terme sur des humains réduits à l’état de bétail et de travailleurs sans droits ni recours. L’esclavagisme a eu pour conséquence de couper ces gens de leur histoire et de les priver de futur, de les enchaîner à un désespoir quotidien, répétitif, où ils n’étaient que des gestes, un travail épuisant, pour lequel ils ne retiraient aucun avantage, aucune expectative d’améliorer leur sort et d’avoir une vie qui leur est propre. Comme si les propriétaires de ces grands domaines les enfermaient dans le présent, un lieu où il n’y avait plus de passé et encore moins d’avenir.

 

«Mon grand-père disait qu’il savait de quel peuple nous venions. J’ai énuméré tous les noms que je connaissais. Yoruba? Igbo? Ashanti? Malinké? Il disait non à chacun, ajoutant qu’il reconnaîtrait le nom s’il l’entendait. J’avais treize ans. J’avais très hâte qu’il se le rappelle.» (p.15)

 

La petite fille curieuse n’aura jamais de réponse de son grand-père. Il ne se souvenait pas. Tout comme il avait du mal à imaginer qui il était dans son île à la frontière de l’Amérique, dans cet avant-poste qui montait le guet face à la mer océane et qui se berçait dans les rumeurs du continent lointain. 

C’est terrible de ne pas savoir d’où l’on vient et qui nous sommes. J’ai beau ne pas être curieux de mes ancêtres français, je sais quand même qu’ils étaient d’une certaine région et que je n’ai qu’à faire un effort pour retracer le parcours de ceux qui étaient là avant moi. Ce n’est pas le cas pour ces descendants d’esclaves. Il n’y a aucun souvenir, aucunes archives, aucun nom à qui s’accrocher. Ils sont réduits à la dimension de leur mémoire individuelle, repoussés dans leur corps, leur seul pays.

 

IDENTITÉ

 

Voilà une réflexion importante sur ce qu’est l’identité et le territoire. Tous les descendants d’esclaves en Amérique sont privés de passé, de celui qu’ils ont abandonné en franchissant cette fameuse porte à l’île de Gorée ou ailleurs. Comme ils ne peuvent se référer à ce territoire où ils ont été transplantés et qui ne sera jamais le leur, ce lieu de leur malheur, de leurs conditions de bête au service d’un maître jamais bienveillant. Tous dépossédés de leurs enfants à la naissance la plupart du temps. 


«Notre héritage à nous, membres de la diaspora, est de vivre dans cet espace inexplicable. Cet espace est la mesure de la foulée de nos ancêtres depuis la porte jusqu’au navire. On est coincés dans les quelques mètres qui séparent les deux. Le cadre de la porte est l’unique espace d’existence véritable.» (p.31)

 

Pourtant, le Noir s’imposera dans l’imaginaire de notre société et deviendra une sorte de fantasme. Nous n’avons qu’à songer à la place prépondérante qu’ils occupent dans les sports. Le football américain, entre autres, où ils sont dominants, ou encore en athlétisme aux Olympiques, où les grands champions coureurs, sprinteurs, sauteurs sont souvent des Noirs ou des métis. 

 

«Le corps noir est culturellement codifié en tant que prouesse physique, fantasme sexuel, transgression morale, violence, talent musical magique. Ces attributions sont à portée de main et peuvent être utilisées quotidiennement. De la même façon qu’on utilise un outil ou un instrument pour exécuter une tâche liée à un besoin ou à un désir.» (p.46)

 

Voilà un carnet précieux qui nous entraîne dans un pendant peu reluisant de notre histoire récente, qui nous plonge dans une société que nous avons encore peine à cerner et que les Noirs ne savent trop comment regarder. L’utopie africaine demeure, mais elle est toujours insaisissable et ne correspond à rien de réel. Le désir du retour pour certains s’est très mal vécu parce que l’Afrique ne collait pas à l’image et au rêve qu’ils en avaient dans le Nouveau Monde.

Une réflexion saisissante, des pages d’une beauté époustouflante et d’une remarquable intelligence qu’il faut lire et relire parce qu’elle nous concerne, qu’elle fait partie de notre passé. Elle est aussi là dans notre imaginaire, qu’on le veuille ou non, avec la présence autochtone que l’on a trop longtemps occultée. 

 

«Je voulais être libre. Je voulais avoir l’impression que l’histoire n’est pas le destin. Je voulais être soulagée des barrières de la Porte du non-retour. C’est tout. Mais non, j’avais été frappée en pleine poitrine et mon corps avait été vidé de tout air. Tout ce que je pouvais faire pour m’accrocher à ma raison, c’était me fier à l’écoulement ordonné des minutes et à l’idée que le soleil se lève quand le jour paraît et qu’il se couche quand vient la nuit.» (p.189)

 

Un livre remarquable en tout point, nécessaire, troublant, magique en quelque sorte. De quoi ébranler toutes nos certitudes et nous ouvrir l’esprit sur une réalité historique encore bien présente dans nos sociétés.

 

BRAND DIONNE : Cartographie de la Porte du non-retour, Éditions Lux, Montréal, 232 pages.

https://luxediteur.com/catalogue/cartographie-de-la-porte-du-non-retour/

jeudi 6 mars 2025

FELICIA MIHALI RETOURNE EN ROUMANIE

 

FELICIA MIHALI nous invite en Roumanie dans son dernier roman, Dancing Queen, à l’époque du communisme et du dictateur Nicolae Ceausescu, l’un des régimes les plus répressifs qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Sonia, une jeune fille de la campagne, souhaite étudier et doit migrer à Bucarest pour réaliser son rêve. Elle croise Marc, un peintre en vogue, et devient sa maîtresse alors qu’elle vient tout juste de quitter l’adolescence. Elle l’épousera à 18 ans. L’homme, qui pourrait être son père, entretient une cour dans son atelier et est de tous les événements mondains où les artistes se précipitent pour faire la fête et peut-être aussi pour établir certains contacts. La jeune femme se retrouve dans un milieu d’intrigues où tous cherchent à se faufiler dans un régime qui a des yeux partout. Il faut surtout se méfier de tous et demeurer sur ses gardes.

 

C’est l’amour pour Marc, qui trouve avec son épouse une sorte de fontaine de Jouvence. Tout cela malgré les ragots, les remarques malveillantes et les manœuvres des étudiants et des artistes qui tentent de la séduire à la moindre occasion. Elle est perçue comme une petite intrigante qui est prête à tout pour se tailler une place dans la société. 

Le roman s’ouvre au moment où Sonia part pour Bucarest après des années au Québec, à Montréal. Marc est décédé et il lui lègue l’appartement où ils ont vécu. Un héritage plutôt étonnant et un retour au pays après des années.

 

«Sonia prend encore une gorgée de gin, la dernière, et sourit discrètement à l’intérieur de son verre, alors que ses larmes continuent de couler. Sa pauvre voisine de siège! Elle est loin de deviner sa jubilation à la nouvelle de la mort de Marc, sa rage qu’il soit mort aussi! Et sa perplexité devant le fait qu’il lui lègue leur appartement. Les autres femmes de sa vie lui en veulent probablement. Laisser la maison à la jeune épouse partie, disparue! Que voulait-il démontrer par ce testament, au fait?» (p.14)

 

Une plongée dans une période où elle était une femme naïve qui découvrait le monde et qui n’avait aucune conscience de tout ce qui se tramait autour d’elle. Comment deviner les intrigues qui se nouaient, avec Marc surtout, qui détenait un grand pouvoir sur ses étudiants en étant enseignant à l’Académie? Il pouvait assurer la réussite de l’un ou l’éloigner subtilement. 

 

«Sonia apprend un deuxième langage pour esquiver les remarques des gens, pour éviter les moments de tête-à-tête lors des fêtes lorsque les cercles de discussions se configurent progressivement, laissant en circulation des électrons libres qui traînent autour, dans un coin, en attente de quelqu’un pour leur tenir compagnie.» (p.63)

 

Tout revient. Des scènes, des jours de bonheur et aussi des événements qui prennent un autre sens. Quand Marc est allé rencontrer ses parents pour demander sa main, par exemple. Elle découvre qu’elle a été emportée par un rêve, tournant le dos à sa famille, que l’homme qu’elle a aimé est demeuré, un inconnu malgré leur brève union. Le temps est venu de comprendre la société dans laquelle elle s’est glissée naïvement et tout ce qu’elle n’a pas vu alors, ou qu’elle n’a pas voulu voir. 

 

UN RÊVE

 

Comment en aurait-il pu être autrement? La petite paysanne s’est retrouvée dans le monde des artistes, au milieu de gens plus libres, d’ambitieux qui étaient prêts à tout pour réussir. Marc ne manquait pas d’argent dans une époque où tous tiraient le diable par la queue et pouvait se payer à peu près tout ce qu’il souhaitait, même une maison à la campagne.

 

«Elle sait qu’elle va arriver à Bucarest saine et sauve, qu’elle prendra un Uber jusqu’à l’appartement dont elle a reçu les clés, une carte magnétique de l’entrée de l’immeuble et une autre en métal, une clé d’une serrure qu’on ne fabrique plus. Est-ce leur ancienne clé? Marc aurait-il gardé la même serrure depuis tant d’années et la même porte d’appartement?» (p.9)

 

Felicia Mihali nous pousse tout doucement dans le régime communiste, à l’époque où tout était réglé et surveillé. Un temps que personne ne veut revivre et qui nous dit que l’on a raison de s’inquiéter des manœuvres de certains politiciens de maintenant qui bradent l’héritage démocratique. 

Sonia voit bien qu’elle a profité de privilèges, qu’elle s’est étourdie en allant à toutes les fêtes, étant la jeune épouse que son mari exhibait et que les autres enviaient ou détestaient. Un monde d’intrigues, malgré les apparences de fraternité, où tous étaient prêts à n’importe quoi pour attirer le regard de ceux qui pouvaient les faire progresser dans leur carrière. 

 

COMPAGNES

 

Elle rencontre les femmes qui ont partagé la vie de Marc et cela se passe plutôt bien, même si elle constate sa naïveté d’alors. Des moments chaleureux, un peu étranges avec ces épouses qui pourraient devenir des amies. Elle connaîtra également la fille de Marc, qui se montre féroce, et un voisin qui ne cessait de se plaindre des fêtes que le couple organisait dans l’appartement. 

 

«Sonia ne dira rien. Elle n’a pas encore retrouvé son sang-froid, surtout devant les allusions du voisin à savoir que Marc était un informateur de la Securitate. L’était-il vraiment? Difficile de se prononcer sur la meilleure posture à adopter à l’époque. Au grand dam de Sonia, parmi tout ce qu’elle découvrait depuis son arrivée, elle lisait avec stupeur les témoignages des anciens collaborateurs qui se vantaient de leur rôle d’informateur pour la Securitate. La nouvelle génération se foutait vraiment de tout ça. Pour la vieille garde, l’époque de la Securitate représentait un âge d’or, car il s’agissait de leur jeunesse.» (p.187)

 

Une formidable plongée dans un monde de délation, de vengeances mesquines, où tous étaient prêts à dénoncer un proche pour parvenir à ses fins. Sonia a été la victime de bien des intrigues. Et surtout, elle se rend compte que Marc l’a aimée à sa façon et qu’il lui a permis d’échapper à tout ça en organisant sa migration au Canada!

Une société qui donne froid dans le dos. Un milieu égocentrique où chacun s’occupe de soi, où les privilèges s’acquièrent toujours aux dépens des autres. L’histoire se répète. Sonia comprendra sa chance d’être partie et surtout parviendra à faire la paix avec son passé. Il faut en arriver là un jour ou l’autre. Et il lui reste cet appartement à Bucarest pour lui rappeler de ne pas oublier.

 

MIHALI FELICIA : Dancing Queen, Éditions Hashtag, Montréal, 216 pages.

https://editionshashtag.com/product/dancing-queen/