Nombre total de pages vues

mercredi 17 septembre 2025

COMMENT MAÎTRISER LA VIOLENCE EN NOUS

YVON RIVARD vient de publier un essai qui nous permet de mieux nous situer face à tout ce qui nous heurte actuellement dans le monde avec les guerres, les conflits, les dérives démentes de certains dirigeants et la Terre qui se défend contre les changements climatiques. «La mort, la vie toujours recommencée» (essai sur l’au-delà de la violence) rassemble des textes que le romancier et essayiste a fait paraître dans des revues au cours des dernières années et dans le journal Le Devoir, notamment. Des inédits aussi, bien sûr. Un livre imposant de 300 pages bien tassées qui m’a obligé à m’arrêter souvent pour réfléchir à des questions urgentes pour le futur de la planète et le demain des humains. Que dire devant la mort, la violence qui semble coller à la peau et l’âme des hommes et des femmes depuis que l’humanité a entrepris l’incroyable tâche de devenir humaine? La foi, les convictions, le religieux et le sacré qui font les manchettes avec la laïcité de la société, la place de la littérature et du français dans l’enseignement, l’identité et le nationalisme. Yvon Rivard est un homme qui, après avoir enseigné pendant des années, tente, peut-être, d’atteindre une certaine forme de sagesse et de sérénité.

 

La première partie intitulée «Comment survivre à tant de haine?» aborde des questions qui me taraudent et ne me laissent jamais en paix. Nous sommes bombardés par des images horribles, des visages marqués par la peur et la faim. Des villes en ruines, des attaques de drones et de roquettes sur des hôpitaux quand ce n’est pas des gens qui sont exécutés en cherchant quelque chose à manger à Gaza. 

Que faire face à tout ça? Y a-t-il des explications et des façons de calmer les esprits, d’apaiser les haines qui se répandent depuis des générations?

Il n’est jamais facile de répondre à ces questions qui bousculent l’actualité et qui rendent l’intolérable banal. Pourquoi une telle violence dans l’être humain, pourquoi cette prolifération d’actes barbares dans des sociétés que l’on dit évoluées? Pourquoi encore la guerre en Ukraine et le génocide que nous voyons en direct dans la bande de Gaza? Sans compter les décrets de Donald qui déchirent des ententes et des collaborations établies depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 

Pourquoi rien n’arrête les dérives des despotes et des illuminés qui ne respectent aucun traité, aucun organisme d’entraide humanitaire, qui lâchent la bride à leurs idées fixes et à leurs folies de régner sur la planète?

Le vieux rêve qui obsédait Gengis Khan, Napoléon et Hitler a fait des centaines de millions de victimes, de morts et d’affamés. Tant de femmes violées comme butin de guerre à travers les siècles et encore maintenant.

 

«Le rationalisme occidental agit comme un mythe : nous nous acharnons toujours à ne pas vouloir voir la catastrophe. Nous ne pouvons ni ne voulons voir la violence telle qu’elle est. On ne pourra pourtant répondre au défi terroriste qu’en changeant radicalement nos modes de pensée. Or, plus ce qui se passe s’impose à nous, plus le refus d’en prendre conscience se renforce.» (p.18)

 

Des explications, il faut les chercher au fond de soi, dans le plus intime de notre être, en maîtrisant nos pulsions et nos yeux de vautour; surtout prendre le temps de regarder autour de soi pour y surprendre l’autre, pour partager un même espace. 

Tout acte de violence fait régresser l’humanité et la pensée. 

Pourquoi ces pulsions où l’individualisme s’impose dans nos contacts avec nos proches et les nations de la planète, peu importe la race et la couleur? Pourquoi ces envies de massacrer ses semblables et de les exploiter en les assujettissant

 

MÉDITATION

 

Yvon Rivard médite, sans chercher à partir en croisade pour imposer des idées qui deviennent souvent une camisole de force, écrase l’individu et ne peut faire que des victimes. Une vérité qui se répand l’arme à la main est une catastrophe pour les humains et tout ce qui respire et bouge sur la planète. 

L’écrivain a bien raison d’aborder ces questions avec prudence et délicatesse parce qu’elles sont inquiétantes et qu’il n’y aura jamais de réponses nettes et précises à ces dérives qui défient l’imaginaire et le bon sens. 

 

«J’ai essayé de faire ce que font tous ceux et celles qui choisissent d’agir en pensant, de penser en aimant, d’aimer en tissant le plus de liens possible avec mes semblables, proches et lointains, morts et vivants, en devenant de plus en plus conscient d’être ce qui dans l’univers réalise l’unité entre la matière et l’esprit. Cette unité, qui repose sur l’identité entre la structure de l’univers et celle de notre pensée, n’est pas une belle abstraction réservée à quelques-uns qui la découvrent et la formulent (philosophes et mystiques, scientifiques, artistes), c’est l’expérience vitale de la pensée commune qui voit et sent que sans l’amitié entre toutes les formes de la vie et d’être, le monde serait un chaos.» (p.25)

 

Mais pourquoi cette violence ancrée dans nos sociétés, ces porteurs de haine qui dressent les humains les uns contre les autres, qui cherchent même à anéantir des populations entières? Nous l’avons vécu avec l’holocauste et nous le vivons avec les Palestiniens. Les victimes peuvent-elles devenir des bourreaux?

 

«… d’où vient le mal, comment peut-on en venir à tuer, à massacrer les pauvres, les paysans, les petites gens qu’on prétendait libérer de ceux qui les oppressent ou protéger, de ceux qui les libèrent? Comment expliquer les guerres passées et actuelles, les massacres de la Syrie, de Gaza, la folie sanguinaire de l’État islamique, l’invasion de l’Ukraine?» (p.35)

 

Et je ne peux que penser à Donald, qui est en train de mettre le monde à ses pieds. 

 

L’ESPRIT HUMAIN


Ces comportements et ces dérives, des spécialistes l’expliquent par des troubles psychiques, des traumatismes subis dans l’enfance ou encore de certaines violences qui pousseraient des victimes à vouloir prendre leur revanche en cherchant à tout régenter. Yvon Rivard risque des réponses en sachant qu’il ne mettra jamais le couvercle sur la marmite.

 

«Autrement dit, tout ce que nous faisons, bien ou mal, procède de notre relation à la mort. Quand la peur de la mort, qui est aussi naturelle que la mort elle-même, n’est pas surmontée, elle se change en une haine de la vie qui tôt ou tard nous sera retirée. Comment accorder de la valeur à ce qui est mortel? Pourquoi supporter toutes les misères humaines qui s’accumulent et culminent dans la mort? Pourquoi aimer, souffrir, créer pour en arriver là, pourquoi travailler à se construire si c’est pour être réduit à rien, vouloir construire un monde habitable si tout est appelé à disparaître?» (p.38)

 

La peur de mourir qui nous pousse à voler la vie des autres et à éliminer ceux et celles qui nous contredisent, à nous emparer de leurs terres et de leurs biens.

Cette crainte viscérale qu’il faut apprivoiser et surtout accepter comme étant normale. «C’est la seule justice», répétait mon père quand cette question se posait lors du décès d’un parent ou de quelqu’un dans le village. «Personne n’y échappe.»

Ces propos n’éloignaient pas mes cauchemars. Tellement que je ne voulais plus dormir et que je faisais des efforts terribles pour combattre le sommeil. C’était comme si, en me glissant sous les draps, je m’enfermais dans un cercueil. Une angoisse qui s’est amenuisée heureusement. J’ai abordé le sujet dans mon carnet : «L’enfant qui ne voulait plus dormir.»

 

TRANSCENDANCE

 

Yvon Rivard ne peut éviter la question de la foi, des certitudes que l’on trouve en soi ou dans certains enseignements. J’imagine qu’il est croyant sans pour autant s’adonner à des rituels religieux. Du moins, je ne le pense pas. Jean Désy, mon ami écrivain et grand voyageur, est aussi de ce côté des choses.

 

«Toutes les formes de violence (meurtre ou viol, guerre ou réchauffement climatique) qui traversent et façonnent l’histoire de l’humanité procèdent d’un enfermement des êtres humains à l’intérieur d’eux-mêmes (frontières, identités, croyances) qui entraîne une rupture entre eux ainsi qu’entre eux et le monde.» (p.45)

 

Rivard tente de briser cet enfermement, de s’ouvrir à l’autre en lui tendant la main, de le rencontrer en toute confiance et sans préjugés. L’«Aimez-vous les uns les autres» d’un certain Jésus de Nazareth résonne alors. 

L’essayiste croit à une forme de transcendance et à une direction ou une poussée qui permet à l’humain de devenir plus humain. La foi peut aider à faire cette prise de conscience ou ce passage évolutif vers la connaissance. La pratique d’une forme d’art, l’écriture ou la musique, est une manière aussi de nous défaire de nos carcans pour voir plus haut et plus loin.

 

ENSEMBLE

 

J’ai beaucoup insisté sur cette partie de l’ouvrage d’Yvon Rivard parce qu’il me semble que c’est la plus importante et la plus nécessaire dans le monde actuel. Il ne faut pas pour autant négliger les propos de l’essayiste sur le rôle de l’enseignant, la place de la littérature dans la vie des étudiants et ses échanges épistolaires avec Gérard Bouchard. 

C’est passionnant. 

Il y a là matière à une autre chronique pour bien montrer l’étendue de la réflexion de cet écrivain qui ose aborder les turpitudes contemporaines.

J’aime la démarche d’Yvon Rivard, qui ne tranche jamais comme le font la plupart des «passeurs de vérité» dans les médias qui donnent toujours l’impression de dicter les Tables de la loi. 

Le romancier et enseignant reste prudent, questionne et n’hésite jamais à changer d’idée quand on lui apporte des faits ou des avenues nouvelles. Même si cela vient bousculer ce qu’il considérait comme des vérités. 

Un essai qui fait du bien, qui donne de l’espoir et peut-être qui nous permet de croire (je le demande avec ferveur) qu’il est possible de vaincre la barbarie même «si nous serons morts, mon frère.»

La grande aventure de la vie, c’est d’apprendre à mourir et se dire que ce que nous n’avons pas réussi à accomplir pendant le temps qui nous était alloué, un autre va le faire. J’aime évoquer les bâtisseurs de cathédrales qui se relayaient de génération en génération pour compléter une œuvre à la fois concrète et architecturale d’une terrible beauté. Tous savaient, en travaillant sur un chantier, qu’ils ne verraient jamais la fin du projet, mais ils y déposaient leur pierre avec ardeur et générosité. La «Sagrada Familia» d’Antonio Gaudi est l’un de ces projets qui dépassent la frénésie contemporaine et qui échappe au temps. Parce qu’il faut des générations pour faire un humain et une humaine, pour prendre conscience que nous devons nous abandonner et céder son espace pour que la vie continue plus forte, différente et peut-être plus juste. 

 

RIVARD YVON : «La mort, la vie toujours recommencée. Essai sur l’au-delà de la violence», Éditions Leméac, Montréal, 2025, 312 pages, 29,95 $.

https://lemeac.com/livres/la-mort-la-vie-toujours-recommencee-essai-sur-lau-dela-de-la-violence/

jeudi 11 septembre 2025

MARIE-HÉLÈNE VOYER NOUS SECOUE

MARIE-HÉLÈNE VOYER publie un troisième recueil de poésie depuis 2018. Un livre qui m’a entraîné dans l’univers des femmes à travers les époques. «Précieux Sang» se présente comme des chants qui se concentrent sur la terrible épopée des humains qui ont trimé dans des usines et dans des conditions où l’on devait subir la chaleur et l’air irrespirable. Tâches épuisantes pendant de longues heures, cadence imposée, stress avec des maladies qui apparaissaient avec le temps. Les fibres attaquaient les poumons. Que dire des allumettières qui devaient manier le souffre et qui héritaient de cancers qui leur rongeaient le visage. Sans compter les agressions des contremaîtres qui se permettaient à peu près tout. Toutes vues comme des machines qui n’avaient droit à aucune erreur. Madame Voyer nous fait entendre des voix et des chants que nous ne retrouvons plus souvent en poésie. L’écrivaine continue ainsi son engagement et secoue la parole et les mots pour montrer les souffrances vécues par les femmes et les hommes au cours des siècles. 

 

Marie-Hélène Voyer amorce son recueil avec une image saisissante qui indique bien sa démarche et le regard qu’elle a sur le monde. Fillette, elle se dissimulait derrière les longs rideaux qui pendaient devant les fenêtres jusqu’au plancher. Elle s’enroulait dans les tentures et pouvait tout surveiller en se croyant «invisible», voir sa famille de l’extérieur pour décortiquer leurs rituels. Comme si elle apercevait le tout à travers un filtre et surprenait des propos qui venaient comme d’un ailleurs qui pouvait l’avaler. Peut-être que, déjà, elle refusait d’être happée par le monde des adultes.

 

«Je m’imaginais témoin de vies anonymes; dans la touffeur des champs, des corps affairés se confondaient avec les vies laborieuses de toutes époques; dans le jardin, je distinguais pareils corps, sarcleux et bêcheux, des silhouettes qui s’évanouissaient en se recomposaient dans leurs gestes anciens. Sort de ton maudit coqueron, me criait grand-mère, voyez donc cette enfant toujours fourrée dans les rideaux.» (p.9)

 

Toutes les générations se mélangeaient alors dans les travaux de ses parents, de ses frères et de ses sœurs. Tous devenaient des ombres qui traversaient l’espace en reprenant des gestes, des tâches qui ne semblaient jamais vouloir prendre fin. 

 

TÉMOIN

 

La petite fille devenait la témoin d’un monde, d’une réalité poreuse qui faisait s’effriter les limites du temps. Comme si, en surveillant sa famille, elle pouvait surprendre ses ancêtres. Elle percevait dans ce jeu des forces et des règles que la société maintenait à travers les âges. Le moment s’étiolait et elle prenait conscience de la fatalité des corvées qui revenaient sans fin, ces besognes qui avalaient toutes les générations et qui finissaient par les briser. 

 

«J’ai grandi hantée par des portraits aveugles ou démembrés. J’ai grandi avec la certitude qu’il était normal de laisser sa peau au travail. D’y perdre des morceaux.» (p.187)

 

J’ai l’impression de voir ma mère qui, jour après jour, n’arrivait jamais à bout de toutes les tâches ménagères. Ou mon père, qui travaillait dur sur la ferme pour nourrir les bêtes et cultiver les champs, ou dans la forêt où il s’éreintait pendant des mois de froid et de neige. Un univers sans pitié où tous risquaient leur peau du matin au soir et qui ne faisait jamais de gagnants. Comme condamnés en naissant à un fardeau abrutissant. C’était comme ça avant la Révolution tranquille où la fille reprenait les gestes de la mère et où les fils suivaient les pas du père. L’éducation et la scolarisation ont permis à ma génération de se libérer de ces «esclavages» sans pour autant devenir des êtres totalement libres.

 

«Je viens d’un monde où nos corps — adultes, enfants et bêtes — se confondent dans une seule et même force de travail. Des corps rompus et ramanchés, des corps souvent soignés avec les remèdes des animaux… … Je viens d’une lignée de corps ployés. J’écris le dos courbé.» (p.190)

 

Je pense à mon père et à mes frères les plus âgés qui se désâmaient dans la forêt et qui risquaient leur peau à la drave quand le dégel venait et qu’il devait défaire les embâcles pour que les troncs flottent jusqu’aux moulins. Ou encore ces corps qu’il fallait ramener dans la paroisse au printemps, des morts qu’on avait gardés au froid pendant des semaines dans un hangar. 

 

L’ENFER DU QUOTIDIEN


Ces tâches épuisantes, terribles où le risque faisait partie du quotidien. Ce travail qui demandait toutes les énergies. Je le sais pour avoir trimé en forêt pendant des étés pour pouvoir aller à l’université, à l’automne. Un ouvrage qui me laissait hébété et comme vidé de toute pensée au bout de la journée.

Et les femmes qui couraient du matin au soir, s’occupant des enfants et du bétail avec l’aide des plus grands pendant les mois d’hiver, pendant que l’homme était dans les chantiers. Des tâches qui ne leur cédaient pas une seconde de répit, qui les empêchaient de simplement respirer, d’être pleinement dans leur tête et dans leur âme. Toujours bousculées par une corvée ou en train de veiller sur un petit malade. Sans compter ces bouches qui se multipliaient et qui déformaient leurs corps. 

 

«Quand j’écris, je cherche à nommer au plus juste l’à-vif de l’expérience de vivre. Je ne connais de beauté que la beauté un peu douloureuse, craquelée… … Écrire, c’est tâtonner, chercher notre chemin entre nos propres aveuglements… … Je veux voir avec les yeux de chair. Toujours. Je ne sais pas écrire autrement qu’éblouie.» (p.193-195-197)

 

Celles et ceux qui ont risqué leur vie dans des usines et dû s’adapter à la fragmentation du travail, répétant pendant des heures des gestes qui ont transformé des humains en mécanique. On a commencé par faire des femmes et des hommes des robots dans les manufactures avant d’inventer des machines qui ont pris leur place.

 

«la fonderie c’est l’enfer

   une vraie vie de bestiaille

 

   dans les cuivres

   les plombs fondus

   les gars travaillent

   encatinés dans leurs combines

   coupe-feu

 

   quand ils se mettent à boucaner

   les autres gars les tapochent

   les roulent à terre

   pour les éteindre

 

   ça magane un homme

   flamber souvent» (p.55)

 

Les femmes ne sont pas en reste dans les filatures ou encore dans ces lieux insalubres où l’on fabriquait les allumettes. Marjolaine Bouchard et Marie-Paule Villeneuve ont fait un travail admirable pour décrire la vie de ces héroïnes dans des romans saisissants. 

 

«on travaillait tapies

   dans nos gestes

   murées

   dans le temps replié

   on démottait martelait

   séparait l’amiante

   du minerai

   roche de crin

   cœur d’épouvantail» (p.81)

 

Tous écourtaient leur vie, mais que faire quand c’est le seul moyen de nourrir la famille et les enfants? Tous des sacrifiés et des victimes de travaux forcés, écrasés par une fatalité qui se transmettait de génération en génération.

 

«on se savait maganées

   on tombait comme des mouches

   inhalations

   cataplasmes

   toux quintes consomption

   couenne et carrés de camphre

   nos remèdes s’épuisaient

   au même rythme que nous» (p.93)

 

Nous sommes loin du «moi-je» qui s’impose si souvent dans la poésie actuelle, des petites démangeaisons existentielles, des rimes émotionnelles où l’on étale son mal être sans prendre la peine de s’ouvrir les yeux pour voir autour de soi, pour s’imbiber du monde et de la souffrance collective dans laquelle nous sommes toujours engoncés malgré les publicités qui nous font rêver d’un paradis inatteignable. 

 

RÉALITÉ

 

Marie-Hélène Voyer empoigne la réalité, la dit dans le long temps, celui d’avant et de maintenant, décrit ces conditions où des hommes et des femmes risquent leur peau pour gagner leur vie. Bien sûr que ces tâches existent encore malgré les lois et les syndicats. 

Que penser de l’exportation du travail trop dangereux et abrutissant vers les pays du tiers-monde et ces travaux que l’on ne veut plus faire et que l’on confie aux migrants? L’horreur des usines du début du siècle dernier se retrouve ailleurs. Et nous fermons les yeux en arborant nos vêtements fabriqués par des enfants dans de véritables geôles. 

Recueil nécessaire, celui de Marie-Hélène Voyer. Un effort remarquable de conscientisation, de sensibilisation et un témoignage qui échappe aux carcans du temps et de l’histoire. Un ouvrage qui démontre que nous sommes les mailles d’un immense tricot et que l’assujettissement d’un homme ou d’une femme par d’autres, peu importe l’endroit de la planète, nous touche tous. 

Un recueil dur, juste, dérangeant, parfois intolérable dans certaines descriptions. Pas moyen de demeurer indifférent. Dans une langue vigoureuse et rebelle, l’écrivaine nous sensibilise à cette déresponsabilisation qui marque notre époque en plongeant dans le temps pour dire et faire voir que nous sommes tous liés à la grande et folle course des humains, à la tragédie de la survie. Peut-on imaginer autre chose? Il le faut pour l’avenir de la planète et de l’aventure humaine. 

 

VOYER MARIE-HÉLÈNE : «Précieux Sang», Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 214 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/precieux-sang

jeudi 4 septembre 2025

MARIE-SISSI LABRÈCHE SURVIT AU PIRE

MARIE-SISSI LABRÈCHE est courageuse. Il le faut pour écrire «Ne pas aimer les hommes», un récit inqualifiable et terrible. Marie-Sissi… Labrèche. J’allais retenir juste son prénom parce que j’ai l’impression de la connaître intimement après quelques pages. Comme si elle était quelqu’un de ma parenté. Donc, Marie-Sissi Labrèche aime les hommes, peut-être un peu trop même. Elle a puisé ce titre dans les sentences que lui répétait sa grand-mère quand il était question de la sexualité ou de l’amour. «Ma grand-mère m’a appris à ne pas aimer les hommes. Elle me disait toujours de me méfier d’eux, que c’étaient des profiteurs, des batteurs de femmes en puissance, des violeurs en série, des maniaques, des pédophiles, des fifis, des sans-cœur qui gaspillaient tout l’argent de la famille à boire comme des trous dans les tavernes…» Des propos que plusieurs de mes tantes auraient pu ressasser parce que, dans ma famille, plusieurs oncles étaient des violents et des agresseurs. Toutes se contentaient de murmurer en serrant les dents : «Les maudits hommes». Ça voulait tout dire, tout ce que la grand-mère de Marie-Sissi répétait à cœur de jour. Voilà, je la tutoie maintenant.

 

Marie-Sissi ne l’a pas eu facile avec un héritage de maladies mentales qui se transmettaient d’une génération à l’autre. La pauvreté des taudis, les coquerelles, les vêtements trouvés ici et là. Pourtant, la fillette réussissait à s’imposer à l’école et à se tenir parmi les plus brillantes ou les plus douées.

Un vrai miracle.

Dans ce récit, l’écrivaine revient sur son enfance, ses ancêtres venus en ville comme des milliers de campagnards québécois pour connaître la plus terrible des misères. Son arrière-grand-père était un déchaîné qui cognait sur tout le monde autour de lui. Il a rendu sa femme sourde à force de la frapper à la tête avant de disparaître un matin pour ne jamais ressurgir, abandonnant sa femme et ses dix-huit enfants. Vous avez bien lu : dix-huit enfants. 

 

«Sa mère se met donc à quêter de porte en porte pour remplir les petits ventres affamés, car il n’y a pas d’aide sociale au début du 20e siècle, elle doit compter sur la bonté de son prochain et le travail de ses plus vieux à l’usine, dont ma grand-mère qui, à quinze-seize ans, doit faire une croix sur son rêve de devenir maîtresse d’école, comme elle disait quand elle était choquée noir : Maudit câlisse de tabarnak!» (p.16)

 

Sa mère, une très belle femme, sera marquée par cette misère et des troubles mentaux. Des dépressions, des tentatives de suicide, l’omniprésence de sa grand-mère qui la protège et la couve parce qu’elle la sait effarouchée du monde et vulnérable.

 

«Ma grand-mère mène maintenant la danse. C’est elle qui a l’énergie et ma grand-mère, c’est un monstre d’énergie. C’est elle le boss. Je pense qu’elle vit sa meilleure vie à ce moment-là. Elle s’occupe du logement, le grand-père en pantoufles avec son plateau-repas sur tréteaux en métal scotché devant la télé la laisse tranquille et elle a ma mère pour lui tenir compagnie, ma mère, sa grande fille adorée qui ne travaille pas, n’étudie pas, sa grande fille à la santé mentale fragile, qui voit des sorcières marcher dans les couloirs depuis sa préadolescence, qui ne sort pas beaucoup, qui reste toujours collée sur papa-maman à dormir, manger du sucre, dormir encore, une espèce de Belle au bois dormant schizo.» (p.21)

 

Malgré tout, la jeune femme, à 22 ans, rencontre son prince charmant. Cette Belle au bois dormant donnera naissance à Marie-Sissi, qui aura un terrible héritage à porter. Il y aura un second père que Marie-Sissi aimera bien, même si sa grand-mère déteste tous les hommes autour d’elle.

 

S’ÉCHAPPER

 

La fillette veut de toutes ses forces s’évader ou échapper à cette fatalité, s’éloigner de cette misère et de la maladie mentale qui peut l’avaler. Il n’y a qu’un chemin à prendre, celui des études pour devenir quelqu’un, pour conquérir son autonomie, avoir toutes les chances de s’affirmer, ce dont les femmes de sa famille ont été privées. 

Elle fait sa vie dans cette famille dysfonctionnelle comme on dit maintenant, rencontre des amies, expérimente des jeux sexuels, les premiers baisers, même si sa grand-mère ne cesse de lui répéter qu’elle doit se méfier et garder les garçons à distance. Elle s’impose dans le sport (une véritable kamikaze au ballon-chasseur) et dans à peu près toutes les matières scolaires. Elle le sait, elle le sent, elle le désire de toutes ses forces : elle va écrire. Elle sera écrivaine, rien d’autre. 

 

«J’ai beau venir d’un milieu de coquerelles, sans culture, remplie de folie, je m’accroche à l’école, je veux devenir quelqu’un, voire quelqu’un d’autre. Je veux quelque chose de mieux pour moi, je veux plus. En tout cas, le gars qui, en plus, arbore une coupe Longueuil, a l’air de m’aimer puisqu’il veut même me fiancer. Je le quitte.» (p.65)

 

C’est ce qui la sauvera. Ne jamais se laisser prendre dans les filets de l’amour, partir, s’éloigner, protéger sa liberté même si le cœur veut lui éclater. Elle fera l’université, deviendra l’écrivaine qui surprend, étonne et envoûte avec son rire et sa façon unique de décrire les pires situations et les plus terribles misères. Le Québec l’adoptera rapidement dès son premier ouvrage : «Borderline», paru en 2000.

 

AMOURS

 

Il y a des professeurs qui lui collent aux fesses et qui ont presque réussi à écraser son envie de bousculer le monde et de s’en tirer par l’écriture. Des obsédés souvent, des contrôlants, des excessifs, des possessifs. Marie-Sissi a l’art d’attirer les hommes un peu détraqués, les bizarres qui cherchent de toutes les façons possibles d’en faire leur chose comme si elle était un bijou ou un objet précieux. 

 

«On a beau se cacher derrière les livres, les jolies fringues, les belles manières, les sofas Roche Bobois, ou Mariette Clermont, quand on a autant d’estime de soi qu’un pot de mayonnaise, on repère et on se fait repérer rapidement par ceux qui nous ressemblent. Les relations se passent d’inconscient à inconscient, les prédateurs sentent leur proie de loin. C’est peut-être cela qui nous a attirés, notre désamour envers nous-mêmes, je dirais bien notre haine, mais ce serait pousser dans mon cas, car je nourris toujours l’espoir de devenir quelque chose de mieux.» (p.140)

 

Un parcours terrible qu’elle raconte à sa façon, avec des rires dans son écriture pour chasser les larmes, pour ne jamais s’apitoyer sur une existence qui ne lui fait jamais de cadeaux. Sans doute qu’elle ne pourra jamais s’éloigner de cette enfance «pas comme les autres» pour s’inventer un passé. Impossible : elle est marquée au cœur et à l’âme. Elle fait avec son héritage, regarde autour d’elle et compose avec ses mots pour se rassurer et respirer. C’est que Marie-Sissi est une rescapée qui a échappé à la misère et à la folie, à tous les pièges de l’amour pour s’installer dans une vie normale, même s’il y aura toujours «un poulet à mettre au four». Un récit saisissant, émouvant et inoubliable. La vie dans ses pires excès, mais aussi dans des coulées lumineuses qui envoûtent.

 

MARIE-SISSI LABRÈCHE : «Ne pas aimer les hommes», Éditions Québec Amérique, Montréal, 152 pages, 22,95 $

https://www.quebec-amerique.com/collections/adulte/litterature/iii/ne-pas-aimer-les-hommes-10801

 

mardi 2 septembre 2025

POUR SALUER VICTOR-LÉVY BEAULIEU

J’AI EU L’HONNEUR d’être présent à l’hommage que tout le Québec a rendu à Victor-Lévy Beaulieu, le samedi 30 août, à Trois-Pistoles. La grande église, qui se donne des allures de cathédrale, était bondée pour les circonstances. J’étais parmi la quarantaine d’artistes, de comédiens et comédiennes, de proches et d’intimes qui ont lu des extraits des livres de Victor ou encore chanté et joué de la musique. J’étais là en tant qu’ami (Je le connaissais depuis 1970) et l’un des écrivains qu’il a publiés aux Éditions du Jour, aux Éditions VLB et enfin aux Éditions Trois-Pistoles. Ce fut deux heures de grâce, des instants comme nous en vivons peu dans la vie. Un moment précieux et unique. Je vous transmets le texte que j’ai fait «s’envoler» dans le chœur de la magnifique église qui était devenu le lieu de tous les possibles et de tous les miracles pour Victor-Lévy Beaulieu.   

 

«1970. Une voix que je n’oublierai jamais au téléphone. 

— Ici, Victor-Lévy Beaulieu des Éditions du Jour. Je vous appelle pour votre manuscrit. Nous l’acceptons.

Silence.

— Monsieur Beaulieu… Je n’ai jamais envoyé de manuscrit aux Éditions du Jour. 

— Vous êtes Yvon Paré… Vous êtes l’auteur de “L’octobre des Indiens”. Nous publierons votre manuscrit.»

— Très bien, merci…

C’est comme ça que je suis devenu écrivain.

J’ai su après que Gilbert Langevin, qui avait emprunté mon manuscrit, l’avait déposé aux Éditions du Jour sans m’en parler.

Et je me suis retrouvé quelques jours plus tard dans le bureau de Victor, rue Saint-Denis, pour signer mon contrat.

Raoul Duguay était à mes côtés pour son nouveau livre «Lapokalipso». J’étais prêt à signer n’importe quoi. Le poète et chanteur s’est mis à discuter les articles, s’attardant à une virgule, un point, une obligation ou une omission. 

La lecture du contrat a duré… longtemps.

Là, j’ai découvert l’immense bienveillance de Victor-Lévy Beaulieu avec les écrivains, leurs manies ou leurs obsessions. Il avait répondu à Duguay en souriant, rallumant sa pipe qui s’éteignait à chacune de ses objections. Il était comme ça avec ses auteurs. Patient, aidant, allant jusqu’à réécrire les contes d’Yves Thériault qu’il a publié chez VLB Éditeur. Des contes écrits rapidement pour la radio par Thériault. 

Et cette fois au Salon du livre de Montréal? J’étais là pour mon roman «La mort d’Alexandre». Le poète Denis Vanier arrive et se met à protester. Ses livres ne sont pas à la bonne place. Il hurle et saccage le stand. Victor-Lévy le calme et ramasse les livres lentement. 

— Ça va attirer les lecteurs, m’a-t-il soufflé en repoussant son chapeau.

Il aimait les écrivains, les poqués, les originaux, les migrants qui venaient des régions comme lui. Il m’a répété souvent qu’il espérait que je serais assez fou pour écrire toute ma vie sur mon village de La Doré, au Lac-Saint-Jean. 

Et bien, je l’ai écouté.

Il n’aimait pas visiter les amis, mais aimait recevoir. Je passais chez lui presque tous les étés, même s’il ne répondait jamais aux appels téléphoniques ou aux courriels. Des nuits, Danielle et moi, à l’écouter parler de ses écrivains, d’anecdotes, de lectures et de textes oubliés. Des personnages qui s’échappaient de son téléroman «L’Héritage» pour venir le hanter et camper sur sa galerie. 

Victor et sa fabuleuse mémoire. 

Je pense à nos tournées dans sa grande Cadillac «aux ailerons lumineux» sur les lieux de tournage de «L’héritage» ou de «Bouscotte». J’avais l’impression d’accompagner un seigneur qui descendait parmi ses sujets. C’est ce qu’était mon ami Victor, un seigneur parmi les écrivains, la mémoire du Québec et la passion de dire «ce pays qui n’est toujours pas un pays», selon sa belle trouvaille.

Allez, bonne route, mon ami! Que Dieu te blesse, comme chante Richard Desjardins.»