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mardi 25 novembre 2025

LE TERRIBLE COMBAT DE MICHÈLE PLOMER

MICHÈLE PLOMER a vécu un terrible accident en 2023. Une collision où le jeune conducteur de l’autre automobile est mort sur le coup. «Du métal et d’amour», raconte le long rétablissement de l’écrivaine qui est revenue à une vie normale malgré des séquelles. Des images floues, une masse rouge qui fonce sur elle, le choc, les éclats de verre, son chien Bruno qui ne bouge plus et une douleur qui fait se disloquer le monde, des voix et le retour de la conscience à l’hôpital. Ce sera un parcours exigeant autant pour les soignants que pour la blessée qui garde le moral, griffonne quelques mots dans un carnet qui ne la quitte jamais. Et il y a les amis qui l’accompagnent et l’attendent du côté des vivants. Elle est immobilisée parce qu’elle a eu des vertèbres fracturées. Alors, elle n’est qu’un regard fixe et des oreilles dans son lit. Des mois dans une chambre d’hôpital avec le personnel médical qui devient le prolongement de son corps et de son être. 

 

Une auto fonce et entre dans une courbe trop rapidement. Le chauffeur perd le contrôle et son bolide rouge vient percuter la voiture de Michèle Plomer. L’autre conducteur ne survivra pas et l’écrivaine en charpie doit réapprendre à vivre et surtout patienter pour retrouver son corps.

 

«Mon corps nouveau est devenu un objet de travail, une zone d’expérimentation, une carrosserie à débosseler. Le docteur Pimenta, les chirurgiens orthopédistes, les résidents en médecine interne, l’équipe psychosociale… un cortège de soignants défilent pour m’ausculter et poser des questions à mon visage de boxeuse ayant perdu le match. Quitter un jour l’hôpital me semble irréel tant je suis brisée, branchée, fragile et nécessiteuse. À quoi bon m’en faire pour mes traits, ma peau, mes cheveux croûtés qui répandent des éclats de pare-brise sur l’oreiller.»  (p.89)

 

Multiples fractures à une jambe, pied bousillé et surtout cette vertèbre nommée l’atlas qui porte la tête. C’est grave. Cette vertèbre permet de tourner la tête à droite et à gauche et de faire tous les mouvements que nous exécutons sans y penser. Une seule solution : amarrer la tête dans un casque ou une armure pour demeurer parfaitement immobile, le temps que les os se réparent. 

 

«Une veste de Halo est une structure complexe et impressionnante qui immobilise le cou. L’anneau est maintenu en place par quatre vis qui pénètrent dans la peau à l’avant et à l’arrière de la tête jusqu’à atteindre la couche externe de la boîte crânienne. Cet anneau est relié par des tiges de métal à une veste en plastique rigide garnie de l’intérieur d’une peau de mouton. La veste répartit le poids de la structure sur l’ensemble de la cage thoracique.» (p.93)

 

L’impression pour l’écrivaine d’être prisonnière d’une sphère et de flotter. Peut-être qu’elle se retrouve dans un scaphandre et qu’elle vient de quitter le vaisseau qui tourne autour de la Terre pour dériver dans l’espace. Elle va demeurer dans cet anneau pendant seize semaines. J’ai peine à imaginer cela. Trois mois dans une cage sans pouvoir bouger.

 

COURAGE

 

Michèle Plomer a une jambe semblable à un casse-tête, des ecchymoses sur tout le corps, un visage que la reconnaissance faciale de son téléphone rejette, des éclats de verre entre les dents et dans les cheveux. Et, même si elle est prisonnière d’une cage à oiseaux, elle demeure une écrivaine qui prête attention à tout, en particulier aux bruits et aux gens qui l’entourent. Elle n’est jamais seule dans l’hôpital et il y a ces éclopés qui ont subi des chocs comme elle. L’un d’eux, dans une chambre voisine, parle un espagnol incompréhensible depuis son accident; une dame âgée a fait une chute et, depuis, elle oscille entre des périodes de lucidité et de flottement. Surtout, elle perd le goût à la vie en se sentant abandonnée et inutile. 

Michèle Plomer voit le personnel se démener, devient intime avec plusieurs avec le temps et les soins. Et il y a son carnet. Comment empêcher une écrivaine, une femme qui a fait de ses jours une quête d’expressions et d’images, de fréquenter les mots? Parce qu’après tout, écrire, c’est s’isoler du monde et s’aventurer dans un espace inconnu. D’autant plus qu’elle a toujours été attentive à ceux et celles qui ont croisé son chemin. Cela ne changera pas pendant ce séjour à l’hôpital. 

Et il y a ce projet où elle a fait se rencontrer des gens qui étaient à deux moments opposés de l’existence. Une personne âgée et un jeune qui se questionnent, s’apprivoisent et parviennent à créer des ponts entre eux. Un dialogue improbable, deux générations qui ne se croisent plus guère de nos jours. 

Un peu ce qu’elle vit avec les soignants qui tentent de réparer les patients. Surtout, elle doit accepter de se laisser manipuler comme un objet pour le moindre de ses besoins. Deux mondes qui existent l’un pour l’autre, pour que la vie puisse s’installer et redevenir possible. 

 

«Ses yeux cernés, sa voix lasse, ses quarts de travail qui démarrent sur les chapeaux de roue trahissent qu’elle dormirait volontiers une petite heure sur ce matelas, qu’elle y déposerait sa compétence, ce fardeau de tout voir et de voir à tout. Elle pourrait y imprimer les vies qu’elle a sauvées, perdues ou marquées, et aussi les douleurs qu’elle a apaisées. Moi, je me lèverais volontiers sur mes jambes pour prendre sa place, pour aider. Être couchée à ne rien faire use à la longue. Ce sentiment d’inutilité peine à rester caché sous mes blessures.» (p.184)

 

Elle est témoin de l’incroyable tâche du personnel, des intervenants qui sont là jour et nuit, qui doivent faire fi de leurs problèmes et de leur quotidien pour être à l’écoute du patient. Une surveillante effectue son quart de travail avec ses filles parce qu’il n’y a personne à la maison pour s’occuper d’elles. L’extraordinaire attention de ces hommes et de ces femmes, leur empathie, leurs compétences, leur écoute et leur sensibilité dans la terrible aventure vers l’autonomie. 

 

LES AUTRES

 

Michèle Plomer a été entourée de façon incroyable par des gens extraordinaires. Elle a vu les cas de ces éclopés qui requièrent tellement d’attention, de compréhension et d’empathie pour emprunter le chemin de la guérison. Sans cela, c’est la culbute. Elle le vit avec sa voisine de lit, madame Cécile.

 

«Hélène répond à la quatrième sonnerie. Elle est à son nouveau travail et n’a pas vraiment le temps, elle non plus.

— Aimes-tu ça? lui demande sa mère.

Sa fille lui explique que le fleuriste se trouve sur la rue Masson et que, à sa première paye, elle devrait être capable de se prendre une carte Opus, ce qui simplifiera les choses.

— Tant mieux.

— Pis toi, m’man, t’es encore à l’hôpital?

— Pas pour longtemps, répond sa mère d’un air mystérieux.

Puis ses paupières se ferment et sa tête tombe de côté sur l’oreiller, comme si elle s’était endormie. Josianne brasse doucement madame C par le bras. L’octogénaire est de la même mollesse qu’une poupée de chiffon qu’on aurait rembourrée de briques.» (p.245)

 

Michèle Plomer raconte ses journées de façon simple et émouvante. Bien sûr, il y a les soins médicaux, les dangers que les spécialistes prennent et les prouesses qui rappellent celles des athlètes. Mais il y a surtout l’écoute, cette parole qui circule de l’un à l’autre, ce contact qui fait que l’on reste humain, peu importe l’état de ses os. Quelle incroyable présence du personnel hospitalier, quelle attention de tous les instants qui entraîne vers la vie et la lutte. 

Un hymne à la vie que «De métal et d’amour» où Michèle Plomer, dans son terrible voyage, évoque Frida Khalo, qui s’est retrouvée brisée dans son corps après un accident. Elle a fait œuvre d’artiste et de femme en peignant son périple au pays de la souffrance physique.

Après une telle lecture, entendre dire par des élus dans les médias que les médecins n’en font pas assez, que les infirmières pourraient en faire plus, j’ai envie de hurler. Ils devraient lire le témoignage de Michèle Plomer pour connaître et comprendre le vécu des soignants. 

Un hommage à la vie, mais aussi un portrait magnifique et saisissant de ces héros et de ces héroïnes qui vont au front tous les jours dans les hôpitaux et qui mènent une guerre de tranchées contre la maladie et la douleur. 

C’est pourquoi il faut leur dire merci encore et encore, surtout ne pas chipoter sur des questions futiles et bassement électorales. Je l’ai constaté quand j’ai eu à accompagner ma mère en fin de vie, des frères et ma sœur. Ce sont des hommes et des femmes formidables qui ont toute mon admiration et ma reconnaissance. Michèle Plomer leur accorde certainement la médaille du courage et de l’espoir. 

 

PLOMER MICHÈLE : «De métal et d’amour», Éditions Druide, Montréal, 2025, 280 pages, 27,95 $.

https://www.editionsdruide.com/livres/de-metal-et-damour

mercredi 19 novembre 2025

QUEL AVENIR ATTEND LES HUMAINS

MATHIEU BÉLISLE raconte qu’un soir, entre amis, on discutait des changements climatiques. Nous étions en été et les feux de forêt inquiétaient. Rappelez-vous la fumée qui bouchait le ciel et qui donnait l’impression qu’un épais nuage s’était installé en permanence sur le Québec en 2023. Ça sentait la fumée partout. Un invité lança en se tournant vers les filles de Bélisle : «Tout va brûler les filles, dans dix ans, vingt ans, tout va brûler». Comment réagir? Avant de se coucher, la plus jeune demanda : «C’est vrai que tout va brûler papa.» Que dire sinon les formules éculées qui ne rassurent jamais? Il décida alors d’écrire «Une brève histoire de l’espoir». Et après des années de réflexion et de lectures, il ne sait toujours pas s’il y a une réponse à cette question. Le monde va-t-il brûler? Peut-on miser sur l’espoir d’un réveil planétaire, d’une mutation chez les humains qui ferait qu’ils entreprennent de réparer la Terre dans une incroyable corvée? Il faudrait une révolution des esprits pour que cela advienne parce que l’humain a tout fait pour la détruire cette Terre depuis des millénaires. Est-il raisonnable de garder espoir?

 

Mathieu Bélisle raconte d’abord une histoire connue de tous. Zeus offre une jarre à Pandore en lui disant qu’il ne doit jamais l’ouvrir parce que tous les malheurs vont pleuvoir sur la tête des hommes. Bien sûr, Pandore étant ce qu’il est, un éternel curieux, ouvre le récipient. Alors, les fléaux se répandent dans le monde. La maladie, la vieillesse, la misère, la famine, la folie, le vice, la passion, la cruauté. La liste pourrait presque s’allonger indéfiniment. La même chose s’est produite, semble-t-il, après qu’Adam et Ève eurent croqué la fameuse pomme. Il y a encore quelque chose pourtant au fond de la jarre : l’espoir. 

Mathieu Bélisle a bien raison de se demander pourquoi ce mot est demeuré collé au fond du récipient.

 

«Pourquoi l’espoir seul est-il resté prisonnier de la jarre de Pandore? Quel étrange théâtre se joue là? Sur cette question, les innombrables commentaires entourant le mythe ne s’entendent pas. Les plus pessimistes croient que le monde, en plus d’être accablé par tous les malheurs, a été privé d’espoir — que cette absence est donc un malheur supplémentaire. D’autres, plus cyniques, estiment qu’étant demeuré dans la jarre, l’espoir est une calamité dont l’humanité a été heureusement préservée (car, croient-ils, rien n’est plus futile que de s’attendre à mieux). Les optimistes, enfin, pensent que les dieux ont voulu offrir une consolation aux humains en plaçant l’espoir en réserve, comme leur seul et unique bien.» (p.12)

 

La question peut sembler étrange, mais elle marque l’histoire de l’humanité. Une idée qui penche parfois du côté des pessimistes ou encore du côté des optimistes. Une interrogation fondamentale qui guide nos pas et peut aussi distiller les pires aveuglements. «Être ou ne pas être optimiste», pourrions-nous affirmer en parodiant le grand Will. Cette question a traversé les millénaires et s’impose plus que jamais à nous qui vivons sur une planète qui connaît des hoquets.

 

«Voilà pourquoi l’espoir est si difficile à penser, et pourquoi les philosophes s’en sont toujours méfiés. Dès qu’on cherche à le nommer, il n’est plus tout à fait là, n’est plus tout à fait ce qu’il devrait être, menace de se muer en son contraire.» (p.21)

 

Mathieu Bélisle entreprend de suivre cette idée comme s’il tirait sur un fil qui ne cesse de ramener à lui des propos étonnants. Que serait la vie sans l’espoir, sans un avenir différent et meilleur? Je signale l’aventure du Nouveau Monde où l’on croyait pouvoir réinventer la vie en société avec les résultats que nous connaissons. L’espoir, il me semble, fait partie intégrante de la pensée humaine. Il en constitue le moteur.

 

«C’est la découverte de l’horizon qui a permis à l’hominidé de prévoir et d’anticiper, de saisir l’étendue du monde qui s’offrait à lui, de repérer une nouvelle forêt…» (p.26)

 

Et Bélisle d’ajouter : «Oui, c’est l’espoir qui a fait marcher l’humanité, qui l’a fait passer du confort du monde connu à l’inconfort du monde inconnu.» Et nous voilà chevauchant les siècles et les civilisations avec cette question qui traîne au fond d’une jarre qui a pris de l’âge, que l’on secoue et qui fait jongler les intellectuels jusqu’à l’arrivée de Jésus, qui va transformer notre rapport au réel et créer des turbulences.

 

«En imaginant une fin du monde en forme d’apothéose, où le Royaume des cieux triompherait enfin, où il n’y aurait plus ni homme ni femme, ni Juif ni Grec, ni maître ni esclave, un monde où le Christ reviendrait sur terre pour y régner éternellement, dans la gloire et la paix, le christianisme ne se contente pas de faire sortir l’espoir de la jarre où Pandore l’avait tenu caché; il en fait la condition même de l’aventure humaine.» (p.49)

 

Alors que faire de la réalité, de cette vie terrestre quand un monde meilleur et un futur de paix et d’amour vous attend au-delà de la mort. Faut-il disparaître pour ressusciter et connaître la vie éternelle, celle où nous avons dompté toutes les malédictions qui se sont échappées de la fameuse cruche et que nous pourrons enfermer dans un nuage numérique?

 

«Si le christianisme est une religion révolutionnaire, c’est dans cette simple idée : ce qui a eu lieu ne suffit plus pour comprendre le monde dans lequel nous vivons; c’est l’avenir qui confère un sens au présent, c’est même l’avenir qui accomplit le passé et lui donne sa valeur. Adam ne se comprend pas sans David, ni David sans Jésus, qui est leur héritier, à la fois le premier homme et le dernier.» (p.50)

 

Plusieurs ont cru qu’il fallait créer le chaos, tout raser pour plonger le plus rapidement possible dans cette nouvelle vie, dans un passé magnifié qui s’impose dans un avenir parfait. Comment ne pas penser à Donald Trump, qui ne fait que provoquer le chaos pour rétablir un passé qui ne peut plus être? Les États-Unis, selon lui, ne seront grands qu’en retournant dans le passé et en détruisant tout ce qui a causé nos maux et nos dérives.

 

«Dans la modernité, ce n’est plus la nature qui dicte son rythme, mais les actionnaires, qui exigent un rendement toujours plus élevé, une disponibilité de tous les instants. La vieille humanité, forgée par la lenteur des siècles anciens, est vouée à disparaître. Un monde nouveau réclame une humanité nouvelle, libérée de ses failles et tournée vers l’avenir, quelque chose comme un Homo mobilis, individu infiniment mobile, sans famille, ni attaches, dont l’esprit peut être reprogrammé à volonté, comme on met à jour un logiciel.» (p.123) 


RÉFLEXION


Un essai fascinant qui nous fait traverser différentes étapes de la course de l’humanité avec ses réflexions, ses certitudes, ses pas de côté, ses obsessions et ses folies souvent destructrices. Tout le parcours de l’humain qui ne cesse de s’enfermer dans des scénarios étranges qui provoquent les pires catastrophes. 

Mathieu Bélisle ne répondra jamais à la question de sa fille, même en lisant et en écrivant pendant des années pour en arriver à la conclusion qu’il n’en sait trop rien. Cette question engendre des affirmations qu’il faut toujours reprendre et modifier avec les époques et les évolutions de la pensée. C’est l’une des caractéristiques de l’humain que de chercher des vérités qui demeurent aussi mouvantes et changeantes que les formes de vie sur la planète qu’il habite. 

C’est bon de le rappeler dans une ère qui fait défiler des «prophètes» qui prétendent tout savoir et qui n’hésitent pas à proclamer des dogmes dans les médias. Nous sommes dans un temps de faux mages, de fabulateurs et de manipulateurs qui s’arrogent le pouvoir pour nous plonger dans le chaos. Il faut toujours se dire qu’il n’y a pas de vérité immuable. La seule certitude que l’on peut répéter est celle de ne pas savoir. 

Cette «brève histoire de l’espoir» est une réflexion précieuse, fascinante, qui nous permet de garder l’espoir sur le réchaud et peut-être de mieux comprendre notre présent, tout en imaginant l’avenir avec circonspection. Et je ne sais pas après cette lecture si je me situe du côté des optimistes ou des pessimistes. À voir aller l’humain, il faut faire preuve de prudence. Si le passé est garant de l’avenir, il y a de quoi être sombre et inquiet.

 

BÉLISLE MATHIEU : «Une brève histoire de l’espoir». Lux Éditeur, Montréal, 2025, 184 pages, 24,95 $

 https://luxediteur.com/catalogue/une-breve-histoire-de-lespoir/

jeudi 13 novembre 2025

COMMENT DÉCRIRE CE QU’EST LA RÉALITÉ

QUEL DÉBUT DE ROMAN singulier que celui de Martha Baillie! Dans «Seule la peur est bleue», tout tourne autour du décès de sa mère, qui touchait presque ses cent ans. L’auteure s’attarde à la longue agonie de celle-ci, aux derniers moments et surtout aux préparatifs pour faire un masque funéraire, une cérémonie qui n’existe plus. Un usage qui vient des Égyptiens et qui est devenu populaire à partir du XVe siècle en Europe. Le masque funéraire était censé accompagner le mort vers une autre vie et fixer l’âme errante. Il permettait ainsi la renaissance du disparu dans un monde bien différent de celui qu’il quittait. En Europe, cette tradition servait surtout à garder un souvenir du défunt. Est-ce une illustration du travail de l’écrivaine qui tente de reproduire exactement, avec ses mots, le parcours de sa mère et de sa sœur qui a eu une existence chaotique (elle souffrait de schizophrénie et peut-être aussi d’une forme d’autisme), jusqu’à ce qu’elle mette fin à ses jours? Il fallait l’exorcisme de l’écriture pour s’ajuster à son passé et s’installer dans le présent sans se sentir coupable ou encore étouffé par les regrets.

 

L’enfance de Martha Baillie a été marquée par les agissements de sa sœur Christina, qui a pour ainsi dire dirigé la famille par son comportement, ses sautes d’humeur, ses ruptures et ses demandes d’aide sans cesse renouvelées. Elle voulait son autonomie sans jamais pouvoir régler ses grands et petits problèmes. 

Martha, après le décès de sa mère, tente de comprendre sa relation avec cette sœur énigmatique, ses affirmations, ses décisions impulsives, sa réclusion en s’adonnant à son art dans des œuvres étranges et fascinantes qui ont fini par encombrer la maison et tout son environnement. Une originale qui, après avoir vécu une aventure amoureuse platonique à Victoria, en Colombie-Britannique, est revenue s’installer à Toronto, sa ville d’enfance. 

Elle ne supportait pas la présence des autres, même si elle avait recours à sa sœur et sa mère pour régler tous les petits problèmes de son quotidien. Un fardeau pour Martha, qui doit accourir au moindre appel de sa sœur. D’autant plus que Christina était imprévisible et susceptible. Leurs rencontres se terminaient souvent mal et par des ruptures. Un mot interprété de travers suffisait pour que le drame éclate. Une originale pour ne pas dire autre chose qui écrivait sur les murs de la maison familiale créait des œuvres avec des matériaux trouvés un peu partout dans la ville. Elle vivait dans un capharnaüm et après plusieurs tentatives de suicide, elle a réussi à en finir après avoir rédigé un court texte, une énigme ou une charade qui explique tout et rien. Une femme imprévisible et fascinante qui se servait des autres, comme les rebuts qu’elle récoltait pour ses sculptures.

 

«Dans sa chambre, en paroles sur le mur, et dans la cuisine, en peinture sur les toiles, c’était à elle-même qu’elle parlait, à ses multiples identités d’âges et de genres différents, tu peux dire adieu : c’est ainsi qu’une ou plusieurs d’entre elles rassuraient les autres. Tu as le droit de t’en aller. Elle s’adressait peut-être aussi à moi, sa sœur qui trouverait sûrement son corps. À part elle, j’étais la seule à posséder une clé de la maison. Quand je me suis convaincue que ces trois lignes me visaient, j’ai senti remuer la lame de sa colère. Me visant, tu peux dire adieu : devenait un ordre.» (p.56)

 

Martha ne sait jamais comment interpréter les messages de Christina, ses écrits et ses réflexions. C’est l’histoire de sa vie et de sa mère qui a protégé sa fille en la devinant instable émotionnellement et terriblement vulnérable. 

 

UN ART

 

Christina avait l’art de semer le doute chez les autres, vivant dans une dimension où un rien devenait une tragédie avec cris et déchirements. C’était un fardeau pour sa mère et sa sœur, une responsabilité aussi parce qu’il y avait toujours la menace d’un suicide et la culpabilité de ne pas en faire assez pour elle. 

Martha tente de comprendre le mal qui hantait sa sœur et qui a bouleversé les jours de sa famille. Elle avait l’art de blesser, d’égratigner l’âme et de déstabiliser. Christina jurait que son père l’avait agressée sexuellement, bien que cela fut peu probable. Elle avait surtout un don pour semer le doute chez ses proches. L’incertitude était la pire conséquence de ses divagations. Elle naviguait entre la fabulation et la réalité. 

 

«Non seulement ma sœur avait soif de logique et de cohérence en toute chose, y compris les êtres humains, mais elle considérait que ma mère lui avait fait des promesses qu’elle n’avait pu tenir au fil du temps : d’exclusivité, de complicité sans failles, d’un lien privilégié entre elles deux.» (p.98)

 

Un quotidien où le délire et le réel se confondent. Tout tournait autour de Christina, qui était d’une intransigeance terrible envers tous, ne tolérant pas un mot et un geste qui pouvaient lui déplaire. La tornade n’était jamais loin avec de grandes tirades existentielles.

 

AVENTURE

 

Martha a dû faire abstraction de sa personnalité, de ses idées et de ses propres besoins pour satisfaire les moindres caprices de sa sœur tout en marchant sur des œufs pour ne pas provoquer sa colère. L’écrivaine ne savait jamais à quoi s’attendre. Christina se permettait de couper tous les ponts et de ne voir personne pendant un temps. C’était ce qu’il y avait de plus difficile avec elle : l’incertitude et la peur de soulever son courroux.

 

«Notre désaccord à propos de la maison — son désir de se l’arroger, ma résistance à cette appropriation — se résume en partie à une lutte pour savoir lequel de nos deux récits l’emporteraient. Laquelle de nos deux versions du passé dominerait l’avenir. Chaque demeure contient des souvenirs, une histoire. En nous querellant à son sujet, nous cherchions à déterminer si le Conte du genévrier dépeignait avec justesse ou fausseté nos enfances inextricables.» (p.122)

 

Parce qu’il y a ces assertions de Christina où elle affirme avoir été agressée par son père, un fasciste selon elle. Bien plus, elle répétera que ses parents faisaient partie d’un réseau de pédophiles et que sa mère la torturait. Tout cela dans la tête d’une femme qui entretenait une fixation pour la langue et qui entendait des voix. Pour tout dire, elle discutait avec elle-même tout le temps. 

Un récit extrêmement troublant où l’on ne sait jamais sur quel pied danser. C’est le drame de Martha qui a toujours été déstabilisée par cette sœur qui la fascinait autant par ses sculptures que ses écrits énigmatiques. 

 

«Elle avait une expérience quantique de notre univers humain, composé de mots, et trouvait une certaine détente dans Finnegans Wake de James Joyce, où elle se sentait délivrée de la fausse rigidité qu’imposait au langage la majeure partie de son espèce.» (p.138)

 

Martha Baillie parvient à nous faire douter de tout. Il y a toujours plusieurs facettes dans le vécu d’une famille, des mots et des images qui ont des sens différents selon les jours et les circonstances. La vie est mouvante, changeante, prend toutes les teintes du regard et des heures. 

Un récit fascinant, plein d’avancées et de reculs, d’affirmations qui deviennent des flottements. Une relation entre deux sœurs qui s’aiment, mais ne peuvent se rejoindre parce qu’elles n’utilisent jamais les mêmes mots pour dire leur réalité. Un roman lesté de questions et surtout une réflexion de ce que peut être l’existence, l’œuvre d’art, les mots et les idées qui ne sont jamais immuables. La vie est un mouvement perpétuel, un flottement, une chose et son contraire. 

La traduction de Sophie Voillot de «Seule la peur est bleue» de l’écrivaine d’origine torontoise est formidable. Elle a su épouser les circonvolutions du témoignage de Martha, qui se débat dans un tricot terrible où le moindre fil qu’elle tire peut tout défaire autour d’elle.

 

BAILLIE MARTHA : «Seule la peur est bleue», Éditions Alto, Québec, 2025, 216 pages, 26,95 $.

https://editionsalto.com/collaborateur/martha-baillie/

jeudi 6 novembre 2025

SYLVAIN GAUDREAULT DESSINE L’AVENIR

LA PLANÈTE va plutôt mal. Multiplication des catastrophes comme le dernier ouragan Mélissa qui a ravagé la Jamaïque et les pays voisins. Feux de forêt impossible à contrôler, pluies diluviennes et épidémies d’insectes avec de terribles sécheresses. Que dire des canicules qui rendent les villes étouffantes? Tout le monde le vit, mais qui est prêt à changer ses habitudes? Nous savons ce qu’il faut faire pourtant. Comment expliquer alors qu’à peu près tous les élus abordent le sujet du bout des lèvres et répètent les mêmes rengaines à propos de la richesse et de l’économie, c’est-à-dire de continuer à polluer et à accélérer le réchauffement de la planète? Sylvain Gaudreault, ex-politicien et député de Jonquière, ministre dans le gouvernement Marois et chef du Parti québécois par intérim, directeur général du Cégep de Jonquière maintenant, mène une croisade depuis quelques années. Il publiait «Pragmatique» en 2021 et il récidive avec «Ruptures et révolution», un essai où il propose de renouveler nos façons de faire et de voir. Un changement de cap pour faire face aux bouleversements climatiques, ramener les pendules à l’heure en tenant compte de certains événements qui ont secoué le monde, soit l’épidémie de COVID-19 et les conflits armés. De véritables sonnettes d’alarme.

 

Sylvain Gaudreault, dans cet essai simple, clair et accessible, aborde les grands défis que représentent les changements climatiques. Impossible de fermer les yeux et de le nier : les catastrophes ne cessent de se multiplier et de détruire des villes et des pays entiers. Tout politicien conscient et responsable ne peut rester indifférent devant ces cataclysmes planétaires. Parce que, après tout, tout homme ou femme qui sont élus lors de scrutins libres a le devoir d’assurer la sécurité sur son territoire et l’avenir des jeunes générations. Alors, comment contrer la montée des intégrismes, la dévastation orchestrée de Gaza, la guerre en Ukraine et la croisade des dirigeants des États-Unis pour faire régresser l’humanité?

Sylvain Gaudreault met cartes sur table rapidement et nous indique sur quoi il va insister.

 

«J’ai retenu trois événements qui nous font réaliser que cette idée de liberté et d’insouciance, que cette ère des utopies, était bien superficielle :

    1. La crise climatique;

    2. La pandémie de COVID-19;

    3. Le retour des guerres en Ukraine et au Proche-Orient.

Nous pourrions en ajouter plusieurs autres. Je pense notamment aux attentats terroristes du 11 septembre 2001, à l’invasion des réseaux sociaux dans nos vies, à la révolution de l’intelligence artificielle, à la réélection de Donald Trump, à la fin de la domination occidentale sur les affaires du monde et à l’émergence de la Chine comme acteur de premier plan en ce domaine, etc.» (p.20)

 

«Rupture et révolution» propose une action qui se déploie sur trois grands axes : climat, pandémie qui a paralysé la planète pendant des mois et ces guerres de plus en plus violentes qui rendent la situation mondiale inquiétante. Personne ne peut demeurer indifférent devant ces conflits où des femmes, des enfants et des gens âgés crèvent sous les bombes ou encore n’arrivent plus à se nourrir. Des décisions difficiles et exigeantes s’imposent pour faire face aux dégâts de l’économie de marché et aux manœuvres des multinationales qui échappent à toutes les lois et qui accumulent des profits sans jamais payer leur juste part aux sociétés.

 

«Je crois que la période actuelle s’apparente à une crise dans laquelle le vieux monde se meurt et le nouveau qui le remplacera tarde à apparaître. Nous sommes dans la période transitoire, comme entre deux chaises, laissant place à l’incertitude et à la montée des leaders négatifs qui occupent le vide avant la prochaine période stable.» (p.24)

 

Autrement dit, faire en sorte de domestiquer l’économie pour qu’elle profite aux populations et non pas à quelques privilégiés, protéger l’environnement, remettre le «nous» à l’avant-scène et calmer la frénésie du «je» qui se livre au saccage et trouve, dans les médias sociaux, un canal parfait pour répandre la haine et la zizanie. Agir afin de ralentir le réchauffement de la planète et d’amoindrir les phénomènes climatiques et les catastrophes qui obligent des peuples à migrer dans des pays d’accueil qui deviennent de plus en plus hermétiques. Un travail titanesque, Sylvain Gaudreault en convient. 

 

TRANSITION

 

Les élus doivent planifier la transition entre une logistique de gaspillage et de consommation boulimique vers une économie responsable qui ne largue personne en chemin. Comment revoir l’exploitation des ressources naturelles, régénérer des régions dévastées, oublier les énergies fossiles pour des énergies propres, repenser l’agriculture industrielle qui tue les sols, la forêt surexploitée et ravagée par des feux incontrôlables, l’eau potable de plus en plus rare et réduire une pollution galopante? Autrement dit, il faut entreprendre une «vraie révolution», muter dans nos têtes et dans nos habitudes. 

Pour y arriver, Sylvain Gaudreault propose de reformater l’État-nation. C’est le seul organisme ou gouvernement qui peut répondre rapidement aux besoins d’une population sur un territoire précis. L’État-nation peut parvenir à éliminer la pauvreté et l’indigence, mieux redistribuer les richesses entre tous et rendre les services aux gens efficaces. Pour cela, il faut mettre un frein au capitalisme sauvage et domestiquer les multinationales qui pillent les ressources naturelles. Surtout ces prédateurs du numérique qui échappent à toutes les lois et toutes les obligations.

 

«L’administration publique québécoise n’est pas adaptée à l’urgence climatique. Les mesures gouvernementales sont encore très fragmentées, alors que l’action climatique commande des politiques transversales. Les ministères et les organismes publics sont comme les tuyaux d’un grand orgue : ils sont séparés l’un de l’autre et ne communiquent pas entre eux. Le climat, en revanche, a un impact sur l’environnement, bien sûr, mais aussi sur la santé, l’énergie, les transports, les ressources naturelles, les affaires municipales, les finances, l’économie, l’agriculture… L’action climatique exige de briser les tuyaux du grand orgue.» (p.53)

 

C’est un vaste programme qui nécessite une véritable mutation de nos façons de faire, de penser et d’agir. Un défi terrible! Quoi de plus emballant pourtant que de travailler à sauver notre planète et à assurer l’avenir de tous?

 

DEVOIR


Ce projet de Sylvain Gaudreault est devenu nécessaire avec les avertissements que la Terre nous sert depuis des décennies. Des mesures urgentes doivent être prises parce que les spécialistes le répètent : les humains jouent avec le feu depuis trop longtemps. Même qu’un environnementaliste comme David Suzuki croit qu’il est trop tard et que nous avons franchi la ligne du non-retour. 

Sylvain Gaudreault ne se tourne pas vers le passé. Il se concentre sur le présent pour atténuer les bouleversements à venir et assurer un meilleur partage des ressources.

La prudence et une pensée politique responsable, une vision globale qui repose sur les États-nations qui peuvent modifier le cours des événements? Et, faut-il le répéter, nous avons une seule planète où vivre et nous n’en trouverons pas d’autres où migrer. Le bon sens veut que nous fassions tout pour protéger notre demeure. 

 

TRAVAUX

 

De grands chantiers se dessinent dans l’esprit de Sylvain Gaudreault. Des questions doivent nous hanter. Comment accueillir les réfugiés climatiques de plus en plus nombreux au cours des années à venir; comment mettre fin aux guerres et aux génocides, aux folies meurtrières des fanatiques religieux et à la course aux armements? Étrange d’investir dans les bombes quand des populations entières ne mangent pas à leur faim. 

Tous, collectivement, nous avons ce devoir et cette obligation de réagir afin que l’avenir soit possible pour tous. Le temps de l’insouciance et de la consommation effrénée est terminé. Le temps de la responsabilité vient de sonner.

 

«L’être humain a une grande capacité d’adaptation. L’histoire universelle l’a démontré. La question réside davantage dans notre capacité à sortir de notre paradigme confortable pour saisir le contexte actuel — qui n’est pas que conjoncturel mais bien structurel — afin de changer notre mode de vie. Cela est tout un chantier, j’en conviens!» (p.115)

 

Voilà un manifeste que le Parti québécois devrait faire sien pour proposer un vrai projet de pays qui se tourne vers l’avenir et qui peut être un chef de file qui œuvre à rendre la planète plus habitable et juste pour tous. 

Un essai important, lucide, qui devrait nous faire réfléchir, surtout les leaders politiques qui se contentent trop souvent de ressasser des formules creuses ou de semer le chaos comme on le voit chez nos voisins du Sud. 

Après avoir rêvé les grands échanges internationaux, nous devons revenir au plus proche, à des territoires naturels où les populations se sentent responsables et concernées. C’est pourquoi l’indépendance du Québec trouve sa place dans les questionnements de Sylvain Gaudreault. Des états forts pour changer son espace et par ricochet le monde.

Un manifeste nécessaire, un programme politique ambitieux, une voix qu’il faut écouter dans la cacophonie médiatique où tous critiquent sans jamais fournir de solutions. Sylvain Gaudreault propose une révolution pour assurer l’avenir et certainement permettre la survie des humains. Si la planète peut continuer sans nous, les humains ne le peuvent pas. La Terre est notre seul lieu. 

 

SYLVAIN GAUDREAULT : «Rupture et révolution», Éditions Somme toute, Montréal, 2025, 136 pages, 19,95 $.

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