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vendredi 7 août 2020

L’ÉTÉ DES BELLES DÉCOUVERTES


ÉTÉ 1963, LAC WASWANIPI. Jean-Yves Soucy a dix-huit ans et déniche un emploi de garde-feu, au lac Waswanipi, à l’ouest de Chibougamau. Un camp au milieu des arbres, au bord de l’eau, un compagnon de travail peu volubile et renfrogné. Le même été, j’étais au nord du lac à Jim, au Lac-Saint-Jean, assistant d’un commis dans un chantier forestier de la famille Murdock. Ce dernier me voyait comme un ennemi qui cherchait à prendre sa place. Soucy aura le temps pendant ces semaines d’apprivoiser les Cris, la vie dans les bois et quelques rudiments de la langue de William Saganash. Jean-Yves Soucy nous raconte cet été enchanté dans Waswanipi, un récit de jeunesse que j’ai lu avec bonheur encore une fois.

Un inédit de Jean-Yves Soucy est toujours un cadeau. Parce que j’ai suivi cet écrivain depuis Un dieu chasseur paru en 1976. Je l’ai tout de suite considéré comme un ami qui connaissait un territoire tellement proche du mien. Nous étions happés par la forêt alors que nous faisions le dur apprentissage de devenir homme et d’explorer le monde et ses dépendances. Véritable révélation que de lire un tel auteur. Peut-être aussi qu’il était un peu un modèle même si j’avais publié un recueil de poésie et un roman en 1976. Les Chevaliers de la nuit m’avait encore une fois subjugué dans les années 80.

Lors de la parution d’Un dieu chasseur, j’amorçais ma vie de journaliste, tentais de mettre un point final à un manuscrit rédigé pendant les cours de phonétique et de grammaire à l’Université de Montréal. Inutile de préciser que ces leçons ne m’intéressaient guère. Je devais publier Le violoneux en 1979 au Cercle du livre de France. Je l’ai déjà écrit, ce roman aurait remporté un prix dans la catégorie du livre le plus laid imprimé au Québec.

Le hasard faisant bien les choses, deux ans plus tard, en 1965, je me retrouvais comme travailleur forestier tout près du lac Waswanipi que Soucy décrit si bien dans son récit. À quelques kilomètres d’un village cri, d’hommes et de femmes que nous apercevions de temps en temps sans pour autant avoir des contacts avec eux. J’ai raconté certaines scènes dans La mort d’Alexandre qui viennent directement de cette expérience. Des agressions, du racisme à l’état pur, de la barbarie à peine imaginable. Tout ça deviendrait quelques moments importants de ma troisième publication, le roman du père comme disait Victor-Lévy Beaulieu. 

 

DÉCOUVERTE

 

Jean-Yves Soucy fraternise rapidement avec ses guides, des Cris. Ils auront des semaines pour s’apprivoiser et sillonner le territoire environnant.

 

Je sens qu’une connivence vient de s’établir entre nous et, comme notre «boss» a la même habitude matinale, William me demandera souvent «Tanta ochimaow ?» (Où est le chef?) afin que je réponde par l’expression que m’a enseignée Tommy. Cinquante ans plus tard, je retrouve ces mots griffonnés dans mon carnet aux pages jaunies et froissées. (p.23)

 

Tommy ne parle que le cri et William Saganash se débrouille bien en anglais. Les deux feront découvrir la forêt, les lacs et les cours d’eau au jeune garde-feu, les habitudes des animaux. Les guides s’entendent rapidement avec ce garçon qui ne demande qu’à se laisser surprendre, qu’à s’abandonner au plaisir de la pêche et au canotage sur les rivières. Et se familiariser surtout avec les déplacements de ces nomades qui agissaient en fonction des saisons. C’était un paradis pour l’étudiant qui avait déjà la conviction de devenir écrivain. Il prend conscience d’une façon d’être qui le fascinera toute sa vie. Il y développe aussi sa passion pour la pêche qu’il raconte magnifiquement dans Les pieds dans la mousse de caribou, la tête dans le cosmos paru en 2018. 

Je passais l’été dans la forêt à la même époque, un milieu qui m’était familier depuis l’enfance. Mes compagnons de travail me regardaient étrangement quand ils apprenaient que j’avais publié deux livres. Ils n’arrivaient pas à comprendre pourquoi je partageais cette vie rude et exigeante avec eux. 

Tous, nous agissions en prédateurs redoutables cependant. C’était la mode des coupes à blanc et j’ai du mal à avouer maintenant que j’ai contribué à raser de magnifiques pinières pour en faire des déserts. 

 

CURIOSITÉ

 

Jean-Yves Soucy est rapidement fasciné par la vie de ces chasseurs qui devinent la moindre présence quand lui semble aveugle et sourd lors de ses premières grandes sorties.

 

Aucune construction en vue, on pourrait se croire au commencement du monde, quand l’homme n’était qu’un animal parmi les animaux, soumis comme eux aux caprices de la nature, n’ayant pas encore la prétention d’être maître de tout, de posséder la terre. D’ailleurs, quand je demande à William à qui appartient ce lac et la forêt autour, il fronce les épais sourcils au-dessus de ses paupières plissées puis rigole. — C’est une question de Blanc, ça! La terre est à personne, c’est nous qui lui appartenons. On mange ce qu’elle nous donne, jusqu’au jour où c’est qui nous mange. (p.41)

 

Il se familiarise avec les ours, se grise de l’air des montagnes et le formidable silence des épinettes et des cyprès. Il peut y assouvir son goût pour la solitude, s’abandonner dans de longues promenades en canot, explorer les rivières poissonneuses. Il aime surtout lancer sa ligne dans un rapide, capturer les plus grosses prises qui vont peut-être faire sourire la belle fille qui travaille comme missionnaire au dispensaire situé un peu en retrait du village. Bien sûr, il apprend les rudiments de la langue crie, se familiarise avec la vie de ses amis de la forêt.

 

RÉALITÉ

 

Le futur écrivain découvre un regard sur le monde, une philosophie qui le fascine. Ce sera sa plus belle récompense ce savoir qui le suivra toute sa vie. Il aime discuter avec ces gens simples et sympathiques qui lui ouvrent l’esprit et lui permettent de connaître la différence et le respect.

D’autant plus qu’il peut poser toutes les questions à William qui ne se moque jamais de sa curiosité insatiable. Un homme sage qui ne cache pas son inquiétude devant l’avenir des siens. Il devine que le nomadisme ne pourra plus être la même avec les mutations qui bousculent tout autour d’eux. Son mode d’existence est menacé par une certaine sédentarisation et la vie de ses enfants est transformée. Tout change, tout est sur le point de basculer. Déjà que les jeunes disparaissent pendant des mois pour faire des études et qu’ils deviennent quasi des étrangers quand ils reviennent en touristes pour l’été.


Il n’y a plus assez d’espace, plus assez de bêtes pour vivre de la forêt comme avant. Et puis le prix des fourrures baisse constamment, ce n’est plus rentable de trapper. La situation empire, le monde des Blancs s’étend de plus en plus et gruge celui des Amérindiens. Finalement, l’école est peut-être un mal nécessaire. Il faut connaître le monde des Blancs, acquérir ce qu’ils savent pour pouvoir leur tenir tête, savoir comment négocier avec eux. Pas essayer de devenir des Blancs, mais apprendre une nouvelle façon de vivre comme Cris. (p.70)

 

Jean-Yves Soucy se laisse emporter par le bonheur des jours, les humeurs de l’été, les petits événements qui font réagir les Cris. Cette existence attire le jeune homme qui songe à s’abandonner à la forêt boréale au lieu de retourner au collège, de passer tout un hiver avec ces chasseurs pour découvrir leur territoire. Une vie qui lui conviendrait parfaitement et il en a fallu de peu pour qu’il «s’ensauvage» comme on disait à une certaine époque. C’était encore possible dans les années qui amorcent la Révolution tranquille. 

 

Les adieux sont brefs mais touchants, chacun d’entre nous a le sentiment que nous ne nous reverrons jamais plus. Moush sur les genoux, le cœur oppressé, je regarde le village s’éloigner sous l’aile du Cessna; autour du lac, des rivages que nous avons explorés. Puis la forêt reprend ses droits. J’ai refusé de plonger dans l’inconnu, mais la route devant moi n’est pas tracée d’avance, le hasard est maître, l’improviste règne. (p.86)

 

Un récit captivant que Jean-Yves Soucy n’a pas eu le temps de terminer. Les jours qu’il buvait à grande tasse ont fait en sorte de le priver du bonheur des mots et de son art unique de raconter ces moments de grâce en pleine nature. Un texte important qui nous fait découvrir les origines de l’homme formidable qu’a été cet écrivain. 

J’ai lu ce court récit en retenant mon souffle, comme quand, enfants, nous organisions des concours pour savoir qui pouvait demeurer le plus longtemps possible sous l’eau sans venir respirer à la surface. J’ai pu imaginer ce qu’aurait pu être ce texte si le romancier avait eu la chance de mener son travail à terme. Un pur bonheur, une immersion dans une vie qui n’est plus, une époque qui a disparu. Un clin d’œil aussi à ces Saganash qui deviendront si importants pour les Cris et qui bouleverseront les liens des Québécois avec cette communauté autochtone. William était le père de Roméo Saganash, une figure politique fort connue. 

Waswanipi est un vrai cadeau d’été qui se savoure lentement et qu’il faut parcourir en oubliant le temps, comme si on faisait une promenade dans la forêt et que plus rien ne comptait. J’ai lu ce récit trop rapidement la première fois. C’est pourquoi j’ai tout repris en flânant sur les phrases de Soucy, me laissant charmer par certaines anecdotes et des moments de réflexion. Et quand je fermais les yeux, je le jure, j’entendais Jean-Yves Soucy me parler tout bas, me pointer un ours du doigt dans les jeunes épinettes ou le meilleur endroit où jeter ma ligne dans le plus beau matin du monde.  

 

SOUCY JEAN-YVES, Waswanipi, Éditions du BORÉAL 120 pages, 18,95 $.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/waswanipi-2739.html

PEUT-ON ÉCHAPPER À SON PASSÉ

MATTIA SCARPULLA NOUS offre encore une fois un roman captivant. Errance nous pousse dans l’univers des migrants, comme c’était le cas de Préparation au combat paru en 2019. On retrouvait dans cette publication des jeunes d’origine italienne qui arrivaient mal à oublier leur pays. Repliés sur eux à Québec, ils basculaient dans les pires excès, retournaient en Italie pour quelques-uns et d’autres s’accrochaient à une nouvelle vie. Ici, Stefano a fui l’Italie pour échapper à la police. Il erre en Europe pendant un certain temps avant de s’installer en France, en Bretagne. L’ancien révolutionnaire vit avec Sophie (une femme qui tente d’oublier sa famille de mafioso) et sa petite fille Élisa. Tout va bien jusqu’à ce qu’il perde son emploi. 

Stefano doit trouver un nouveau travail même s’il est d’un âge où les portes se referment plus souvent qu’elles ne s’ouvrent. Il entreprend une formation en gestion, redevient étudiant dans une ville étrangère, apprivoise sa solitude, côtoie des stagiaires, s’égare peu à peu dans une autre existence. Tout dérape lentement et le passé qu’il pensait avoir jugulé avec sa vie bien rangée le submerge. Parce que Stefano affronte des fantômes. Cette période d’instabilité le fait basculer dans les moments troubles de sa jeunesse où il faisait partie de brigades, dans les années 70, qui voulaient transformer la société par l’action directe.

Peu à peu, il perd contact avec la réalité dans ces cours qu’il a du mal à comprendre malgré l’aide de ses confrères. Le passé le happe. 

On ne s’arrache pas à son histoire comme on change de chemise, Mattia Scarpulla nous le prouve encore une fois. Son roman mélange l’imaginaire, le fantasme et la folie dans un récit qui m’a souvent heurté. J’ai hésité à suivre cet homme qui se débat avec des camarades qui reviennent le hanter, une amoureuse qui permet de plonger dans les errances du personnage. 

 

LUTTE

 

Stefano s’était intégré à un groupe d’extrême gauche qui voulait changer la société, particulièrement l’Italie et l’Allemagne. Militant, entraîné dans des histoires où l’amour et la terreur se mélangent, il doit fuir l’Italie pour échapper aux forces de l’ordre et plonge dans la clandestinité.

 

L’État italien n’a cherché aucun dialogue avec ces groupes, même s’ils représentaient une partie de la population, même au début de leurs mouvements, quand les actions étaient des déclarations violentes d’opposition, mais sans meurtres. L’État italien a intensifié sa répression sociale, créé la division spéciale de la Digos, organisé des interventions de la police pendant les manifestations. Il n’a jamais favorisé les réductions de peine ni la réintégration sociale pour les terroristes des mouvements de gauche, et il a conçu le terrorisme noir. (p.108)

 

Les dirigeants italiens travaillaient main dans la main avec la mafia. Tous ceux qui tenaient les guides du gouvernement étaient corrompus et personne n’entendait lâcher le pouvoir même si le pays était au bord du gouffre. Est-ce différent maintenant, on peut se poser la question. Les jeunes, les intellectuels, les syndiqués devaient faire profil bas pour ne pas être inquiétés. Certains prônaient la violence pour mettre les élus et les patrons au pied du mur, étaient prêts à aller jusqu’au meurtre. Stefano dans les réseaux européens, s’accroche à Rebecca, une femme décidée à tout pour déstabiliser les régimes politiques, multipliant les attentats et le sabotage.

 

Je ne réussis pas à parler avec les autres hommes, à me comporter comme un chef révolutionnaire. Erica si. Erica porte une culture humaniste et post-colonialiste, sait être directive, veut diriger et, surtout, nous l’écoutons, nous la croyons et nous la suivons. Erica a une fois pour toutes chassé Sam de notre communauté. Moi, j’exécute les actions dans les supermarchés avec les femmes. (p.126)

 

Voilà la partie la plus intéressante de ce récit qui fait vivre le quotidien de ces militants d’extrême gauche. Ces garçons et ces filles cherchaient à régénérer une société marquée au corps et à l’esprit, changer les rapports entre les hommes et les femmes, s’attaquer aux jeux de pouvoir qui s’imposent toujours. 

Le réel et l’imaginaire se confondent et on ne sait plus trop si Stefano fantasme ou s’il va jusqu’au meurtre. Peut-être qu’il l’a fait, le lecteur ne pourra jamais en être convaincu. Tout se mélange et nous entraîne dans un tourbillon terrible.

 

Je suis l’homme de Rebecca, sa créature. Mon visage et ma vie ne comptent pas. Je suis un pion qui peut être écarté au premier changement d’humeur. C’est pour cette raison que personne ne parle jamais de notre mariage. Mon rôle se définit dans le sourire de Rebecca et dans le sperme qui lui permettra de concevoir un enfant. (p.162)

 

LIBERTÉ

 

Pas facile de changer le monde, d’inventer une nouvelle liberté par l’excès et la violence. D’autant plus que les régimes politiques entretenaient ces actions, provoquaient des attentats pour justifier 

l’intervention des forces policières et la répression. Les jeunes révolutionnaires étaient manipulés par le pouvoir. Tous, même s’ils luttaient au nom du peuple et des travailleurs, venaient des classes aisées, pouvaient se payer des existences confortables à Paris et à ne pas être inquiétés par la police avec leurs réseaux d’influences. Eux-mêmes étaient carencés malgré leur désir d’établir une vie plus juste, plus égalitaire, plus libre. Certains arrivistes s’inventaient des rôles et devenaient des figures de théâtre, prétendant avoir connu l’action révolutionnaire. Le personnage volontaire, contestataire avait un certain succès dans les salons parisiens et ailleurs.

 

Il a débarqué en France nourri d’une idéologie qui lui a permis d’obtenir le droit d’asile. Aujourd’hui, il enseigne au secondaire. Les intellectuels français le voient comme un symbole de la lutte armée italienne, martyr et victime du système, impliqué dans l’éducation de la classe ouvrière, et l’incitent à prendre sa revanche. Mais, Marco n’a jamais participé à tout ça. Et, situation absurde, il est désormais surveillé par la police antiterroriste. (p.176)

 

Une fois de plus, Scarpulla démontre qu’il est très difficile d’échapper à ses origines et à son milieu social. Le migrant, qu’il le veuille ou non, fait face à son passé et doit régler ce qui cloche avant de penser s’installer dans une nouvelle existence. On peut toujours faire semblant un certain temps, mais notre histoire finit par nous mettre la main au collet. On ne change pas de rôle dans la vraie vie comme au théâtre. Les personnages de Scarpulla sont marqués par un lourd héritage, secoués par des lubies, des obsessions qui font de leur quotidien un combat impitoyable. Tous sont liés à une famille qu’ils ne peuvent rejeter même en se permettant les plus terribles transgressions.

 

Sophie me raconte que son père est en prison. Que son frère aîné a commencé une guerre avec un autre clan de Marseille! Il veut la voir. Il a peur que ses ennemis s’en prennent à elle. Elle essaie de résister, de ne pas trop communiquer avec lui. Il veut aussi qu’elle revienne à Marseille, qu’elle se marie avec son meilleur ami. (p.181)

 

Mattia Scarpulla esquisse un monde troublant et hallucinatoire, un univers où toutes les dimensions de l’esprit se mélangent pour nous pousser dans une réalité autre.

Stefano ira en institution psychiatrique avant de migrer au Québec où il semble retrouver un

équilibre physique et mental. Sophie, sa compagne, devient obsédée par l’argent et le sexe. Sa fille Élisa tente de faire le lien entre ces deux électrons qui ne cessent de s’éloigner.

Une réflexion percutante dans une réalité qui bouscule nos repères, des sociétés de plus en plus ouvertes qui ont du mal à faire une place à tout le monde dans le respect et l’harmonie. L’écrivain jongle avec des questions existentielles, essaie de démêler le vrai du faux. Bien sûr, il n’a pas de réponses, mais au moins il cherche un autre regard. 

Ce roman m’a happé. J’en suis sorti à peu près indemne, comme Stefano qui s’apaise près du fleuve Saint-Laurent. Il peut rencontrer sa fille, connaître enfin une vie simple où le présent n’est plus une menace, où le passé n’est plus une hantise. Un texte dur, déstabilisant, qui m’a emporté et fasciné.

 

SCARPULLA MATTIA, Errance, ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 344 pages, 26,00 $.


http://www.apediteur.com/litterature/livre/errance

vendredi 24 juillet 2020

DERNIÈRE EXPÉDITION D’AUDUBON

LOUIS HAMELIN REVIENT au roman après une absence de quelques années, le temps de mener à terme un projet exigeant. Les crépuscules de la Yellowstone, un ouvrage de plus de 300 pages, pique la curiosité. La Yellowstone est un affluent du Missouri d’une longueur de 1085 kilomètres qui permet de se rendre aux Rocheuses, à la limite de l’Ouest américain. Hamelin nous fait entreprendre la dernière expédition de John James Audubon, le célèbre naturaliste, reconnu pour ses magnifiques dessins d’oiseaux. Son équipage remonte la rivière, explore un pays encore inconnu pour surprendre des animaux jamais recensés en Amérique et terminer un travail sur les quadrupèdes qu’il a amorcé depuis quelques années.

Nous sommes en 1843, Audubon a cinquante-huit ans. Il mourra en 1851. L’Ouest américain est à la veille de vivre un raz de marée. Les migrants vont découper le territoire et se livrer à l’agriculture, modifiant totalement l’environnement, éliminant à peu près toute la faune d’origine, repoussant les Autochtones sur les terres arides. Le bison qui occupait ces vastes plaines va disparaître après une guerre d’extermination. La bête mythique cédera sa place aux vaches et aux bœufs, aux clôtures et aux silos à grains. Auparavant, on a vidé les cours d’eau et les forêts, traqué jusqu’au dernier castor pour sa fourrure. Au moment où Audubon s’aventure dans ce territoire, les trappeurs s’amusent à abattre le bison et se livrent à de véritables massacres pour le plaisir de tuer. 
Louis Hamelin n’y va pas par quatre chemins. Tous les membres de l’expédition Audubon, des chasseurs et des coureurs de continent sont originaires du Québec, dont le fameux Étienne Provost. Ils vivent le fusil à la main, tirent sur tout ce qui bouge, juste pour la griserie de donner la mort. De terribles prédateurs insatiables. Il n’y a que les moustiques qui échappent à cette vendetta. Audubon lui-même, un fou de la gâchette, abat tout ce qu’il voit autour de lui.

Pour cette culture pionnière qui a conquis la vallée du Mississippi et s’apprête à déferler sur l’ouest du continent, le moindre gramme de chair comestible compte. Tout ce qui porte bec et plumes constitue une cible légitime. Les marchés regorgent de hérons, de grues, de merles d’Amérique vendu six cents et quart pièce. On y trouve aussi des pics, des hirondelles, et même des chapelets de parulines… Pièges, filets, rafales de grenaille : tous les coups sont permis et aucune espèce n’est encore visée par la moindre protection. (p.19)

Le naturaliste se livre à de véritables massacres jour après jour. C’est assez décevant pour un néophyte comme moi qui s’est souvent extasié devant les dessins magnifiques de son livre le plus connu, Les oiseaux d’Amérique. Ces planches font penser à des photos, comme si Audubon avait surpris ses sujets dans leurs activités quotidiennes. On sait maintenant qu’il fixait les oiseaux sur des cartons avec des épingles pour leur donner l’air vivant, tentant de reproduire les activités de ces bêtes dans leur quête de nourriture et leurs contacts avec leurs congénères. Quand on connaît la petite histoire de ces expéditions, nous avons un autre regard sur ces dessins d’une précision fabuleuse.

CHASSEUR

Le guide de cette expédition est le célèbre Étienne Provost, un coureur des bois né au Québec, à Chambly. Il a sillonné l’Ouest de long en large et semble avoir un sixième sens quand il chevauche sa mule et se perd dans la nature. 

Audubon avisa, plus loin, un gros bonhomme qui surveillait la manœuvre, et s’en approcha. L’homme était court sur pattes et rondouillard, sa panse rebondie le précédait, aussi massive que la bosse d’un bison. La peau de son visage avait la couleur de la brique et la consistance du vieux cuir, et il était coiffé d’un petit chapeau rond et mou rabattu sur les yeux. Une fois qu’ils ont dessoûlé, dit Audubon d’un air engageant, ces garçons deviennent presque décents, ma parole. D’un revers de main, le gros type releva le bord de son chapeau. C’est des bons travaillants, reconnut-il. Je suis John Audubon. Il lui tendit la main. Et vous devez être le fameux Étienne Provost, pas vrai? (p.48)

L’homme des grands espaces, des soûleries monumentales, ne déteste pas non plus s’approcher des jeunes Indiennes. Un individu qui semble inoffensif, mais possède un instinct de prédateur unique. Tous les trappeurs qui l’accompagnent sont sales, grossiers et boivent tout ce qu’ils peuvent trouver. De véritables obsédés. Le mythe des bons francophones qui se sont indianisés au contact de la nature en prend pour son rhume dans le roman d’Hamelin. 

HISTOIRE

L’auteur de Cowboy ne se contente pas de raconter le voyage d’Audubon de façon linéaire. L’écrivain entre en scène et part en expédition. Il se rend à Fort Union, le lieu de l’épiphanie de cette aventure où le naturaliste a fait la connaissance d’un couple fascinant. Le major Culbertson et son épouse Natawista, une Indienne d’une très grande beauté qui a troublé Audubon. Le responsable du poste, un militaire particulièrement doué pour la chasse, semblait plus à l’aise sur un cheval que sur ses deux pieds. 

À côté de Culbertson chevauchait sa compagne, Natawista Iksina, une fille de chef issue du peuple kainai (aussi appelé «Gens-du-Sang»), une des trois nations composant la Confédération des Pieds-Noirs. L’aspect du couple qu’ils formaient, leur élégance naturelle l’intelligence et l’énergie qu’ils dégageaient avaient d’emblée frappé Audubon. Le couple lui avait réservé un accueil chaleureux, avant d’entraîner son célèbre visiteur et ses amis à l’intérieur de l’enceinte fortifiée, puis dans la maison de la compagnie où un excellent porto leur avait été servi. (p.159)

Les pétrolières sont partout et pratiquent la fragmentation, saccagent la terre, l’air et l’eau. Le sol est éventré comme on le faisait naguère avec les carcasses de bison pour s’en nourrir ou pour prélever la peau. Mais cette fois, c’est la phase ultime, l’éviscération qui va laisser le territoire stérile, impropre à toute vie animale et humaine. Hamelin nous permet de vivre les derniers soubresauts de cet Ouest mythique qui a fait rêver des générations. L’avidité, l’argent, le profit immédiat portent un coup à la planète qui ne s’en remettra sans doute jamais. 

ÉCRIVAINS

Louis Hamelin, on le sait par ses chroniques dans le journal Le Devoir, est fasciné par les écrivains américains, particulièrement ceux de l’Ouest, ces hommes et ces femmes qui s’enfoncent dans la nature et vivent simplement. Je pense à Jim Harrison qui a choisi de s’installer en Arizona et Thomas McGuane qui lui a opté pour le Montana. Pas étonnant que Louis Hamelin dirige maintenant une nouvelle collection qui s’intitule L’œil américain chez Boréal où il présente des textes qui mettent en scène la vie sauvage. 
Lors de ce périple, il croise un auteur qui travaille comme guide de pêche, Carl Winkler. Il semble bien que le pays mythique de Jack Kerouac soit disparu et les folles randonnées se butent à des vallées qui puent l’essence et l’huile. 
Bien plus que l’aventure Audubon, Hamelin décrit des massacres, démontre la barbarie des conquérants qui cherchent à éliminer tout ce qui est vivant. Un regard lucide sur la race humaine, sa cupidité, sa rage, ses obsessions, ses folies et ses désirs de richesses. Même Audubon malgré son travail fantastique avait ce côté prédateur et pilleur. 
Un roman fascinant qui met en scène de véritables héros qui ont fait l’histoire et participé au saccage de l’Ouest américain. Une fiction terrible où Hamelin scande le nom des oiseaux qu’Audubon et ses compagnons abattent jour après jour. Une sorte de chant où ces espèces deviennent les témoins de ce qui a été et de ce qui n’est plus. Un leitmotiv, un cantique douloureux. Ça donne des frissons dans le dos tant de bêtise, de cupidité, d’aveuglement, de violence envers soi et la nature. Tout se terminera avec l’extraction de «ce pétrole sale» comme a dit François Legault. La dernière étape avant l’apocalypse qui va peut-être balayer l’être humain, le plus terrible des prédateurs à saccager la Terre.

HAMELIN LOUIS, Les crépuscules de la Yellowstone, Éditions du BORÉAL, 376 pages, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-crepuscules-yellowstone-2727.html

vendredi 17 juillet 2020

LE BLUES DE ROBERT JOHNSON

ROBERT JOHNSON EST une figure mythique pour les amateurs de blues et beaucoup de musiciens. Né dans le Mississippi, fils d’une travailleuse du coton, le métier des anciens esclaves, il est décédé à 27 ans, empoisonné par un mari jaloux. Il aura eu le temps d’enregistrer vingt-neuf chansons qui ont marqué son époque et sont devenues une référence. La légende veut qu’il ait vendu son âme au diable pour acquérir une dextérité hors du commun à la guitare, pouvant jouer ce que d’autres ne pouvaient que rêver. Il a entretenu cette légende avec Me And Devil Blues. Jonathan Gaudet, dans une fiction biographique bien étoffée, nous lance sur les traces de ce musicien décédé tragiquement en 1938. 

Je l’ai déjà écrit, je suis un amateur de blues. J’ai la compilation de Robert Johnson, ses vingt-neuf compositions, même des reprises de certains titres effectués lors des enregistrements de 1936 et 1937. Dans le coffret, quelques photos du jeune homme. L’une a permis d’illustrer la page couverture de La ballade de Robert Johnson de Jonathan Gaudet. Seule différence, le visage du musicien est masqué sur le livre par son chapeau. Complet soigné, chemise claire, petit mouchoir de poche, cravate bien sûr pour faire sérieux. Sur le disque, son regard est étrange. L’œil droit semble un peu dilaté par rapport à celui de gauche. Mais ce qui retient surtout mon attention, ce sont ses mains, les doigts fins et très longs sur le manche de la guitare. Comme les pinces d’un crabe, je dirais. Je comprends maintenant pourquoi il pouvait réaliser des accords et des enchaînements que peu de musiciens osaient se permettre. Ce qui explique aussi son style particulier. 

VOYAGE

Jonathan Gaudet, lui-même musicien, a dû recourir à la fiction pour nous plonger dans le monde de ce chanteur qui a influencé nombre de figures bien connues. On parle de Jimi Hendrix, Jimmy Page, Bob Dylan, Brian Jones, Keith Richards et même Éric Clapton. 
À l’époque de Robert Johnson, les bluesmen étaient de véritables nomades, allant de village en village, surtout dans le sud des États-Unis, animant toutes les fêtes. L’alcool y coulait à flots et les gens chantaient, dansaient après des jours de labeur dans les champs. Tout ça au grand dam des religieux et des pasteurs. 

L’établissement de Will Norris était bien connu dans la région. C’était là que les travailleurs agricoles dépensaient leur paie à la fin de la semaine. On y vendait de l’alcool et au y jouait de la musique interdite. Lors de son prêche à l’église, le révérend Whitfield mettait fréquemment la communauté en garde contre le Levee Lounge. On racontait des choses épouvantables sur cet endroit. (p.63)

Les musiciens empochaient quelques dollars en s’escrimant toute la nuit, buvant à volonté. 

UNE VIE

Gaudet nous plonge dans les différentes étapes de la vie de Johnson qui était plutôt maladroit au début. Après un apprentissage avec Ike Zimmerman, un musicien de blues connu, il deviendra un guitariste accompli, particulièrement populaire auprès des femmes, semble-t-il. La légende veut qu’une petite amie l’attendait dans chacun des villages où il jouait. J’imagine ce que les réseaux sociaux pourraient charrier de nos jours avec un individu du genre. Il serait certainement cloué au pilori. 
L’écrivain décrit parfaitement le milieu des travailleurs de la ferme où l’avenir pour des jeunes comme Johnson se limitait à la longueur des champs. Tout ce qui intéresse l’adolescent, c’est la musique, les chanteurs qu’il va entendre religieusement dans les fêtes même s’il n’a pas l’âge pour fréquenter ces endroits.

On jouait dans un juke qui s’appelait le Big Will Levee Lounge, près de la digue à Robinsonville. Chaque fois, il y avait ce petit gars debout dans un coin. C’était Robert. Ce n’était pas encore un homme à l’époque, mais ce n’était plus un enfant non plus. Il jouait de l’harmonica et il se débrouillait bien, mais il voulait absolument jouer de la guitare. Il nous suivait partout, un vrai chien de poche. (p.71)

Il sera musicien, célèbre et passera à l’histoire. Il n’a cessé de le répéter à ses proches.

ANNÉES

Ce roman de vingt-neuf chapitres qui portent le nom d’une chanson de Johnson a le grand mérite de nous plonger dans les années trente, dans le quotidien de ces itinérants qui buvaient sec, s’éloignaient une fois la fête terminée et les bouteilles vides sans laisser d’adresse. Ils ressurgissaient selon les aléas des contrats et des engagements.

Il me raconta qu’il était musicien et qu’il gagnait sa vie en voyageant de ville en ville. Un de ses amis était une connaissance de Randall. Mes tamales étaient presque prêts. Je lui dis que mon mari n’était pas là, mais qu’il allait revenir dans la soirée et qu’il pouvait l’attendre avec moi. Je ne sais pas pourquoi j’ai menti : je savais que Randall n’allait pas revenir avant quelques jours. (p.154)

Jonathan Gaudet fait vivre ces fêtes, le jeu des musiciens, leur manière d’interpréter des compositions personnelles et aussi des succès que les danseurs exigeaient soir après soir. Des moments d’excès, d’amour à la sauvette, de départs et de fuites, de bagarres qui pouvaient mal finir. Une virée hors des grandes villes, dans un monde rural demeuré tout près des cueilleurs de coton et du temps de l’esclavage. Ces hommes et ces femmes étaient peu rémunérés et dépendaient des propriétaires terriens et de leurs humeurs. Une culture populaire transmise de bouche à oreille, comme l’a été le country au Québec qui n’avait pas sa place à la radio et à la télévision. 
Les gens faisaient la fête le samedi, brûlaient souvent leur paie dans l’alcool, la danse et les rires. Même si officiellement la boisson était interdite aux États-Unis à cette époque de prohibition.

REDEVANCES

Les musiciens recevaient un montant d’argent lors de l’enregistrement de leurs créations et ne touchaient plus un sou malgré leurs succès. 

Ce qu’Ernie Oertle omit de dire, c’était que les musiciens engagés pour enregistrer avec la ARC ne touchaient aucune redevance sur les ventes de leurs disques. Même les grandes vedettes de l’époque, comme Charlie Patton et Blind Lemon Jefferson, n’avaient touché au faîte de leur popularité que l’équivalent de quinze ou vingt dollars par titre. Johnson empocha tout de même l’argent. C’était, tout compte fait, la plus grosse somme qu’il n’avait jamais possédée de sa vie. (p.220)

Je ne peux que faire le lien avec les travailleurs forestiers qui gagnaient leur pitance en laissant toutes leurs énergies dans les montagnes. La dure loi du plus fort et du plus résistant. Quand ces hommes sortaient des forêts, la fête duraient des jours, parfois des semaines. Je raconte cet univers dans La mort d’Alexandre.
C’est une époque révolue que Gaudet décrit, un monde où les hommes carburent au whiskey, fument comme des locomotives, s’abandonnent à tous les excès, où certaines femmes se montrent plutôt audacieuses et libertaires. Pas étonnant que les pasteurs parlaient de la «musique du diable» et pourfendaient les musiciens lors des offices du dimanche. 
Un livre qui sent la sueur, le mauvais alcool, la cigarette, le soleil qui assomme, la poussière qui colle à la peau. On croit entendre Robert Johnson et ses copains, les hurlements des danseurs qui marquent le rythme en tapant des mains. J’écoute mon album double en boucle depuis cette lecture pour m’imbiber des chansons de ce musicien original qui a réussi son rêve d’être une référence, un chanteur de blues célèbre. Il ne lui a manqué que la richesse. Un travail magnifique de Jonathan Gaudet, une fresque historique, une aventure qui pourrait facilement devenir un film époustouflant.

GAUDET JONATHAN, La ballade de Robert Johnson, Éditions LEMÉAC, 344 pages, 32,95 $.

http://www.lemeac.com/catalogue/1820-la-ballade-de-robert-johnson.html?page=1

jeudi 9 juillet 2020

SUIS-JE CELUI QUE JE CROIS

ON PEUT SE DEMANDER pourquoi Jérôme Élie a choisi un titre un peu étrange pour son dernier roman. J’ai dû patienter avant d’avoir la réponse, soit jusqu’à la page 112. Comme son histoire compte 123 pages, j’étais quasi rendu à la fin. Dans Le coup du héron, le narrateur assiste à une scène particulière au bord d’un étang sauvage. Des petits poissons tournent en rond, lentement. Un moment bucolique, de paix et de calme qui fait rêver. Brusquement, un héron, dissimulé dans les herbes, happe un nageur. Il sème l’affolement dans l’eau. Tout s’apaise rapidement cependant et redevient comme avant. Une attaque qui bouscule le quotidien des habitants du marais, fait une victime et tout recommence comme si de rien n’était jusqu’à la prochaine frappe du prédateur.  

Jérôme Élie, je ne sais pourquoi, a toujours échappé à mon attention. Et voilà que je le découvre avec cette histoire étrange. L’écrivain, qui en est à son septième roman, s’intéresse à la mémoire. Nous savons que l’on peut se rappeler certains événements lointains ou rapprochés, oublier aussi, biffer certains moments de notre réserve à souvenirs. 
Voilà un phénomène difficile à expliquer. Pourquoi certains gestes anodins s’inscrivent dans notre mémoire tandis que d’autres, que l’on peut considérer comme importants, s’effacent totalement? Je sais que l’album de mes souvenirs est constitué de péripéties oubliées et de celles qui ont été sauvegardées.
Certains individus que nous avons fréquentés disparaissent pour ainsi dire de nos vies et s’évanouissent dans le temps et l’espace. Des camarades de l’école primaire, ou des compagnons de travail, des hommes et des femmes croisés lors de certains voyages à l’étranger qui passent comme des courants d’air. Comment procède la mémoire et quelles sont les règles qui s’imposent dans le stockage des données personnelles? Voilà la véritable énigme.

ÉQUILIBRE

Jérôme Élie joue avec les fonctions de notre cerveau qui se tient en équilibre entre l’oubli et le souvenir. Pourquoi des gens et des événements ne disparaîtraient-ils pas réellement de notre existence? Des proches de certains personnages dans Le coup du héron, s’évanouissent sans laisser de traces. Il suffit d’un moment de distraction et tout bascule. Sommes-nous des égarés qui cherchent un point d’ancrage ou des inconnus que certains souhaitent retrouver?

Le soleil, plus haut dans le ciel à présent, lui faisait face et l’éblouissait. Elle eut beau placer sa main en visière sur ses yeux, elle ne parvenait pas à apercevoir son père. Elle avança dans sa direction supposée. À quelques pas du banc, elle dut se rendre à l’évidence : il n’était plus là. (p.14)

Un matin lumineux, un massif de fleurs qui fait tourner la tête et la personne qui vous accompagnait est avalée par une sorte de trou noir. 
C’est ce qui bouscule la vie de Lédia. La jeune femme vit le grand amour avec Albert, un homme qu’elle a connu à la petite école. Une querelle, ce qui arrive dans le quotidien de tous les couples et elle quitte la maison pour respirer, laisser passer la tempête et retrouver son calme. Pour oublier peut-être les paroles très dures qu’elle a eues envers son partenaire de vie. Quand elle rentre, Albert a disparu. Tous les objets qui étaient les siens se sont envolés. Plus de traces de son amoureux. Bien plus, ceux et celles qu’ils fréquentaient ne se souviennent pas de lui. 

— Lédia!
— C’est moi, dit Lédia. Évidemment que c’est moi… Albert, il est p… Albert a disparu, en une heure il a emballé toutes ses affaires, il n’a rien laissé, pas même un mot!
Alejandra a reculé d’un pas. D’une voix presque inaudible, elle murmure :
— Albert?
Elle se met à bégayer, comme lorsqu’elle est émue et parle avec son accent des premiers jours.
— Albert, je ne sais pas qui… que… Lédia! De qui parles-tu? (p.32) 

Personne n’a jamais entendu parler de son Albert. Elle se souvient que sa mère a eu «une absence» du genre dans son enfance. Et il y a cette histoire avec son père. Lédia comprend aussi que si elle s’entête à parler de cet homme que personne n’a vu, on va la croire folle. Elle ne veut surtout pas être internée et devoir se justifier devant des psychologues. Elle fait semblant pendant des décennies, tente d’oublier, sans vraiment y parvenir. Et après vingt ans, elle retrouve un Albert amnésique, un pur étranger. Comment combler cette absence, où est la vérité dans tout ça?

À ces mots, je pris la décision soudaine de détaler à la première occasion. Ce que je fis dès que nous eûmes franchi les limites du jardin. Je rassemblai mes forces et, me frappant le front, j’arguai d’un rendez-vous important qui m’était sorti de la tête, et pressai le pas, loin d’elle. Je me retenais de courir, mais n’espérais qu’une chose : creuser entre nous la plus grande distance possible. Je tentais de dissiper les effluves de cette femme candide, attirante, mais détraquée… (p.56)

Albert enquête sur Lédia qui le fascine. Se pourrait-il? Ils étaient dans la même classe et il ne se souvient de rien. Plusieurs camarades de l’époque ne sont plus sur la photographie de fin d’année scolaire. Effacés comme ça, dans un claquement des doigts. Comme dans ces pays où certains dirigeants qui ont pesé lourd sur la réalité disparaissent des archives quand ils tombent en disgrâce. Ces hommes et ces femmes connus et redoutés bien souvent n’ont jamais existé dans l’histoire officielle. Ce que certains puristes souhaitent faire maintenant avec quelques personnages historiques, s’en prenant à des statues que l’on veut déboulonner et biffer de la mémoire collective.

FASCINATION

Le coup du héron devient un thriller inquiétant. La réalité est incertaine et des événements en dissimulent d’autres. Quel oiseau ou Dieu imprévisible s’amuse à éliminer des individus et à les sortir de notre réalité? Pourquoi certains demeurent là et que d’autres disparaissent à jamais? Et qu’arrive-t-il à ceux qui sont éjectés de notre présent? Vivent-ils comme le nouvel Albert qui cherche une direction à ses jours
Le quotidien a des aspects inquiétants dans la fiction de Jérôme Élie. Il y a cette partie visible, des rencontres et des faits qui s’incrustent dans la mémoire et celle qui s’efface selon un ordre ou des circonstances tout à fait imprévisibles. Je est un autre. L’affirmation de Rimbaud prend une dimension concrète. L’existence est précaire et dépendante d’un jeu de hasard que personne ne semble contrôler. L’identité devient terriblement fragile et floue. Qui suis-je quand quelqu’un m’oublie, quand un camarade de classe me raye de son passé? Qu’arrive-t-il si je peux me retrouver un matin sans ceux avec qui je partage ma vie depuis des années? Suis-je plusieurs qui errent dans la ville et qui peuvent se croiser sans jamais se reconnaître
Paul Auster s’amuse souvent dans ses romans à faire glisser ses personnages dans une faille du temps, à les pousser dans un milieu où ils ne reconnaissent plus personne, accomplissant des tâches absurdes. Jérôme Élie va beaucoup plus loin que l’auteur de La musique du hasard. Ses héros sont expulsés brutalement de leur monde et se perdent dans un recoin de la mémoire et de l’espace. Et comment rapailler toutes nos dimensions de l’être?
Dans ce qui s’avère être une quête existentielle, Jérôme Élie déstabilise son lecteur et inquiète. Tout ce que nous croyons réel n’est peut-être qu’apparence. Il en est ainsi des migrants qui quittent leur village, leur pays, pour s’installer ailleurs dans une autre langue. Ils abandonnent leur histoire pour se transformer en Québécois ou en Canadiens. Ils sortent d’eux, sont oubliés dans leur lieu d’origine et deviennent des étrangers.
Quel questionnement singulier dans une époque où l’on nous demande de s’adapter, de se plier aux nouvelles technologies qui vont peut-être faire de nous des mutants! Se renouveler envers et contre tous. Et peut-être qu’à la fin de cette pandémie, je ne serai plus l’écrivain qui ajuste des textes depuis tant années. Qui sait
Jérôme Élie se montre particulièrement habile et subtil dans cette fiction qui se transforme en quête de soi et du réel. Le romancier bouscule les facultés de la mémoire et les souvenirs, la trame qui est la nôtre et peut-être aussi celle d’un de nos proches qui a disparu un matin sans laisser d’adresse. 

ÉLIE JÉRÔME, Le coup du héron, Éditions LA PLEINE LUNE, 128 pages, 20,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/517/le-coup-du-heron