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vendredi 17 juillet 2020

LE BLUES DE ROBERT JOHNSON

ROBERT JOHNSON EST une figure mythique pour les amateurs de blues et beaucoup de musiciens. Né dans le Mississippi, fils d’une travailleuse du coton, le métier des anciens esclaves, il est décédé à 27 ans, empoisonné par un mari jaloux. Il aura eu le temps d’enregistrer vingt-neuf chansons qui ont marqué son époque et sont devenues une référence. La légende veut qu’il ait vendu son âme au diable pour acquérir une dextérité hors du commun à la guitare, pouvant jouer ce que d’autres ne pouvaient que rêver. Il a entretenu cette légende avec Me And Devil Blues. Jonathan Gaudet, dans une fiction biographique bien étoffée, nous lance sur les traces de ce musicien décédé tragiquement en 1938. 

Je l’ai déjà écrit, je suis un amateur de blues. J’ai la compilation de Robert Johnson, ses vingt-neuf compositions, même des reprises de certains titres effectués lors des enregistrements de 1936 et 1937. Dans le coffret, quelques photos du jeune homme. L’une a permis d’illustrer la page couverture de La ballade de Robert Johnson de Jonathan Gaudet. Seule différence, le visage du musicien est masqué sur le livre par son chapeau. Complet soigné, chemise claire, petit mouchoir de poche, cravate bien sûr pour faire sérieux. Sur le disque, son regard est étrange. L’œil droit semble un peu dilaté par rapport à celui de gauche. Mais ce qui retient surtout mon attention, ce sont ses mains, les doigts fins et très longs sur le manche de la guitare. Comme les pinces d’un crabe, je dirais. Je comprends maintenant pourquoi il pouvait réaliser des accords et des enchaînements que peu de musiciens osaient se permettre. Ce qui explique aussi son style particulier. 

VOYAGE

Jonathan Gaudet, lui-même musicien, a dû recourir à la fiction pour nous plonger dans le monde de ce chanteur qui a influencé nombre de figures bien connues. On parle de Jimi Hendrix, Jimmy Page, Bob Dylan, Brian Jones, Keith Richards et même Éric Clapton. 
À l’époque de Robert Johnson, les bluesmen étaient de véritables nomades, allant de village en village, surtout dans le sud des États-Unis, animant toutes les fêtes. L’alcool y coulait à flots et les gens chantaient, dansaient après des jours de labeur dans les champs. Tout ça au grand dam des religieux et des pasteurs. 

L’établissement de Will Norris était bien connu dans la région. C’était là que les travailleurs agricoles dépensaient leur paie à la fin de la semaine. On y vendait de l’alcool et au y jouait de la musique interdite. Lors de son prêche à l’église, le révérend Whitfield mettait fréquemment la communauté en garde contre le Levee Lounge. On racontait des choses épouvantables sur cet endroit. (p.63)

Les musiciens empochaient quelques dollars en s’escrimant toute la nuit, buvant à volonté. 

UNE VIE

Gaudet nous plonge dans les différentes étapes de la vie de Johnson qui était plutôt maladroit au début. Après un apprentissage avec Ike Zimmerman, un musicien de blues connu, il deviendra un guitariste accompli, particulièrement populaire auprès des femmes, semble-t-il. La légende veut qu’une petite amie l’attendait dans chacun des villages où il jouait. J’imagine ce que les réseaux sociaux pourraient charrier de nos jours avec un individu du genre. Il serait certainement cloué au pilori. 
L’écrivain décrit parfaitement le milieu des travailleurs de la ferme où l’avenir pour des jeunes comme Johnson se limitait à la longueur des champs. Tout ce qui intéresse l’adolescent, c’est la musique, les chanteurs qu’il va entendre religieusement dans les fêtes même s’il n’a pas l’âge pour fréquenter ces endroits.

On jouait dans un juke qui s’appelait le Big Will Levee Lounge, près de la digue à Robinsonville. Chaque fois, il y avait ce petit gars debout dans un coin. C’était Robert. Ce n’était pas encore un homme à l’époque, mais ce n’était plus un enfant non plus. Il jouait de l’harmonica et il se débrouillait bien, mais il voulait absolument jouer de la guitare. Il nous suivait partout, un vrai chien de poche. (p.71)

Il sera musicien, célèbre et passera à l’histoire. Il n’a cessé de le répéter à ses proches.

ANNÉES

Ce roman de vingt-neuf chapitres qui portent le nom d’une chanson de Johnson a le grand mérite de nous plonger dans les années trente, dans le quotidien de ces itinérants qui buvaient sec, s’éloignaient une fois la fête terminée et les bouteilles vides sans laisser d’adresse. Ils ressurgissaient selon les aléas des contrats et des engagements.

Il me raconta qu’il était musicien et qu’il gagnait sa vie en voyageant de ville en ville. Un de ses amis était une connaissance de Randall. Mes tamales étaient presque prêts. Je lui dis que mon mari n’était pas là, mais qu’il allait revenir dans la soirée et qu’il pouvait l’attendre avec moi. Je ne sais pas pourquoi j’ai menti : je savais que Randall n’allait pas revenir avant quelques jours. (p.154)

Jonathan Gaudet fait vivre ces fêtes, le jeu des musiciens, leur manière d’interpréter des compositions personnelles et aussi des succès que les danseurs exigeaient soir après soir. Des moments d’excès, d’amour à la sauvette, de départs et de fuites, de bagarres qui pouvaient mal finir. Une virée hors des grandes villes, dans un monde rural demeuré tout près des cueilleurs de coton et du temps de l’esclavage. Ces hommes et ces femmes étaient peu rémunérés et dépendaient des propriétaires terriens et de leurs humeurs. Une culture populaire transmise de bouche à oreille, comme l’a été le country au Québec qui n’avait pas sa place à la radio et à la télévision. 
Les gens faisaient la fête le samedi, brûlaient souvent leur paie dans l’alcool, la danse et les rires. Même si officiellement la boisson était interdite aux États-Unis à cette époque de prohibition.

REDEVANCES

Les musiciens recevaient un montant d’argent lors de l’enregistrement de leurs créations et ne touchaient plus un sou malgré leurs succès. 

Ce qu’Ernie Oertle omit de dire, c’était que les musiciens engagés pour enregistrer avec la ARC ne touchaient aucune redevance sur les ventes de leurs disques. Même les grandes vedettes de l’époque, comme Charlie Patton et Blind Lemon Jefferson, n’avaient touché au faîte de leur popularité que l’équivalent de quinze ou vingt dollars par titre. Johnson empocha tout de même l’argent. C’était, tout compte fait, la plus grosse somme qu’il n’avait jamais possédée de sa vie. (p.220)

Je ne peux que faire le lien avec les travailleurs forestiers qui gagnaient leur pitance en laissant toutes leurs énergies dans les montagnes. La dure loi du plus fort et du plus résistant. Quand ces hommes sortaient des forêts, la fête duraient des jours, parfois des semaines. Je raconte cet univers dans La mort d’Alexandre.
C’est une époque révolue que Gaudet décrit, un monde où les hommes carburent au whiskey, fument comme des locomotives, s’abandonnent à tous les excès, où certaines femmes se montrent plutôt audacieuses et libertaires. Pas étonnant que les pasteurs parlaient de la «musique du diable» et pourfendaient les musiciens lors des offices du dimanche. 
Un livre qui sent la sueur, le mauvais alcool, la cigarette, le soleil qui assomme, la poussière qui colle à la peau. On croit entendre Robert Johnson et ses copains, les hurlements des danseurs qui marquent le rythme en tapant des mains. J’écoute mon album double en boucle depuis cette lecture pour m’imbiber des chansons de ce musicien original qui a réussi son rêve d’être une référence, un chanteur de blues célèbre. Il ne lui a manqué que la richesse. Un travail magnifique de Jonathan Gaudet, une fresque historique, une aventure qui pourrait facilement devenir un film époustouflant.

GAUDET JONATHAN, La ballade de Robert Johnson, Éditions LEMÉAC, 344 pages, 32,95 $.

http://www.lemeac.com/catalogue/1820-la-ballade-de-robert-johnson.html?page=1

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