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mardi 15 septembre 2015

Jean-Pierre Vidal secoue le monde des apparences


La société est en mutation et la littérature connaît une prolifération phénoménale. Écrire est maintenant possible pour tous. Ce n’est qu’une question de marketing et de vedettariat. Il faut d’abord se faire voir à la télévision ou au cinéma pour s’assurer de faire les manchettes. Les humoristes ont commencé à prendre d’assaut les salons du livre après avoir pillé la télévision. La culture humaniste est devenue suspecte et plus personne ne se gêne pour ridiculiser les écrivains plus exigeants. La philosophie, la poésie et la réflexion sont en train de devenir obsolètes. Encore plus étrange, au Québec, il y a de plus en plus d’écrivains et de moins en moins de lecteurs.
  
Jean-Pierre Vidal a enseigné la littérature à l’université, exploré des textes pour en retirer la « substantifique moelle » comme Victor-Lévy Beaulieu le répète. La situation actuelle le préoccupe. La réflexion est-elle une « maladie » qui ne touche que les plus de cinquante ans ? Comment naviguer dans une société où les opinions pleuvent au détriment des idées?

Mais l’enseignement, même universitaire, n’est pas que recherche et combat singulier ou étreinte avec un ou plusieurs auteurs, une ou plusieurs littératures. Il est aussi, justement, enseignement, c’est-à-dire nécessité de convaincre, prouver, séduire, sans que je n’aie jamais très bien su si ces trois opérations ne constituaient pas une seule et même activité, une seule et même attitude peut-être, innommable, incernable, et dont les deux autres ne seraient qu’une variante, ou plutôt le spectre. Dans cet exercice, je me suis bien souvent senti envahi par une force, une pénétration, une créativité, une science, qui n’étaient pas les miennes. Je les sentais venir du lieu et de la circonstance. Je n’étais que la caisse de résonnance de courants qui convergeaient vers le texte étudié. (p.63-64)

Que ferait Érasme dans un salon du livre ? Imaginez Platon dans un stand attendant de dédicacer Le banquet à côté de Ricardo. Vidal pourrait le faire à sa place bien sûr. Mais il n’y a pas que cette préoccupation dans Méfaits divers. Il y a un côté intimiste quand il est question de la vieillesse et des traces que nous laissons derrière nous. Y aura-t-il quelqu’un pour se rappeler notre passage ? Il y aussi l’absurdité, la violence, la vie qui vous emportent dans un tourbillon où les pulsions font foi de tout. Jusqu’où va aller la télévision dans l’horreur et le sensationnalisme ? Qui se préoccupe d’un message Facebook vieux de trente minutes ? Le passé n’arrive plus à être le passé et l’avenir est trop lointain pour s’en préoccuper. Il n’y a que l’ici, le maintenant, le jour de l’aujourd’hui.

SENS

Et les succès littéraires de maintenant ? J’y reviens parce que je me questionne sur le sujet, me demandant si tous les efforts consentis pour faire connaître les écrivains et leurs livres ont été utiles. Je ne suis pas pessimiste, mais il me semble que le monde en qui j’ai tellement cru est en train de s’écrouler. Les ventes de livres sont en chute libre malgré des initiatives formidables comme le « 12 août ». J’achète, mais est-ce que je lis ? Cet aspect ne semble guère intéresser les libraires et les éditeurs. Je vends, donc je suis. Les médias sociaux sont un marché où des « auteurs » offrent leur nouveau-né à tout venant. Des textes souvent simplistes, mal écrits, gorgés de fautes, pour ne pas dire bégayants et répétitifs. Je fréquente les médias sociaux tout en tentant de comprendre le phénomène. Est-ce que placer une photo ou un message sur Facebook permet de faire connaître un écrivain et de pousser un lecteur vers son livre ? Toujours l’impression de voir des milliers de personnes crier moi, moi à longueur de journée.
Le silence médiatique qui entoure la parution de 666 Friedrich Nietzsche de Victor-Lévy Beaulieu est assez troublant. Trop long, trop difficile, trop exigeant. Pas un chroniqueur ne s’est porté volontaire dans un grand journal comme La Presse. Silence aussi dans Le Devoir. Les écrivains qui empruntent des sentiers peu fréquentés sont marginalisés et ignorés. Qui lit encore Marie-Claire Blais ? Qui s’attarde à un roman de plus de 200 pages maintenant ?

Et le lecteur, s’y y tient vraiment, peut toujours compléter, répondre lui-même à ses questions, comme, de fait, il l’a toujours fait, depuis que la lecture est la lecture : ce n’est que dernièrement qu’on a formé les lecteurs à exiger que tout soit dit, souligné, expliqué clarifié, mâchouillé. En fait, rendu trivial. Comme si la littérature n’était qu’une forme un peu plus embarrassée de journalisme. (p.155)

IRONIE

Jean-Pierre Vidal aborde tout cela avec un humour vivifiant. Heureusement. Il nous entraîne dans les salons du livre, nous fait assister à une séance de dédicaces, nous présente un auteur astucieux qui a trouvé le moyen de stimuler les ventes en embauchant de faux lecteurs. Vous vous souvenez des saucisses ? Plus les gens en mangent, plus elles sont fraîches. Il y a ce côté amusant, mais l’écrivain reste perplexe sur le monde de maintenant. Comment ne pas frissonner devant notre planète en ébullition, une masse de réfugiés en Europe ? Toutes les valeurs éclatent. Des fanatiques n’hésitent plus à tuer pour la cause. Faut-il se contenter de rire quand les valeurs humaines traînent dans la boue ? Il faudrait peut-être comprendre, savoir pourquoi nous en sommes là. La littérature a toujours servi à cela. L’écrivain s’est fait bousculer par un nouveau barbare pour reprendre l’appellation d’Alessandro Baricco. Ce mutant lui a volé sa parole et son rôle.

Autrefois, on écrivait pour l’Autre, à qui il fallait mettre une majuscule, parce que c’était une présence anonyme, non pas innombrable, mais innombrée, une présence présupposée que peut-être on inventait, qu’on incorporait et qu’on finissait, quand on le considérait comme un collectif, par appeler Dieu, pour simplifier. (p.163)

Jean-Pierre Vidal devient fulgurant quand il montre la dépersonnalisation et la cruauté du monde. La violence des enfants, l’indifférence, l’assèchement de la langue littéraire, l’imposture et le commerce à tout prix.

Et maintenant, on écrit pour la foule, c’est-à-dire, comme l’a dit un auteur ancien - Sénèque ? Ésope ? il ne se souvient plus, mais il se rappelle la citation exacte : « la preuve du pire », argumentum pessimi. (p.164)

Le livre que l’on vénérait tel un objet sacré est devenu un objet interchangeable qui répète une même formule. La rumeur marchande a inventé l’art du conteneur. L’auteur n’a pas besoin de vivre pour que son « œuvre » se multiplie. Le cas de Stieg Larsson est un bel exemple. L’auteur est décédé et un autre prend la relève. Ce qui ne tue pas s’approprie le monde de l’écrivain et le pousse dans une autre direction. David Lagercrantz est ce vampire. L’écriture devient une entreprise et l’écrivain individuel un artéfact.

PERTINENCE

Si j’ai eu un peu de mal avec les premiers textes où l’ironie perd un peu de son efficacité, j’ai adoré Aladin ou les partances où le vieillissement se heurte à la cruauté des vivants. Tout comme L’ensablement où le lien entre l’écriture et la lecture est magnifiquement exploré. Écrire est lire le monde. Et n’est-ce pas la fonction première de l’écrivain que de chercher à comprendre la vie ? Là, Vidal atteint des sommets.
Il accompagne Jean Larose qui se montre très critique sur l’enseignement et les succès littéraires de maintenant. Les deux défendent une tradition humaniste de plus en plus méprisée.
J’aime ces résistants dans un monde où l’image est la valeur absolue autant en littérature qu’en politique. Vidal possède un formidable sens de la caricature qui bouscule et fait souvent grincer des dents.
Parions qu’il n’y aura pas file devant son stand au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean en début d’octobre pour s’arracher Méfaits divers. À moins qu’il ne soudoie quelques faux lecteurs pour que le syndrome de la file agisse dans toute sa magnificence. Il en serait bien capable !

Méfaits divers de Jean-Pierre Vidal est paru aux Éditions de La Grenouillère, 162 pages, 20,95 $.

samedi 5 septembre 2015

Sergio Kokis redécouvre son corps par la marche

Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
numéro 159.


Beaucoup d’écrivains ont été des marcheurs. Henry David Thoreau, Walt Whitman et Frédéric Nietzsche étaient de ceux qui allaient un peu partout, de préférence loin des bruits de la ville, pour noter leurs réflexions, s’attarder dans un boisé et n’entendre que le froissement de leurs pensées. Comme si l’acte d’écrire devenait physique et qu’il fallait bouger pour suivre la course des mots. Pour ceux qui écrivent encore sur le papier, bien sûr. Qui le fait maintenant ? Victor-Lévy Beaulieu utilise de grandes feuilles de notaire et je ne sais pas pour Sergio Kokis. Quant à moi, je vais entre ces formes d’écriture. Écrire à la main reste un plaisir. Tout cela pour dire que Sergio Kokis vient de découvrir la randonnée pédestre. Il voulait bouger et se prouver qu’il était encore capable de certains efforts.

Au moment où sa compagne quitte le travail pour retrouver toutes les dimensions de ses journées, Sergio Kokis, qui a toujours été sédentaire, projette d’emprunter les chemins de Compostelle. Tout un défi pour celui qui a pratiqué un peu le sport dans sa jeunesse, mais qui se contente maintenant de pourchasser les mots et de passer des heures devant ses grandes toiles pour trouver peut-être la lueur qui fait que nous sommes des vivants. Ces tableaux angoissants qui nous placent toujours dans une sorte de malaise face à des hommes et des femmes qui respirent à la limite du possible et du tolérable.

L’idée de tout laisser en arrière  pour deux ou trois mois, avec un simple sac à dos, m’a séduit d’une étrange façon. Cela allait à merveille avec la fin de l’exercice littéraire que je venais de boucler. Tout comme si, à mon tour, j’avais aussi besoin de me dépouiller d’une vieille peau encombrante. (p.16)

Marcher en ville est peut-être le pire des supplices, surtout dans une banlieue, par des vents ou des pluies qui donnent envie de s’encabaner pour toute une saison. Bouger, retrouver des muscles ignorés toute sa vie, marcher, calculer des distances, trouver un certain plaisir à n’être qu’un mouvement. Il faut s’entraîner avant de vivre la marche.

SOUFFRANCE

Et arrive le grand départ pour l’Europe. Sergio Kokis traîne la patte, arrive tant bien que mal à suivre sa compagne qui semble flotter sur les chemins de montagne. Notre écrivain complète les étapes de peine et de misère. L’expérience devient un supplice et il est facile d’imaginer que plus jamais Kokis ne s’aventurera sur les routes. Le dos ne veut pas suivre, un nerf qui fait de chaque pas le triomphe de la volonté.

C’est la première fois de ma vie qu’une douleur de cette intensité s’oppose à ma volonté. Elle n’a rien à voir avec les fractures osseuses de ma jeunesse, ni avec mes accidents d’escalade ou les coups de poing reçus dans les bagarres. Cette douleur tend à s’opposer au plaisir exquis de la marche que je viens à peine de découvrir, tandis que mes inconforts du passé n’ont jamais été de taille à me paralyser dans mes désirs. (p.54)

Nous avons souvent imaginé, Danielle et moi, partir sur les routes de Compostelle pour flâner, écrire au détour d’un chemin, d’une montagne ou sous un arbre quand le mitan du jour se fait trop insistant. Après avoir lu des récits, entendus des pèlerins qui sont allés sur les routes, nous avons renoncé. Se précipiter pour avoir une place dans un gîte, dormir dans des dortoirs, renoncer à son intimité pour des semaines nous a découragés. Je rêvais de promenades, de petits gîtes tranquilles et de temps pour les écritures et certaines lectures. Il y a comme une précipitation qui me déplaisait dans cette aventure.
Pourtant Kokis découvre le plaisir de marcher dans la nature, la joie de l’effort et de franchir les montagnes pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Il y a aussi ces hommes et ces femmes qu’ils croisent, parfois énervants, souvent amicaux. Et des lieux qui vous laissent sans voix. Impossible de ne pas s’arrêter pour n’être qu’un regard dans ces pays de montagnes. Et au bout du jour, un bon repas, un vin ou un alcool avec une discussion quand le soir descend. Un plaisir qu’il veut revivre.

RETOUR

Le corps suit cette fois. Il adore ces longues journées en compagnie de son épouse, sans rien se dire souvent. Il retrouve peut-être un amour qui s’était un peu étiolé avec le temps. Surtout, il découvre une femme capable d’efforts physiques impressionnants. Elle va et il suit.
Ilse prend des notes pendant qu’il se contente de respirer et de voir ces pays qui se déplient devant lui. Marcher, s’arrêter dans une nature magnifique, près des cours d’eau, surprendre des fleurs, une bête au milieu d’un champ. Respirer et sentir avec son corps et son âme. Il y aura encore d’autres départs, des découvertes, des parcours difficiles. Plusieurs randonnées se succéderont dans des pays de montagnes, des lieux un peu isolés qui vous emportent dans le temps et l’espace. L’important, ce sont les jours qui se succèdent, l’esprit qui s’ouvre à des lieux qui vous laissent sans mots.
Le voyage est toujours une forme d’initiation ou de méditation. Sergio Kokis lit les notes de sa compagne et des souvenirs, des images reviennent. À partir de ces remarques, il aura l’idée d’écrire ce récit de voyage.

RENAISSANCE

Le peintre s’attarde à l’histoire, à ces lieux en marge de l’agitation du présent et crayonne des paysages lui qui n’a que regardé les hommes et les femmes. Sergio Kokis vit une renaissance, découvre son corps, voit différemment le monde et ses turbulences. Et aussi l’occasion est belle de réfléchir à ses écrits et l’art pictural, de faire le point en quelque sorte. Comment faire autrement ? Nietzshe, raconte Victor-Lévy Beaulieu, s’éloignait pendant des heures. Non pas qu’il franchissait des distances énormes. C’étaient souvent des sentiers de quelques kilomètres. Ce qui importait, c’était de noter ses réflexions et d’écrire à l’ombre d’un chêne en ayant le murmure d’un ruisseau dans les oreilles. Comme s’il convoquait tous ses sens dans l’acte d’écrire. Kokis découvre une autre personne en lui. C’est le plus important.

En fait, le vrai pèlerin marche vers lui-même. Le poète Machado a raison : il n’y a pas de chemin, il y a seulement des marcheurs, des chemineaux de la vie. Et chacun marche vers son lieu de nostalgie, à la recherche de ce qui donnera un sens à son cheminement. (p.77)

Ça donne envie de partir en leur compagnie, de prendre un verre après une journée d’efforts autour d’une bonne table. Et le lendemain à l’aube, dans le plus doux des silences, retrouver la fête des muscles dans le déplacement en montagne ou en bordure de mer.
Ce livre nous emporte sur les pistes de l’écrivain, ses préoccupations et ses réflexions. La marche comme l’écriture poussent vers l’autre, mais aussi vers soi « pour structurer le sens de notre être-dans-le-monde ».
Si j’avais lu ce récit il y a quelques années, j’aurais préparé un sac et serais parti sur les routes de Compostelle, pour le plaisir, le bonheur du jour, vivre l’écriture d’une autre manière, découvrir un monde en soi et autour de soi. Kokis m’aura fait vivre ce rêve. La littérature peut encore cela.

Le sortilège des chemins de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur, 2015, 196 pages, 25 $.

http://www.levesqueediteur.com/kokis.php

mardi 1 septembre 2015

La littérature engendre-t-elle la résistance


Existe-t-il des valeurs, des certitudes que le temps ne peut altérer ? Certains textes philosophiques anciens réussissent encore à nous bousculer. La littérature, la vraie, celle qui touche l’âme, survit à tout. Des mots s’échappent d’un pays mystérieux comme la Chine et nous voilà subjugués. Tant d’écrivains que nous ignorons, tant d’écrivains au Québec qui restent des étrangers dans leur pays. Même la mort ne parvient pas à altérer ces mots qui hantent comme des présences, comme des parfums qui grisent et envoûtent.

J’ai eu du mal au début avec Le parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte. Je résistais. Parce que l’écrivaine demande d’abandonner ses repères, de lui faire confiance et d’aller au-delà de la vie et de la mort. Et il y a eu une phrase : « Quand je lis avec assez de patience, les mots déposent un nouveau parfum. Peu de livres le font : transformer le boisé en chypré, le floral en hespéridé. Mais j’en ai connu. » Un livre comme un parfum qui saisit vos sens… Comment dire non ? Des mots vous emportent dans des dimensions inconnues. S’abandonner aux effluves irrésistibles des livres.
Comme si le sol s’effritait et qu’il y avait une musique peut-être, une présence, une respiration. C’est peut-être cela la mort. Un coup de tonnerre, un grésillement de lumière et puis et puis… Irène est morte. Elle enseignait, elle enseignera à des jeunes.

Je n’ai jamais mis ma foi en une religion. La finalité de notre existence sur terre m’a toujours été insupportable. J’aurais bien voulu croire à une vie après la mort, cela donne aux gens un salut d’avance, une explication au malheur. Je suis trop pessimiste pour ça. Je pensais qu’avec l’âge, l’angoisse s’atténuerait. Mais c’est la littérature qui m’a aidée, pas le fait de vieillir, au contraire. Maintenant, je sais que j’avais raison sur tout, parce que même la vie après la mort est pire que ce que mon esprit noir aurait pu imaginer. Je me récite les mots d’Antonin Artaud avec une ferveur nouvelle : Nul n’a jamais été seul pour naître. Nul non plus n’est seul pour mourir. Je suis morte, oui, mais à aucun moment je n’ai été seule. On m’a tout de suite reconduite à une existence qui n’a jamais vraiment été la mienne. (p.16)

La littérature survit à son auteur et se moque du temps. Des textes anciens permettent de nouvelles découvertes. L’odyssée que j’aime tant ou Don Quichotte écrit au moment où l’on commençait à rêver des nouvelles terres d’Amérique. Don Quichotte, mon contemporain, avec son idéalisme et sa volonté de régénérer le monde.

LIVRE

Irène n’a qu’un livre, celui offert par son amoureux peu avant la soirée fatidique. Un texte de Can Xue, une Chinoise un peu mystérieuse. Elle est née en 1953, a vécu les affres du régime de Mao et mélange, semble-t-il, le réel et le fantastique dans un style éthéré. On a parlé d’elle pour le prix Nobel.
Irène aime le velouté du texte dans une époque où l’on prétend que le livre est mort, qu’il est un objet inutile. Un monde où il y a plus d’auteurs que de lecteurs.

Mes élèves étaient chaque jour plus difficiles à apprivoiser. Ils étaient nombreux à garder leur ordinateur ouvert sur leur table pendant que je parlais de l’odeur des mots et du son de la page. Trop de papier pour rien, avait un jour expliqué un garçon aux besoins démesurés. Ses longs bras flottaient au-dessus de la tête de ses camarades comme des anguilles volantes ; il tendait un livre qui était la preuve de supériorité morale à mon égard. Il savait quelque chose que moi, trop vieille sans doute, j’ignorais. Mon monde était révolu, il était temps que je m’en rende compte. Trop de bruit pour rien, avais-je murmuré à la jeune fille assise en face de moi. Elle avait souri, complice. (p.20)


L’enseignante croit encore au contenu et refuse les raccourcis pédagogiques. Elle n’a jamais dévié des textes qui dérangent et portent la couleur, une odeur et une respiration. Tout cela malgré les pressions des collègues qui cèdent à la facilité et au renouveau où il faut s’exprimer avant de penser.
Et arrive un printemps où le carré rouge aspire le refus et le changement. Une époque si proche et déjà si lointaine. Un espoir, la colère, une volonté de vivre autrement. Irène ne pouvait être que du côté des contestataires. Ce printemps des libertés a glissé dans une guerre juridique où les droits d’un individu pesaient plus que celui d’un groupe. Des cours envers et contre tous, des piquets de grève troués pour un étudiant borné. Irène a refusé et perdu son emploi. Comment tricher quand on croit au pouvoir des mots ?

Enfin, je suis certaine que je parviendrai un jour à les hypnotiser, ceux-là, tous, avec le son de ma voix. Un vers ou deux, un dialogue au paradis, et ils seront envoûtés. Une chose que je n’ai jamais réussi à faire dans le collège où j’étais souvent traitée comme celle qui vend des notes aux clients insatisfaits. Ce n’était pas leur faute, c’était le monde et son calcul. Quoique aujourd’hui, rien ne me retient de dire qu’ils en étaient aussi responsables, que c’étaient eux, la rumeur principale, ceux qui préféraient toujours les livres sans langage. (p.58)

L’enfant qui ne voulait pas dormir a pris racine sur cette révolte. Ces jeunes dans la rue tendaient la main aux contestataires que nous étions dans les années 70. Ils demandaient ce que j’étais devenu avec mes délires d’écriture et de lecture. Avais-je oublié la vie pour les mirages ? Étais-je un Don Quichotte qui ne sait plus s’arrêter ?
L’embellie s’est effacée pour donner le pouvoir à un pastiche de Jean Charest. Les dirigeants ont déployé des policiers, multiplié les arrestations et tout est revenu à cette normalité où l’on pouvait parler des « vraies choses ». Irène a refusé d’obéir, autant dans sa vie d’avant que dans ce purgatoire où on croyait peut-être la briser. Qui ? Dieu, ces forces qui maintiennent les sociétés, l’obscurantisme ? Qui cherche à étouffer la connaissance, les parfums que les mots enrobent ?

Il y a eu des élections, le gouvernement a été renversé, on a tenté le soir même d’assassiner la nouvelle première ministre, incident qui dès le lendemain a été effacé par la novlangue. Puis tout s’est arrêté. J’ai cru les jours suivants qu’une sage détresse me ramenait au point de départ. Mais l’exaltation a persisté. (p.89)

Un texte ne meurt pas même si on fait tout pour qu’il disparaisse. Can Xue triomphe de Mao par son imaginaire et ses évocations. Pas une prison ne vient à bout d’un poème.
Rien ne peut faire plus plaisir à un chroniqueur et un écrivain qu’un roman du genre. Résister, voir au-delà des modes et des directives. Élise Turcotte vous réconcilie avec les textes et la poésie. Écrire et lire, contester avant tout. Il faut savoir dire non, avoir un carré rouge cousu sur le cœur, surtout quand on enseigne des textes qui portent la vie, la mort, une présence que rien ne peut effacer. Un parfum envoûtant.

Le parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte est paru aux Éditions Alto, 128 pages, 19,95 $.

vendredi 28 août 2015

Julien Gravelle me redonne un pan de ma vie

Debout sur la carlingue de Julien Gravelle est venu à moi grâce au mouvement du 12 août. Vous savez, cette journée où l’on achète un livre d’un auteur québécois. Remarquez que c’est souvent le 12 du mois d’août dans mon cas. Et je les lis ces romans attendus ou recherchés. Il semble que près de la moitié des gens achètent un livre sans jamais l’ouvrir. Il faudrait une Journée nationale de la lecture au Québec dans tous les villes et villages du pays. Des rencontres dans les parcs, les églises, les places commerciales, les pistes cyclables, à la plage, dans les embarcations, les lieux de travail et les autobus pour découvrir nos auteurs. Faire comme les cigariers de jadis qui exigeaient qu’un lecteur fasse la lecture pendant leurs heures de travail. Leur livre favori, semble-t-il, était Le comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Quel roman aimeriez-vous qu’on vous lise à votre travail ? Quel écrivain choisiriez-vous ?

Je savais qu’un écrivain s’était installé à Girardville, au Lac-Saint-Jean, et que ce n’était pas Guy Lalancette. Pour gagner sa vie, il agit comme guide de plein air. Quand j’ai écrit sur Facebook que ce serait mon livre du 12 août, Julie Larouche de Radio-Canada m’a signalé une entrevue réalisée lors de la parution du roman. Il l’a guidé dans un froid qui impose le silence partout avec ses chiens de traîneaux. J’ai visionné ce moment particulier. J’avoue que ça donne envie de partir dans la forêt, de s’abandonner à ces bêtes magnifiques. Je l’ai fait une fois avec une Française comme guide à L’Anse-Saint-Jean. Gravelle est aussi d’origine française. Il faut souvent le regard d’un autre pour nous montrer notre pays dans ses saisons, la forêt avec la respiration des bêtes qui marquent le rythme.
J’ai été happé par un monde que je connais bien et que Gravelle me redonnait avec une justesse inouïe. Je m’en suis voulu d’avoir manqué de curiosité pour cet écrivain, un vrai, qui vit tout près de mon village.
Un oncle habitait Girardville. Je connais bien. Une trâlée de cousins et cousines débarquait souvent à La Doré. Je me souviens d’un dimanche de juin. Ils étaient arrivés dans un petit camion. Toute la famille était debout dans la boîte arrière et chantait et riait. Ils devaient être une douzaine. Une visite surprise pour oublier les heures de la semaine, les travaux qui se multiplient.

HAPPÉ

Le monde de Julien Gravelle a été le mien jusqu’à ce que je parte pour des études. Je ne pouvais m’empêcher d’y revenir cependant avec les outardes du printemps et de prendre la direction de Chibougamau avec mes frères. Gravelle est quelqu’un de ma famille en quelque sorte qui raconte des histoires de travailleurs forestiers, de conducteurs de fardiers qui se débattent avec l’hiver et l’été. Il m’a replongé dans l’univers de La mort d’Alexandre et de mes Oiseaux de glace.
Pas tout à fait pour dire vrai, mes histoires se situent avant la période visitée par Gravelle. La mécanisation n’était pas encore là dans toute sa force. Nous en étions aux débusqueuses. Les machines qui rasent une forêt en une nuit n’étaient pas encore inventées. Julien Gravelle est un frère plus jeune en quelque sorte.
Des conducteurs de camions comme il y en a tant dans mon village qui savent se faufiler dans les montagnes et en rapporter des pans de forêt. Un univers exigeant qui demande à ces aventuriers de garder leur sang-froid pour rester vivant. Ils partent pendant des jours et la vie de couple n’est guère facile.
Basile est l’un de ceux-là. Sa femme est enceinte et rien ne dit qu’il sera père. La rupture plane sur leurs têtes et il fait de son mieux pour retenir Mélanie qui travaille auprès des autochtones à Obijiwan. Ça le touche particulièrement parce qu’il est métis. Son père blanc l’a élevé et il ne connaît rien de sa mère et de sa famille. Un homme qui tente de voir dans son histoire et son héritage.

Basile déclina la proposition. Il repensait à l’ours. Il en avait écrasé un une fois. Beaucoup plus gros que celui-là. Il avait repensé à ses ancêtres, les anciens Ilnuatsh. Ces derniers s’étaient inventé toutes sortes de cérémonies pour témoigner de leur respect envers la bête. Jamais ils ne tuaient sans égard pour elle, comme lui l’avait fait. Il était descendu de son camion. L’animal agonisait. Il l’avait entendu râler. Basile n’avait pas osé le toucher, de peur qu’en un dernier sursaut de vie, il essaie de lui mettre un coup de patte. Il était retourné chercher un bout de corde dans son camion et l’avait attaché à une patte arrière de l’animal grâce à un nœud coulant. Puis il avait tiré la bête suffisamment près du bord de la route pour qu’elle ne soit plus une menace pour les autres véhicules. Après quoi il l’avait laissée agoniser là. (p.26)

Il affronte le danger en longeant la rivière Mistassini qui a avalé François Paradis. Un accident évité de justesse, un blessé et aussi un cadavre dans un campement indien abandonné. Un mort qui le hante. Que s’est-il passé dans la forêt ? Le premier texte se termine sans savoir le pourquoi du comment. L’écrivain nous présente un autre personnage. Question d’identité toujours, de cette vie qui nous est donnée et qu’il faut utiliser le mieux possible. On s’égare un peu, mais cet hurluberlu qui lance sa boule de quilles et la suit vous subjugue. Il aimerait bien se rendre en Californie, mais la boule va bien où elle veut. On apprend à respirer, à faire confiance aux hasards, à ce qui arrive sans chercher à tout contrôler. Il faut suivre ses pulsions et vivre le moment présent.
Yvon, un irascible, un sauvage a quitté sa femme et il est là, seul, buvant son café, travaillant la nuit même si c’est de plus en plus difficile. Il est à l’âge où l’on retourne à la maison pour des jours longs et ennuyants. Il est parti depuis si longtemps.

— Fait trop longtemps qu’elle vit sans moi, Ghislaine, reprit Yvon. Elle a sa vie. Sa job. Ses petits-enfants qui la visitent la fin de semaine. J’ai plus ma place là-dedans, elle est heureuse, sans moi. Indépendante. Son gendre tond la pelouse, son fils rentre le bois. Et moi, je serai quoi, là-dedans ? Une gêne. Le gros épais qui a passé trop de temps au bois et qu’elle aura honte de présenter à ses amis. (p.146)

Il doit faire face au vieillissement. Tout se noue alors, tous les aspects du puzzle tombent en place.

HUMANITÉ

Des personnages à la dérive, des exilés qui cherchent des points d’ancrage. Ils ont connu la douleur, des séparations, la disparition d’un enfant, la vie dans ce qu’elle offre de plus terrible.
Gravelle possède du rythme et l’image qui place un décor, un personnage qu’il pousse dans ses derniers retranchements. Il a surtout une empathie extraordinaire pour les gens qui se retrouvent rarement dans les romans. Il nous fait le coup de Louis Hémon encore une fois en nous entraînant dans la cabine surchauffée d’un camion, dans une forêt où tout change avec la pluie et la neige. Ces hommes se perdent dans leur vie, leurs souvenirs, n’ayant que le travail pour donner une direction à leurs jours. Ils sont frustes, brusques, un peu fous souvent, mais combien attachants. Ils sont surtout humains dans leurs hésitations, leurs colères, leurs peines qu’ils ont du mal à dire.
Une formidable surprise en cette journée du 12 août. Me voilà maintenant un lecteur inconditionnel de Julien Gravelle, un écrivain qui n’a pas peur des chemins peu fréquentés.
Un talent magnifique qui m’a ramené à l’époque où je fréquentais ces hommes qui savaient si bien rire malgré leurs misères. Des travailleurs courageux qui ne reculent jamais même s’ils sont tout mélangés dans leur tête et leur vie. Un livre à lire pour découvrir un Québec dont on ne parle jamais ou si peu. Émile Parent, mon héros de La mort d’Alexandre, a maintenant des frères du côté de Girardville. C’est peu dire. Ils se sont certainement croisés à un moment ou un autre, dans ces chantiers du bout du monde, quand le printemps s’amuse avec l’hiver.


Debout sur la carlingue de Julien Gravelle est paru aux Éditions Leméac, 168 pages, 21,95 $.
http://www.lemeac.com/catalogue/1501-debout-sur-la-carlingue.html?page=1