Existe-t-il des valeurs, des certitudes que le temps ne peut
altérer ? Certains textes philosophiques anciens réussissent encore à nous bousculer.
La littérature, la vraie, celle qui touche l’âme, survit à tout. Des mots s’échappent
d’un pays mystérieux comme la Chine et nous voilà subjugués. Tant d’écrivains que
nous ignorons, tant d’écrivains au Québec qui restent des étrangers dans leur
pays. Même la mort ne parvient pas à altérer ces mots qui hantent comme des
présences, comme des parfums qui grisent et envoûtent.
J’ai eu du mal au
début avec Le parfum de la tubéreuse
d’Élise Turcotte. Je résistais. Parce que l’écrivaine demande d’abandonner ses
repères, de lui faire confiance et d’aller au-delà de la vie et de la mort. Et il
y a eu une phrase : « Quand je lis avec assez de patience, les mots déposent un
nouveau parfum. Peu de livres le font : transformer le boisé en chypré, le
floral en hespéridé. Mais j’en ai connu. » Un livre comme un parfum qui saisit
vos sens… Comment dire non ? Des mots vous emportent dans des dimensions
inconnues. S’abandonner aux effluves irrésistibles des livres.
Comme si le sol s’effritait
et qu’il y avait une musique peut-être, une présence, une respiration. C’est
peut-être cela la mort. Un coup de tonnerre, un grésillement de lumière et puis
et puis… Irène est morte. Elle enseignait, elle enseignera à des jeunes.
Je n’ai jamais mis
ma foi en une religion. La finalité de notre existence sur terre m’a toujours
été insupportable. J’aurais bien voulu croire à une vie après la mort, cela
donne aux gens un salut d’avance, une explication au malheur. Je suis trop
pessimiste pour ça. Je pensais qu’avec l’âge, l’angoisse s’atténuerait. Mais
c’est la littérature qui m’a aidée, pas le fait de vieillir, au contraire.
Maintenant, je sais que j’avais raison sur tout, parce que même la vie après la
mort est pire que ce que mon esprit noir aurait pu imaginer. Je me récite les
mots d’Antonin Artaud avec une ferveur nouvelle : Nul n’a jamais été seul pour naître. Nul non plus n’est seul pour
mourir. Je suis morte, oui, mais à aucun moment je n’ai été seule. On m’a tout
de suite reconduite à une existence qui n’a jamais vraiment été la mienne. (p.16)
La littérature survit
à son auteur et se moque du temps. Des textes anciens permettent de nouvelles découvertes.
L’odyssée que j’aime tant ou Don Quichotte écrit au moment où l’on
commençait à rêver des nouvelles terres d’Amérique. Don Quichotte, mon contemporain,
avec son idéalisme et sa volonté de régénérer le monde.
LIVRE
Irène n’a qu’un
livre, celui offert par son amoureux peu avant la soirée fatidique. Un texte de
Can Xue, une Chinoise un peu mystérieuse. Elle est née en 1953, a vécu les
affres du régime de Mao et mélange, semble-t-il, le réel et le fantastique dans
un style éthéré. On a parlé d’elle pour le prix Nobel.
Irène aime le
velouté du texte dans une époque où l’on prétend que le livre est mort, qu’il
est un objet inutile. Un monde où il y a plus d’auteurs que de lecteurs.
Mes élèves étaient
chaque jour plus difficiles à apprivoiser. Ils étaient nombreux à garder leur
ordinateur ouvert sur leur table pendant que je parlais de l’odeur des mots et
du son de la page. Trop de papier pour rien, avait un jour expliqué un garçon
aux besoins démesurés. Ses longs bras flottaient au-dessus de la tête de ses
camarades comme des anguilles volantes ; il tendait un livre qui était la
preuve de supériorité morale à mon égard. Il savait quelque chose que moi, trop
vieille sans doute, j’ignorais. Mon monde était révolu, il était temps que je
m’en rende compte. Trop de bruit pour rien, avais-je murmuré à la jeune fille
assise en face de moi. Elle avait souri, complice. (p.20)
L’enseignante croit
encore au contenu et refuse les raccourcis pédagogiques. Elle n’a jamais dévié
des textes qui dérangent et portent la couleur, une odeur et une respiration.
Tout cela malgré les pressions des collègues qui cèdent à la facilité et au
renouveau où il faut s’exprimer avant de penser.
Et arrive un
printemps où le carré rouge aspire le refus et le changement. Une époque si
proche et déjà si lointaine. Un espoir, la colère, une volonté de vivre
autrement. Irène ne pouvait être que du côté des contestataires. Ce printemps
des libertés a glissé dans une guerre juridique où les droits d’un individu pesaient
plus que celui d’un groupe. Des cours envers et contre tous, des piquets de
grève troués pour un étudiant borné. Irène a refusé et perdu son emploi. Comment
tricher quand on croit au pouvoir des mots ?
Enfin, je suis
certaine que je parviendrai un jour à les hypnotiser, ceux-là, tous, avec le
son de ma voix. Un vers ou deux, un dialogue au paradis, et ils seront
envoûtés. Une chose que je n’ai jamais réussi à faire dans le collège où
j’étais souvent traitée comme celle qui vend des notes aux clients
insatisfaits. Ce n’était pas leur faute, c’était le monde et son calcul.
Quoique aujourd’hui, rien ne me retient de dire qu’ils en étaient aussi
responsables, que c’étaient eux, la rumeur principale, ceux qui préféraient
toujours les livres sans langage. (p.58)
L’enfant qui ne voulait pas dormir a pris racine sur cette révolte. Ces
jeunes dans la rue tendaient la main aux contestataires que nous étions dans
les années 70. Ils demandaient ce que j’étais devenu avec mes délires d’écriture
et de lecture. Avais-je oublié la vie pour les mirages ? Étais-je un Don Quichotte
qui ne sait plus s’arrêter ?
L’embellie s’est effacée
pour donner le pouvoir à un pastiche de Jean Charest. Les dirigeants ont déployé
des policiers, multiplié les arrestations et tout est revenu à cette normalité
où l’on pouvait parler des « vraies choses ». Irène a refusé d’obéir, autant
dans sa vie d’avant que dans ce purgatoire où on croyait peut-être la briser. Qui
? Dieu, ces forces qui maintiennent les sociétés, l’obscurantisme ? Qui cherche
à étouffer la connaissance, les parfums que les mots enrobent ?
Il y a eu des
élections, le gouvernement a été renversé, on a tenté le soir même d’assassiner
la nouvelle première ministre, incident qui dès le lendemain a été effacé par
la novlangue. Puis tout s’est arrêté. J’ai cru les jours suivants qu’une sage
détresse me ramenait au point de départ. Mais l’exaltation a persisté. (p.89)
Un texte ne meurt
pas même si on fait tout pour qu’il disparaisse. Can Xue triomphe de Mao par
son imaginaire et ses évocations. Pas une prison ne vient à bout d’un poème.
Rien ne peut faire
plus plaisir à un chroniqueur et un écrivain qu’un roman du genre. Résister, voir
au-delà des modes et des directives. Élise Turcotte vous réconcilie avec les
textes et la poésie. Écrire et lire, contester avant tout. Il faut savoir dire
non, avoir un carré rouge cousu sur le cœur, surtout quand on enseigne des
textes qui portent la vie, la mort, une présence que rien ne peut effacer. Un
parfum envoûtant.
Le parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte est paru aux Éditions Alto, 128 pages,
19,95 $.
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