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dimanche 5 septembre 2010

Victor-Lévy Beaulieu présente ses animaux

«Ma vie avec ces animaux qui guérissent» de Victor-Lévy Beaulieu traînait dans la maison. C’est ainsi. Les livres que je lis suivent mes déplacements.
Alexis, mon petit-fils est arrivé et il a commencé à feuilleter le très beau volume. Papier glacé, photos couleurs des animaux qui hantent la vie du célèbre écrivain de Trois-Pistoles. Oies, canards, chiens, chats, chèvres, moutons et chevaux miniatures. Il a regardé les photos, voyageant d’un couvert à l’autre, demandant ce que « ça racontait ». Comme j’avais un bon bout de chemin de fait dans le récit de l’écrivain, il m’a été facile de piger quelques anecdotes. Le premier chien caché dans la grange et la bête frappée par le tonnerre lors d’un orage terrible, de ceux qui hantent l’enfance des enfants qui grandissent à la campagne. Tout en est resté là jusqu’à l’heure du coucher.
Alors Alexis m’a demandé de lui lire des extraits du «livre des animaux». Je n’étais pas certain. Peut-on imaginer lire du Victor-Lévy Beaulieu à un petit garçon qui vient d’avoir ses sept ans. Et puis je me suis fait un chemin entre les textes et les illustrations.,
«Tous les jours, je me rendais à l’étang que j’avais fait creuser au bout de mon lopin de terre, y emmenant ma dizaine d’oies afin qu’elles puissent s’esbaudir plus librement que dans une barboteuse !» (p. 94)
Alexis a sourcillé devant le mot « esbaudir ». J’ai dû fouiller dans ma boîte de synonymes. J’ai lu l’extrait jusqu’à ce que les oies se prennent pour les gardiennes des lieux et chassent tous les intrus qui approchent la grande maison de Trois-Pistoles. «C’est vrai ça, grand-papa?» Je lui ai raconté nos démêlés avec les dindons que nous élevions sur la ferme familiale de La Doré. Ils avaient la fâcheuse habitude de vouloir régenter notre territoire.
Fasciné, il en a redemandé, aimant particulièrement la petite chienne à la queue coupée qui préférait la société des chats et se prenait pour la mère de tous les chatons orphelins. Il a glissé dans le sommeil, sourire aux lèvres. Alors j’ai continué ma lecture.

Enfance

Dans « Ma vie avec ces animaux qui guérissent » l’écrivain revient sur son enfance à Saint-Jean-de-Dieu, au bout du rang Rallonge.
«Mon grand-père paternel était forgeron et maréchal-ferrant ; mon grand-père maternel cultivait la terre à cette époque où l’on croyait à l’autosuffisance : on y trouvait toutes les sortes d’animaux, des oiseaux de basse-cour aux gros taureaux qui couraient après nous autres dès qu’on mettait les pieds sur leur territoire.» (p.12)
Des jours de bonheur avant le départ pour Montréal, l’abandon des bêtes familières. Cet exil le marquera.
«Mais que je détestai le rang Rallonge ce jour-là ! Et mes parents aussi ! Malgré moi, ils me forçaient à me sortir de mon enfance, ils détruisaient ce que j’aimais le plus au monde : ma passion pour les bêtes.» (p.49)
Tout cela prélude au grand retour au pays des origines. Alors l’écrivain peut renouer avec son enfance. La vaste maison de la paroisse de Notre-Dame-des-Neiges, en plus de recevoir tous les livres, devient une arche de Noé pour les chats et les chiens.

Étude

Victor-Lévy Beaulieu ne se contente pas de vivre avec les bêtes. Il les étudie, tente des expériences et montre envers elles une patience qu’il n’éprouve peut-être pas envers les humains. Nous apprenons beaucoup sur leurs comportements, les notions de territoire, leur esprit grégaire, leur instinct de domination et les hiérarchies qui s’établissent entre elles. Les bêtes ne cessent de le surprendre et de nous étonner.
Toujours elles font preuve de reconnaissance et manifestent leur affection. Parce que les bêtes ne trichent pas, n’hésitent jamais avec celui qui les aime et en prend soin.
Les bêtes l’ont guéri ? Du moins elles l’ont protégé de certains démons, de sa passion pour le scotch les soirs de grisailles. Juste par leur présence, elles ont su l’éloigner de tous les excès. Elles lui ont enseigné la patience et le partage, réussissant aussi à se faufiler dans sa littérature.
Un livre étonnant qui nous montre le côté sensible et humain de l’écrivain polémiste. On y découvre un art de vivre, une manière de s’ancrer à la Terre, à la vie et au cosmos. Les animaux ont peut-être aussi apporté à Victor-Lévy Beaulieu un grand apaisement face à la vie et une belle forme de sagesse.

« Ma vie avec ces animaux qui guérissent » de Victor-Lévy Beaulieu est publié aux Éditions Trois-Pistoles.
  http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6

dimanche 29 août 2010

Sonia Anguelova abandonne tout derrière elle

Pourquoi un homme ou une femme quitte son pays, abandonne sa famille et des amis ? Il faut beaucoup de souffrance, j’imagine, ne plus avoir d’avenir pour partir, débarquer dans un pays dont on ne connaît que le nom.
Sonia Anguelova, dans «Sans retour», raconte sa migration vers le Canada. Elle est née à Sofia en Bulgarie. Régime communiste, père sévère et bien vu du Parti communiste. Un frère et une mère qui a renoncé à sa vie. Nous sommes à l’époque du Printemps de Prague où tous les espoirs sont permis. Les dirigeants du Pacte de Varsovie craignent le souffle de libération qui risque de changer l’ordre des choses en Tchécoslovaquie. On connaît la suite.

Démarche

Sonia Anguelova témoigne, au « je » en plus d’une narration plus neutre, au « il ». Un dédoublement un peu étrange. Peut-être pour montrer le déchirement de celle qui s’invente une autre vie. Dans un immigrant, il y a celui qui demeure au pays d’origine et l’autre qui s’installe dans le nouveau pays.
« Il y a entre cette jeune fille qu’elle suit et la femme d’âge mur qu’elle est devenue un océan : un océan de larmes, de révolte, d’orgueil, un océan de mots dans plusieurs langues qui lui étaient étrangères, un océan de routes, d’hivers longs et de découragements. De longues heures, des mois, des années à attendre des personnes chères à son cœur. Ils s’étaient promis de se retrouver dans ce pays de liberté. Elle seule y est. » (p. 20)

Cuba

La jeune fille a suivi ses parents à Cuba. Un emploi de trois ans pour le père au pays de Castro. Elle tente de vivre à la cubaine. Parce que les étrangers au pays de Fidel vivent en vase clos. Elle étudie, pense devenir médecin, vit ses premières expériences amoureuses, mais son rêve de liberté n’est pas satisfait. Elle ne peut imaginer un retour à Sofia, prépare son évasion avec la complicité d’une famille cubaine. Elle va échapper à ce père violent, à toutes les contraintes et aux interdits. Elle sera une femme libre.
Lors d’un vol vers la Bulgarie, d’une escale à Terre-Neuve, elle échappe à la surveillance et demande l’asile politique.
« On m’a comprise. On le répète comme il doit être prononcé. Yes. Yes. L’homme à qui je me suis adressé me devance, il voit que je suis pressée. Il me fait entrer dans son bureau- j’ai juste le temps de voir l’écriteau sur la porte. Immigration. Voilà la porte ! J’étais passée devant, sans la voir. Elle était ouverte ! J’ai passé le seuil. J’entre dans ce pays, sur ce territoire, comme on entre en religion. Les ordres de l’immigration. C’est une naissance. Ici, je suis en sécurité, je le sens. Et m’attend l’inconnu. Je l’ai voulu. Je le suis. Immigrante. »
(p. 81)
Des jours à ne pas savoir ce que demain lui réserve. Et tout bouge. Elle se retrouve à Québec, apprend les rudiments du français. Un premier travail. Elle vivra au Québec, au Canada.
Ce qu’il y a de pathétique dans le récit de Sonia Anguelova, c’est la solitude qui étouffe l’immigrante, cette absence dans sa vie, dans sa tête et dans cette nouvelle langue qui ne peut exprimer tout ce qu’elle ressent. Malgré des efforts inouïs, elle restera différente dans son nouveau monde. Il y a un vide qui ne peut être comblé.
« Ils ne te le diront pas, mais ta place est ici, où tu es née. Tu seras toujours une étrangère, ma fille. L’étranger est étranger toujours, même s’il a des amis. » 
(p. 130)
Sonia Anguelova passe malheureusement très vite sur les grands moments de sa vie. On aimerait en savoir plus sur cette femme qui a tout abandonné pour vivre et écrire en français. Elle a eu une vie au Québec, des enfants qui sont venus, mais elle n’en parle pas. L’impression d’effleurer un drame humain difficile à imaginer. C’est peut-être le pourquoi de la fragmentation du récit, du journal de la mère et des lettres qui nous font tourner en rond. Sonia Anguelova n’a pas fini de fouiller sa vie pour nous en montrer les facettes. Il faut parfois bien du temps pour arriver à dire la blessure de sa vie. 

« Sans retour » de Sonia Anguelova est publié aux Éditions Miramar. 

Suzanne El Farrah El Kenz témoigne

Il se passe peu de jours sans que des scènes viennent nous troubler à la télévision. Des voitures piégées explosent, des attentats suicides, des morts en Palestine. Les victimes sont des enfants, des femmes, parfois des militaires. Cela dure depuis la création de l’État d’Israël en 1947 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il est vrai que ces violences ne sont plus exclusives à la Palestine ou Israël. L’Irak et L’Afghanistan sont aussi le théâtre de ces scènes sanglantes. Plus aucun pays n’est à l’abri de ce genre de drame. Israël impose sa loi au Proche-Orient par les armes. Les Palestiniens ripostent avec des bombes artisanales, dans des gestes désespérés et des actions suicidaires.
Les négociations tournent en rond depuis des décennies. Est-il possible d’imaginer la paix dans cette région perpétuellement en ébullition? Il faut se rappeler qu’Israël a été créé sur des territoires nationaux, expoliant des peuples qui habitaient des villes et ces lieux depuis des centaines d’années. Et immédiatement après la création de leur état, les Israéliens ont entrepris d’occuper les territoires environnants, réprimant toute opposition avec une rare violence.
Depuis, les Palestiniens tentent de retrouver un pays, vivent dans des camps, des territoires occupés, subissent les contrôles militaires. Sans compter les arrestations pour un oui ou un non.

Témoignage

Suzanne El Farrah El Kenz est née à Ghazza et elle a dû fuir en Algérie, en Égypte, en Arabie saoudite et en Tunisie. Après toutes ces pérégrinations, elle a trouvé refuge en France, à Nantes où elle enseigne. Elle n’oublie pas son pays perdu qui la hante tel un cauchemar qui ne prend jamais fin.
Dans «La maison du Néguev» cette spoliation prend la figure de la maison de ses parents située à Beer Sheva, en Israël. Cette demeure obsède la famille. La mère décide d’y effectuer une visite alors que la narratrice est encore enfant. Une scène pathétique qui la marquera à jamais et qui fait comprendre le drame des Palestiniens.
«Sans que nous puissions nous l’expliquer, nous étions tous le juif y compris, comme paralysés face à cette femme, grosse, obstinée et douloureuse. Oui, nous étions restés muets, immobiles. C’était ma mère et c’était sa maison ; et nous, nous étions écrasés par le poids de cette histoire. Son histoire. Nous n’existions plus. Nous étions effacés, anéantis par l’ampleur de la scène.» (p.19)
Bien sûr, cette visite tourne court. Les Juifs repoussent cette intruse en larmes. Imaginez ! Vous devez fuir en abandonnant tout derrière vous. Des années plus tard, vous retournez chez vous et vous faites face à des gens qui vivent dans vos meubles, dorment dans vos draps et utilisent votre vaisselle. Rien n’a changé dans votre maison. Les étrangers ont pris tout ce qui appartenait à votre famille, même vos souvenirs. On vous a volé votre identité. Nombre de Palestiniens ont vécu ce genre de drame.

Viol de l’être

«La maison du Néguev» témoigne de ces viols de l’être. Le récit de Suzanne El Farrah El Kenz est particulièrement déstabilisant. Une écriture qui fore l’esprit, une tragédie qui perdure depuis si longtemps qu’elle semble venir de la nuit des temps. Elle vous montre aussi le visage le plus sordide de l’humain.
«Le temps et l’histoire avaient fait leur œuvre au cours des années passées. Une société entière s’était construite et installée alors que moi et les miens nous avions été exclus, pillés, vidés. Et nous revenions maintenant, voir… visiter ; assister comme de vrais touristes, au spectacle qui s’offrait impudemment à nos yeux. Pouvions-nous avaler tout cela sans sourciller ? Pour le moment, j’étais paralysée.» (p.99)
Voilà peut-être le pire drame que peut connaître un homme et une femme, devenir un touriste dans son pays, un étranger dans la rue de son enfance, devant la maison de ses parents. Bien pire, ces étrangers se sont emparés de vos souvenirs.
Suzanne El Farrah El Kenz décrit et dit ce que nous n’entendrons jamais aux informations télévisuelles qui se contentent des scènes sanglantes. Le cri de cette écrivaine fait comprendre ce qui se vit au jour le jour en Palestine et particulièrement dans la bande de Ghazza. Un cauchemar qui perdure dans l’indifférence et qui reste dans l’actualité par la violence.

«La maison du Néguev» de Suzanne El Farrah El Kenz est publié aux Éditions de La Pleine Lune.
http://www.pleinelune.qc.ca/cgi/pl.cgi?auteur=El%20Farrah%20El%20Kenz,Suzanne

dimanche 15 août 2010

Lisa Moore hante le lecteur par sa précision

Une femme perd son mari lors du naufrage de la plate-forme de forage Ocean Ranger. Une tempête au large des côtes de Terre-Neuve et l’installation qu’on pensait indestructible sombre. Quatre-vingt-quatre hommes périssent dans cette tragédie, le cinq février 1982. Le choc est terrible pour Helen qui se retrouve seule avec ses quatre enfants.
«L’Ocean Ranger a commencé à sombrer le jour de la Saint-Valentin, et à l’aube, le lendemain, la plate-forme était engloutie. Tous les hommes qui s’y trouvaient sont morts. Helen avait trente ans en 1982. Cal en avait trente et un. Il a fallu trois jours avant d’être sûr que les hommes étaient tous morts. Les gens ont espéré pendant trois jours. Pas tout le monde. Pas Helen. Elle savait qu’ils étaient disparus, et ce n’était pas juste, mais elle le savait. Elle aurait aimé avoir ces trois jours. On a dit combien c’était dur, de ne pas savoir. Helen aurait aimé ne pas savoir.» (p.14-15)
La jeune femme est dévastée, mais il y a les enfants qui n’ont qu’elle.
«À cause des enfants, Helen se sentait obligée de faire semblant qu’il n’y avait pas de dehors. Ou, s’il y en avait un, qu’elle y avait échappé. Helen voulait que les enfants croient qu’elle était à l’intérieur avec eux. Dehors était une vérité hideuse qu’elle avait l’intention de garder pour elle. C’était tout un cinéma, ce mensonge quant à la nature du lieu où elle était véritablement: dehors.» (p.21)

Évocation

Le lecteur est ballotté entre les vagues du présent et du passé, sans avertissement. C’est douloureux, souvent intolérable. Il plonge dans le vécu de cette femme, ses amours, la vie des enfants, particulièrement celle du fils. Quel courage il faut pour continuer quand le monde s’effrite. Helen peut compter sur sa sœur Louise, quelques amies  et la petite communauté. La misère guette. La famille a perdu tous ses revenus. Elle tente de travailler comme serveuse mais arrive mal à prendre contact avec les autres. Elle fera de la couture pour refaire sa vie point par point.
Lisa Moore a une manière de dire cet univers en plongeant dans les détails du quotidien. Le lecteur suit Helen, John son fils qui apprend qu’il sera père après une escapade avec une jeune femme qu’il connaît à peine. L’écriture impose ses tourbillons et nous entraîne dans ses spirales. Un rythme fascinant, étourdissant, souvent déstabilisant.

La survie

Helen tente de vivre une sorte de tendresse à défaut du grand amour, après avoir tenté de reconstituer le drame en lisant tous les rapports qui touchent cette tragédie qui a marqué les esprits, particulièrement les gens de Terre-Neuve.
«Si elle avait été honnête, elle aurait demandé : Pourriez-vous être mon mari mort le temps d’un après-midi. Pourriez-vous enfiler ses vêtements, je les ai encore. Voudriez-vous porter l’eau de Cologne qu’il portait. Pourriez-vous fumer des Export A, juste le temps d’un après-midi. Voudriez-vous boire de la bière India et faire brûler les steaks sur le barbecue, pourriez-vous être drôle, conter des blagues et laisser des provisions pour la famille, plus bas sur la route, qui n’a rien à manger. Pourriez-vous être Cal?» (p.154)
Helen n’oublie rien malgré  les voyages, un homme qui s’installe peu à peu dans son quotidien. Ses filles ont des vies un peu difficiles et son fils voyage, téléphone à toutes les heures de la nuit et du jour, ayant du mal à couper avec sa mère.

Grand art

Lisa Moore possède l’art de bousculer le temps et l’espace. Une précision époustouflante. Du grand art, une sorte d’incantation qui envoûte telles les vagues de l’océan. Tout le décor devient vivant, un personnage qui hante le lecteur.
«Février» est magnifiquement traduit, il faut le signaler, par Dominique Fortier, une romancière qui vient de publier «Les larmes de saint Laurent» aux Éditions Alto.

«Février» de Lisa Moore est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/lisa-moore-1445.html

Stéphanie Kaufmann plonge dans ses souvenirs

Certains lieux et objets rappellent l’histoire des hommes et des femmes. Il suffit de prendre le temps de s’attarder pour entendre et se souvenir.
 Stéphanie Kaufmann, dans «Ici et là», une suite de fragments, se penche sur des lieux, des objets; évoque des odeurs et des couleurs qui marquent la vie. Impossible de fréquenter certains endroits sans se souvenir, se rappeler des moments précieux ou des événements que l’on souhaiterait oublier. Parce que partout autour de soi, des empreintes survivent, des constructions témoignent. Le propre de l’homme est sans doute de laisser des traces et des signes derrière lui. Tout comme il peut encombrer sa mémoire de souvenirs.
Des événements s’imposent et se gravent comme des pierres précieuses. Et les voilà, abandonnés au temps et à l’usure. Reste les retours dans l’enfance qu’une couleur provoque, qu’une odeur avive. Des êtres chers disparaissent comme la vie le veut. Il y a tant de manières de fouiller le temps, de ranimer son passé, de caresser le bonheur et de chasser la souffrance. Tout vieillit, tout change, même les enfants qui s’acharnent à devenir des adultes et après des vieillards. La jeunesse pousse vers la vieillesse, des nuits où il n’est plus possible de trouver le sommeil à cause de la douleur. La pensée s’énerve.
«Il disait Champlain comme Proust aurait écrit Combray, et c’était une belle maison que nous habitions alors, les champs devant et le fleuve au fond de la cour. Je l’ai revue hier, vieillie, la peinture écaillée et la véranda boiteuse, avec ses jalousies rabattues à l’intérieur comme avant, lorsque les nuits étaient froides et qu’on emprisonnait la chaleur dans les chambres.» (p.35)
Quelle belle manière de feuilleter l’album des souvenirs, d’évoquer la vie qui invente tous les tournants. Tout est possible, on le sait, le pire comme le meilleur.

Regard

Stéphanie Kaufmann démontre un extraordinaire sens de l’observation et de l’évocation. Ses textes sont ciselés comme des travaux de broderie. C’est toujours juste et bien senti. Un plaisir qu’il faut déguster à petites phrases, en prenant bien son temps. Ne pas hésiter surtout à revenir sur certains passages pour mieux en surprendre les saveurs. Certains fragments se dégustent comme des chocolats onctueux.

« Ici et là» de Stéphanie Kaufman est paru aux Éditions L’instant même.

dimanche 8 août 2010

Yvon Rivard questionne le rôle de l’intellectuel

L’intellectuel joue-t-il encore un rôle dans une société où l’économie dicte toutes les décisions? Yvon Rivard, dans «Une idée simple», lance la question.
 «Mais si l’intellectuel (entendre : tous ceux qui pensent en écrivant, tous ceux qui vont aux choses par le détour des mots, des images et des chiffres) veut vraiment faire son métier qui consiste à découvrir le réel, s’il veut comprendre la complexité du monde, en mesurer l’opacité, épouser le malheur des mortels, il doit se rapprocher de ceux qui sont au fond du baril et du puits étoilé, tous ceux qui, étant exclus du monde par l’injustice, sont pour ainsi dire projetés au-delà, confrontés à l’infini des ténèbres qui les enserrent, condamnés, comme les malades, les pauvres et les agonisants, aux grandes questions dans lesquelles se rencontrent le métaphysique et l’éthique : comment et pourquoi se rendre jusqu’à demain?» (p.10)
Voilà des propos qui ont hanté les penseurs tout au long de l’histoire de l’humanité. De Socrate à Jean-Paul Sartre.
Qui cherche à donner un sens à l’existence par la réflexion et l’écriture, doit tenir compte des démunis pour jouer pleinement son rôle. Il doit se rouler les manches et quitter sa tour d’ivoire.
«Ce n’est pas tomber dans l’anti-intellectualisme populiste que d’affirmer la nécessité pour l’intellectuel de combattre son propre savoir, de l’assujettir constamment, et non pas seulement en temps de crise, à des exigences morales, à l’obligation de porter assistance à autrui.» (p.18)
Rivard ne demande pas à l’intellectuel de se changer en Mère Teresa, mais d’éprouver de la compassion et de l’empathie pour ceux que la société sacrifie souvent.

Vision

Comment «porter assistance à autrui» en écrivant et en combattant son propre savoir?
«C’est, au contraire, avoir de l’intellectuel la vision la plus haute que de lui assigner la tâche la plus difficile, double tâche qui consiste d’abord à se séparer du monde pour acquérir un savoir qui lui permettra de changer le monde ou en tout cas de ne pas accélérer sa destruction, et ensuite qui exige le sacrifice de ce savoir, que celui-ci soit un savoir d’allègement ou d’approfondissement, de création ou d’analyse.» (p.18)
S’isoler du monde pour acquérir des connaissances et se mettre au service des plus humbles plus tard en oubliant les acquis... Un peu étrange.
«Si nous avons un avenir, cet avenir ne peut être que le passé réécrit par ceux qui l’ont quitté et qui le réinventent, et ce passé c’est l’héritage québécois de la pauvreté, l’héritage d’un peuple qui a appris pour le meilleur et pour le pire à se méfier des pouvoirs.» (p.69)
Pas certain que Rivard va faire école avec des idées semblables. Le passé, depuis la Révolution tranquille, nous nous efforçons de le mettre en veilleuse ou de le nier,

Compagnons

Yvon Rivard s’attarde à des écrivains qui ont cherché une petite lumière dans les ténèbres. Virginia Woolf, Peter Handke, Gaston Miron, Gabrielle Roy, Marcel Proust et le cinéaste Bernard Émond. Des créateurs qui ont tenté de surprendre l’étincelle qui embrase une vie et indique une direction.
«Notre travail à tous, que nous soyons ou non peintres ou écrivains, c’est de parvenir à cette autre vie à l’intérieur de notre vie. L’œuvre parfaite, et peut-être n’y parvenons-nous qu’à la mort, serait l’instant où ces deux vies se rejoignent.» (p.136)
Voilà l’aspect le plus intéressant de ce questionnement. 
«Si on ne lit pas attentivement et littéralement Gabrielle Roy, on peut penser que toute son œuvre procède de la nostalgie, que « la source vive de sa vie », comme celle de Martha, c’est son enfance, sa vie avant l’écriture, avant l’exil. Il me semble, au contraire, que cette œuvre vit de et dans l’instant où l’on peut reconnaître le passé, bien sûr, mais où surtout s’opère le recommencement perpétuel du monde, « une sorte d’enfance éternelle de la création.» (p.138)
Des textes exigeants qui soulèvent nombre de questions sans nécessairement fournir les réponses. «Une idée simple» s’avère particulièrement complexe. Le lecteur ne trouvera chez Rivard aucune certitude, mais une direction, un regard empathique sur le monde et les vivants.  De quoi occuper nombre de jours et bien des nuits.

«Une idée simple» d’Yvon Rivard, aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/yvon-rivard-615.html

dimanche 1 août 2010

Un électrochoc servi par France Théorêt

France Théorêt, dans «La femme du stalinien», nous plonge dans un roman dérangeant.
Louise Aubert a été écrasée par Mathieu, pour ne pas dire détruite par le compagnon qui a partagé sa vie pendant une douzaine d’années. Un intellectuel à qui l’on promettait un brillant avenir. Un homme capable de toutes les cruautés dans la vie privée. Il se proclame de l’avant-garde, découpe certains ouvrages littéraires au scalpel, mais se garde bien d’écrire même si tous attendent de lui l’œuvre qui fera époque et changera le regard des écrivains.
Louise est son amante, sa maîtresse, son souffre-douleur et sa servante. Un canevas un peu usé qui a souvent été repris par les féministes pendant les années soixante-dix.
«Tu es intarissable. Les habituelles leçons sur l’avant-garde littéraire font surface. Tu hurles de ta voix haut perchée qui n’a pas mué, de ta voix éraillée. Des accents ressemblant à des sanglots percent. Tu es furieux comme jamais. Tu me dis que je ne sais pas penser. Je tremble. J’essaie de ne pas trembler et je n’y arrive pas. Mes dents claquent, je serre la mâchoire et les lèvres. Les larmes me viennent aux yeux. Tu tempêtes. Tu me punis. Tu arrêtes. La crise est terminée. Tu changes d’attitude et décide que mes lignes ne valent pas ton emportement. Tu m’invectives avec dérision.» (p.27)

Démolition

La pauvre Louise passe au blender. Tout ce qu’elle pense et dit, tout ce qu’elle ose écrire est transformé en purée. Pour se protéger, elle devient muette. Et comme si ce n’était pas assez, elle a subi un père qui méprisait les femmes, entretenait une haine viscérale envers les penseurs et les intellectuels. Une pensée que partageait nombre de Québécois à une certaine époque. On répétait ces inepties et le clergé souriait en donnant du goupillon. Les Mgr Ouellet de ce monde pullulaient et peu de gens osaient remettre en question les diktats de ces gardiens de la vérité.
France Théorêt ne lésine pas. Tout est noir ou blanc. Les hommes ont la science infuse et ils ont reçu le savoir avec un pénis en prime. Les « vraies femmes » obéissent et servent en souriant. On se croirait dans une société dirigée par des Talibans.

Staline

Mathieu entre au Parti stalinien qui prône la haine, la rage et le meurtre. On se souviendra que des groupuscules, au moment de la Révolution tranquille, découvraient le communisme et s’y plongeaient avec un aveuglement pathétique. Ils défendaient l’indéfendable et discutaient pendant des heures les idées les plus invraisemblables. France Théorêt pousse la caricature à la limite.
«Quand nous serons au pouvoir, nous les communistes, la chair de la chair, le sang du sang des prolétaires, nous aurons le devoir de la haine sacrée. La haine héroïque que le parti entretient approfondit notre vision de l’avenir. Nous vaincrons. Le prolétariat détient la vérité. À moins que je ne dise comme lui, il veut que je subisse l’effroi de son discours. Je suis aphone, sans capacité de réplique.» (p.135)
Louise s’en sort en écrivant, après une dépression. Une écriture en forme de thérapie, comment peut-il en être autrement. Elle rédige une longue lettre à cet illuminé, s’attarde à sa vie et à son enfance. C’est souvent pathétique et touchant. D’une précision chirurgicale.
Un roman qui témoigne de la folie des hommes et de leurs obsessions, de ces individus qui se croient investis d’une mission et qui broient les êtres autour d’eux pour atteindre leur but. Cela a donné des régimes politiques où l’on éliminait tous les dissidents et les intellectuels.
Un roman didactique qui rebutera certains lecteurs. Il est difficile maintenant de voir le monde en noir et blanc. Et comment juger entre le fou, l’illuminé, le dictateur et la victime. Du moins dans nos sociétés. Il reste que ce genre d’hallucinés existe encore. Ils agissent par conviction ou simplement par bêtise. Heureusement Louise se libère. Elle claudique, hésite mais retrouvera un air d’aller grâce à l’écriture, se refera une santé mentale en s’adressant au tyran. «La femme du stalinien» possède le tranchant d’une lame de couteau. L’impression d’avoir marché sur du verre tout au long de la lecture.

«La femme du stalinien» de France Théorêt est publié aux Éditions de la Pleine lune.

dimanche 25 juillet 2010

Dany Laferrière n’oublie pas janvier 2010

Le 12 janvier 2010, la terre tremblait en Haïti. En quelques secondes, ce pays retournait à l’âge de pierre, détruisant à peu près tout, faisant des centaines de milliers de morts. Un coup de massue inimaginable.
Dany Laferrière, dans «Tout bouge autour de moi», raconte ce qu’il a ressenti pendant cette catastrophe. La peur bien sûr, la crainte du pire. Le sol ne cessait de bouger, pris de fièvre. Et il y a sa mère et sa sœur dont il était sans nouvelle. Que le noir, le silence inhabituel, la nuit chaude et oppressante. L’impression d’être hors du monde.
«La terre s’est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s’agenouiller. Ils n’explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. Soudain, on voit s’élever dans le ciel d’après-midi un nuage de poussière. Comme si un dynamiteur professionnel avait reçu la commande expresse de détruire une ville entière sans encombrer les rues afin que les gens puissent circuler.» (p.19)
Pas d’électricité, de téléphone et d’Internet. Que les étoiles dans le ciel. Et puis l’aube après une nuit interminable. La mère et la sœur de l’écrivain ont été épargnées, son neveu aussi.
Dany Laferrière circule dans les rues, rencontre des hommes et des femmes. Ils sont calmes devant la fatalité. La vie est là, mille fois plus précieuse. Tellement forte.

Médias

Les médias ont débarqué, montrant les ruines et les morts alignés dans les rues, les victimes sous les débris. Les images frappent le cœur et le cerveau. Dany Laferrière, sous les conseils de  ses amis, rentre au Canada.
«Il n’y a pas que les Haïtiens d’ici, il y a aussi ceux qui sont à l’étranger, ils doivent savoir ce qui s’est passé. Par quelqu’un en qui ils ont confiance, un des leurs qui a vécu ça. Ils veulent l’entendre dans leurs mots et selon leur sensibilité. Déjà en période calme, ils se méfient de la manière dont la presse internationale parle d’Haïti (un peuple de miséreux), tu crois qu’ils vont les croire aujourd’hui? Tu auras toutes les tribunes disponibles et ta voix pourra équilibrer les choses.» (p.87)
Le lauréat du prix Médicis avec «L’énigme du retour» devient la voix d’Haïti. Il raconte son expérience, le courage de son peuple. Il le fait au Québec, aux États-Unis et en Europe. Partout il écrit, incapable de s’arrêter. Il est pris d’une frénésie. Pour exorciser le malheur peut-être. L’écrivain n’arrive souvent à saisir la réalité qu’en bousculant les mots et les phrases. «J’écris ici pour ceux qui n’écrivent pas.»

Médias

Des images reviennent jour et nuit à la télévision, des scènes d’horreur, les morts, les survivants qui attendent de l’aide. Les caméras cherchent à marquer l’imaginaire, les pillages qui n’arrivent pas. Il ne peut se détacher du petit écran. Ces scènes deviennent plus obsédantes que la réalité qu’il a vécue. Il explique le combat de son peuple pour de l’eau et un peu de nourriture. Tous sont dans la rue. Ils ont tout perdu. Tout ce qui faisait la vie avant n’est plus possible.
Dany Laferrière tente de prendre un certain recul. Que sera l’avenir de ce pays, de ce peuple d’artistes, de peintres et de poètes? Il explore des pistes, mais les moments qui ont bouleversé sa vie ne le lâchent pas.
«Mais pendant dix secondes, ces terribles dix secondes, j’ai perdu tout ce que j’avais si péniblement appris tout au long de ma vie. Le vernis de la civilisation qu’on m’a inculqué est parti en poussière. Comme cette ville où j’étais. Tout cela a duré dix secondes. Est-ce le poids réel de la civilisation ? Pendant dix secondes, j’étais un arbre, une pierre, un nuage ou le séisme lui-même. Ce qui est sûr, c’est que je n’étais plus le produit d’une culture. J’étais dans le cosmos. Les plus précieuses secondes de ma vie.» (p.141)
Maintenant, la bousculade des médias s’est déplacée ailleurs, pour une autre catastrophe. Heureusement, il reste les mots de Dany Laferrière pour nous rappeler ce drame. Particulièrement touchant. Un témoignage qui laisse sans voix.

«Tout bouge autour de moi» de Dany Laferrière est publié chez Mémoire d’encrier. 

lundi 19 juillet 2010

Mauricio Segura retrouve son père et son pays

La quête du père hante plusieurs ouvrages d’écrivains originaires d’Amérique du Sud. Le sujet a fait l’objet de deux des romans de Daniel Castillo Durante, «Un café dans le Sud» et «La passion des nomades». «Eucalyptus» de Mauricio Segura reprend ce thème et met en scène un homme qui retourne au Chili à la mort de son père. Avec son jeune fils Marco, il découvrira la dernière vie de cet homme mal connu.
«Son père, avance Alberto, est le seul de la famille à être un authentique personnage de roman. A tel point qu’il n’est pas rare que, lorsqu’il raconte certains de ses exploits, ses amis se montrent incrédules, croyant que par amour pour lui il exagère. Mais, au fil de la discussion, le tableau s’assombrit, et l’homme débonnaire, vivant et souriant, cède la place à un homme machiavélique, blessé et sournois.» (p.93)

Mystère

Alberto vit à Montréal et vient de vivre une séparation d’avec sa femme. Son père, après avoir vécu un exil au Québec, est rentré dans son pays pour s’y faire une autre vie. Le directeur d’hôpital, le médecin qui pensait changer le monde par la révolution est devenu fermier.
«Alors, vertigineusement, la mémoire lui rend plusieurs images de son père. Il se souvient de lui du temps qu’il était toujours tiré à quatre épingles, le pan de son sarrau blanc soulevé par ses pas pressés. Il se le rappelle en chemise à carreaux, les bottes de construction perpétuellement délassées, quand, éreinté, il poussait la porte de leur appartement exigu du quartier Côte-des-Neiges. Il le voit barbu, cheveux longs, exactement comme il apparaît sur les photos, alors qu’il terminait ses études universitaires et qu’il ne vivait que pour les meetings et les manifestations. Il se le rappelle enfin tel qu’il l’a vu la dernière fois qu’il lui a rendu visite, affublé d’un chapeau de cuir ondulé et d’un lasso fixé à la taille, l’œil aiguisé, taciturne comme les paysans qui l’entouraient à la ferme qu’il gérait d’une poigne de fer.» (p.17)
Roberto a vécu plusieurs vies, demeurant une énigme pour les siens, encore plus pour Alberto son fils, un écrivain.

L’exil

On n’abandonne pas son pays impunément. Alberto le constate tout comme Roberto l’a appris à la dure. Ils sont ceux qui sont partis, ceux qui ont changé en abandonnant les leurs.
«Il ne voulait plus partir. Mais cette lune de miel n’avait pas duré ; les gens, les membres de sa famille élargie surtout, lui avaient bien fait comprendre qu’il n’était pas tout à fait un des leurs, que sur certains aspects, peut-être les plus importants, il était trop gringo, lui lançaient-ils, tantôt en plaisantant, tantôt le plus sérieusement du monde. Dès lors, il ne s’était jamais plus senti chez lui, ni ici ni là-bas.» (p.34)
Un monde où les passions, l’amour tout autant que la haine, la cupidité et l’envie peuvent faire passer un homme de vie à trépas.

Énigme

Alberto découvrira que la mort de son père n’a rien de naturel. Tous pointent les Mapuches, les autochtones que les Blancs prennent plaisir à détester.
Étrange parce que Roberto était presque l’un des leurs en vivant avec la fille du cacique, une jeune femme qui ne manquait pas de caractère. Et il y a cette cicatrice sur le corps de son père. On lui a prélevé un rein. Pourquoi ?
Une quête des origines qui sort des sentiers battus. Une histoire qui ratisse large dans ce pays qui a connu l’espoir d’un changement avec Salvador Allende et le retour de la dictature. Alberto se heurte à une société dirigée par les multinationales qui savent tirer le fil de haines ancestrales pour mieux exploiter tout le monde. Il suffit d’une étincelle, d’un geste pour que tout bascule.
«Eucalyptus» se lit comme un thriller policier. Un récit touchant, un monde dure, impitoyable, la quête d’un homme qui tente de trouver un centre à sa vie. Un roman passionnant, une écriture envoûtante qui transporte le lecteur. 

«Eucalyptus» de Mauricio Segura est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/mauricio-segura-1324.html

dimanche 11 juillet 2010

Michèle Nevert s’aventure au pays de la folie

«Textes de l’internement» de Michèle Nevert présente un ensemble de témoignages révélateurs d’une époque heureusement révolue.
Depuis sa fondation en 1873, l’Hôpital Louis-Hypolithe Lafontaine, autrefois Saint-Jean-de-Dieu, conserve les dossiers des patients. Un cas unique au Québec qui permet de lever le voile sur les soins médicaux et les conditions de vie dans ces institutions. Cet asile a accueilli pendant plus d’un siècle des hommes et des femmes qui éprouvaient des problèmes de santé mentale.
«Pour l’heure, l’estimation de ces archives dépasse le chiffre vertigineux de 100 000 et comprend, outre les informations cliniques habituelles pour chaque patient, plusieurs textes et manuscrits produits par ces derniers.» (p.13)
Certains documents ont retenu l’attention de Michèle Nevert et des chercheurs qui l’assistent. Un travail de patience tout à fait remarquable.

Témoignages

Ces dépêches ont été écrites par des hommes et des femmes qui ont séjourné à l’hôpital pendant des périodes plus ou moins prolongées. Les chercheurs ont retenu les dépositions de religieuses, de médecins et certains individus qui ont fait des études avancées. De quoi avoir un aperçu de la vie dans cette institution.
«Ce sont les lettres que les patients adressent à leur médecin qui constituent, de fait, la plus grande part des manuscrits asilaires trouvés à Saint-Jean-de-Dieu.» (p. 25)
Ces témoignages de première main sont souvent pathétiques. Toute la détresse du monde perce dans ces cris de désespoir et ces récriminations. Tous demandent à quitter l’asile, veulent retrouver une vie « normale » auprès des leurs.
Pourquoi ils se retrouvent à Saint-Jean-de-Dieu ? C’est parfois difficile de savoir. Certains ont demandé à y entrer quand d’autres ont été « placés » par leurs proches. Il faut savoir qu’à une époque, il suffisait de la signature du mari pour faire interner une épouse. Le contraire était à peu près impossible.

Quelques cas

Sœur Marie-de-Nazareth a passé trente-trois ans à l’institution pour refus d’obéissance, semble-t-il. Voilà un caractère certes difficile, mais était-ce une raison pour l’interner ? Était-elle saine d’esprit ? Elle ira même jusqu’à écrire au pape pour plaider sa cause et pouvoir réintégrer sa communauté.
Tous se plaignent des traitements, du psychiatre, du personnel religieux, des gardiens, de la nourriture et des autres patients. Le long plaidoyer de Roméo, avocat au barreau de Montréal et député-pronotaire à la Cour supérieure, est particulièrement significatif. Il dénonce le comportement des médecins, la violence des gardiens qui effectuent des représailles sur certains patients, la religieuse responsable des départements. Il le fait avec une belle précision et une certaine forme d’humour.
«Ledit Dr. Richard, soit dit en passant aussi celibataire endurci qu’ivrogne d’habitude, était caché en la chambre de l’ex-patient « perpétuel »  feu M. Guy, en compagnie du gardien prive dudit Guy, un certain Charbonneau lequel, de mes yeux vu, partageait sa monotone occupation entre les soins à donner a son malade et surtout les taloches, coups de poing et autres mauvais traitements avec force « injections » de prieres forcees…» (p. 173)
Un témoignage important parce qu’il s’agit d’un homme cultivé qui décrit ce qu’il voit et semble capable d’une certaine objectivité.

Stupéfaction

Plusieurs hommes et femmes ont vécu des enfers. Alice Roby pourrait s’ajouter à cette liste de gens sacrifiés par un système impitoyable. «Textes de l’internement» de Michèle Nevert ajoute une page à l’histoire révoltante des Orphelins de Duplessis.
Une lecture difficile cependant, souvent bouleversante et émouvante. La reproduction manuscrite de certains textes révèle l’état de ces hommes et de ces femmes.
Dommage que l’on ait choisi de garder la graphie originale de ces lettres. Bien sûr, elles témoignent du désordre ou de la confusion des patients, mais une certaine correction orthographique aurait rendu la lecture plus facile à celui qui ne fait pas une exploration clinique de ces affirmations. Ces missives restent difficiles à déchiffrer, éloigne le lecteur du vécu de ces hommes et de ces femmes qui lancent un cri désespéré. Une certaine mise en forme aurait aussi été souhaitable pour faciliter la compréhension, donner toute la place à la détresse de ces hommes et de ces femmes qui ont connu la marge du monde.

« Textes de l’internement » de Michèle Nevert est publié aux Éditions XYZ. 

dimanche 4 juillet 2010

Dany Tremblay explore Baie-Sainte-Catherine

Un second recueil de nouvelles pour Dany Tremblay en quelques mois. «Le musée des choses» est constitué de onze textes, dont plusieurs ont été publiés auparavant dans «Miroir aux alouettes». La nouvellière avait fait la même chose, l’automne dernier, dans «Tous les chemins mènent à l’ombre». Un travail d’orfèvre et de retouches qui pousse chacun de ses écrits dans leurs derniers retranchements.
 Dany Tremblay explore un univers qui tourne autour de Baie-Sainte-Catherine, à la rencontre du Saguenay et du grand fleuve qui vogue jusqu’à l’océan. Un pays d’arrivées et de départs, un lieu d’excès et d’empoignades. Un monde dur et âpre, giflé par les vents, chargé par la pluie, la neige et le froid. Il y germe la tendresse, parfois l’amour, le drame qui vient par certains gestes irréfléchis.
Les personnages, le lecteur a appris à les détester ou à les aimer lors des parutions précédentes. Marie s’enfuit après avoir mis fin à la violence. Raymond, Clara, Ruth et Monsieur Santoni sont là, au centre de leur vie, en attente ou sur le point de commettre l’irréparable.
Les personnages de Dany Tremblay sont souvent des éclopés et des marginaux. Coq-L’œil, le souffre-douleur, est foudroyé en croisant une fille qu’il a connue à la petite école. Clara a survécu en longeant la rive de sa vie.
«Si tu savais mon trouble, Raymond, l’agitation en moi, les serrements, l’angoisse, tout ce qui va avec. Tu te trouvais à Lévis, moi dans l’autobus. Il s’agissait une fois encore d’un mauvais timing. Je me suis demandé s’il fallait me précipiter à l’avant pour ordonner au chauffeur de s’arrêter, de me laisser descendre. Je n’arrivais pas à me décider et, petit à petit, la distance s’est élargie.» (p.47)
Rien n’arrivera comme de raison.

Pays

Les objets se patinent de souvenirs, de drames et de tempêtes qui ébranlent toutes les vies. Il suffit d’un regard, d’une circonstance pour que tout revive.
«J’étais trempée, inquiète. Une goutte d’eau a dégouliné dans l’échancrure de ma jaquette. Il n’a pas été facile de me convaincre de l’improbabilité que quelqu’un se trouve dehors sous cette pluie, de l’impossibilité de percevoir la moindre plainte avec ce vent. Je me suis raisonnée. Mais le sifflement du vent, c’était à s’y méprendre, croyez-moi. Je campais sur le site trente et un, la dernière parcelle de terre que cette femme avait foulée avant de sauter sur la glace.» (p.89)
Des lieux risquent d’emporter les personnages, de les pousser hors de soi. Les protagonistes sont hésitants et maladroits avec Raymond et Clara, calcul avec Monsieur Santoni. Rita berce son enfance dans la grande chaise héritée de ses parents pendant que Ruth tente de survivre après un viol.

Araignée

Dany Tremblay a un formidable talent pour broder des intrigues. L’écrivaine travaille à la manière d’une araignée qui tisse sa toile, attire sa victime avec lenteur et précision.
«Il y a des trucs que je m’explique mal, des histoires dont on n’a jamais soufflé mot, Comme lorsque nos regards se sont croisés. C’était dans une soirée à la fin du cégep. Je t’ai entendu dire salut, j’ai relevé la tête, je t’ai vu sourire à quelqu’un. Je me suis trouvée bête, tellement bête, j’avais cru un instant que tu me parlais. Je suis rentrée pas longtemps après. Je ne voulais pas être dans les parages, au cas où tu ne partirais pas seul. Souvent, la fuite reste la seule solution.» (p.96)
La nouvellière a le grand art des petits riens qui meublent la vie de tous les jours. Tout est important dans la construction de ses nouvelles.
Une écriture sans bavure, le don de ramasser une vie autour d’une chaise berçante, d’une rencontre à l’épicerie, du saut qui fait glisser dans une autre dimension. L’art du drame qui mijote tout doucement dans un monde en attente, lisse et d’aspect inoffensif.
Il vaut mieux peut-être avoir lu «Tous les chemins mènent à l’ombre» avant de s’aventurer dans «Le musée des choses». Le lecteur qui découvrirait cette écrivaine par son dernier ouvrage risque de ne pas trop saisir ce qui emporte certains personnages. Des sonates lentes qui inventent un monde et ne vous laissent jamais en paix.

«Le musée des choses» de Dany Tremblay est publié à La grenouille bleue.

dimanche 27 juin 2010

Jean Désy explorateur de l'âme

Il suffit de plonger dans un livre de Jean Désy pour prendre conscience que nous connaissons bien mal notre pays et que la plupart des Québécois ne savent rien des territoires nordiques et de ses habitants. «L’esprit du Nord» nous entraîne dans ce vaste espace qui me fait rêver depuis toujours. Il semble que là-bas, tout est encore possible. Un espace mythique avec les chantiers de la Baie-James et les ressources minières qui font saliver multinationales et gouvernements. Même que, depuis quelques années, certains pays se disputent ces territoires où ne germaient que de la glace et où les ours polaires imposaient leur présence.
Il en est autrement pour les hommes et les femmes qui habitent le sommet du monde. Inuit et Cris voient la vie d’un autre œil. C’est peut-être ce qui rend si difficile les négociations entre Autochtones et Blancs. Deux conceptions, deux pensées se confrontent dans des échanges qui tournent en rond.
Les Blancs ne pensent qu’à organiser le territoire avec leur approche de sédentaires. Cris et Inuit ont l’esprit nomade. Pour eux, la propriété personnelle n’a aucun sens. La Terre appartient à tous et nul ne peut prétendre en être propriétaire.
«Des groupes humains se trouvent ainsi en opposition, le plus souvent selon des fonctions enfouies dans les couches les plus lointaines de l’esprit : les fonctions nomade et sédentaire. Il existe en chaque être humain, et le plus souvent inconsciemment, une fonction nomade, tout comme il existe une fonction sédentaire, chacune se trouvant plus ou moins développée selon les personnalités, les racines, les origines, l’éducation ou la culture.» (p. 41)
Voilà  la source de bien des incompréhensions. Une prise de conscience de ces points de vue serait déjà un grand pas vers l’écoute et la tolérance.

Cul-de-sac

Jean Désy, dans cette suite de textes, survole plusieurs de ses ouvrages. Signalons «Coureur de froid», «L’île de Tayara», «Au nord de nos vies» et quelques autres. Il raconte le plaisir qu’il ressent quand il descend une rivière en canot, part avec un guide pour traverser tout le continent. Il faut une bonne dose de courage et de témérité pour plonger dans une aventure semblable. Les glaciers bougent, des murs de glace se dressent sous l’effet des marées et du froid, le vent paralyse en quelques minutes. Le téméraire y trouve une joie immense à se laisser bercer par le froid et le silence. Un pays où la nature exulte dans toute sa force et sa beauté, où l’homme doit se centrer, prévoir, penser devant les éléments qui peuvent l’écraser en quelques secondes. Une expérience qui happe et marque à jamais. Jean Désy raconte aussi ses traversées du lac Saint-Jean en hiver, ses nuits de tempête et de vents où il retrouve un aspect du Nord, ses beautés et ses dangers. Une occasion d’aller au-delà de soi et de ses préoccupations quotidiennes.

Pays rêvé

C’est découvrir aussi un vocabulaire, y entendre des mots qui traduisent une autre réalité.
«Parmi les mots les plus étincelants de la langue québécoise nordique, il y en a un qui allie extraordinairement glace et firmament, glacique et ciel du Nord : c’est glaciel. Ce mot se calque et craque et se retrousse et descend les cours d’eau comme il les remonte.» (p.143)
Une initiation pour le sédentaire qui ne s’est jamais aventuré plus loin que Chibougamau. Un univers qui moule l’être et fait croiser des femmes et des hommes que les temps modernes risquent de briser. Peut-être une façon de vivre qui va disparaître avec l’arrivée des gens qui auront le Plan nord dans leurs bagages. Sans compter que le réchauffement de la planète permet d’inventer les pires scénarios.
Jean Désy témoigne de son amour pour la vie nomade qui confronte les mystères de la vie et de la nature. Un véritable bonheur que de plonger dans ces pages qui questionnent l’humain, son rôle et sa place dans un univers toujours en changement. Un monde que nous ne cessons de vouloir transformer et domestiquer par crainte, par angoisse peut-être, par prétention ou par une folie qui nous fait croire que tout est possible, même travailler à sa propre destruction. Un livre nécessaire.

« L’esprit du Nord » de Jean Désy est paru chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/auteur/5.html